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Le témoignage de Thérèse Goldstein

Le témoignage de Thérèse Goldstein,
Assistante d’Emmanuel Levinas


Mesdames, Messieurs, chers amis,

Je me demande encore ce que je fais là, entourée de personnes autrement plus qualifiées que moi pour parler de M. Levinas. Mais bien qu’ayant beaucoup hésité, j’ai finalement pensé qu’en répondant à l’invitation de M. Marciano, j’accomplissais aussi un devoir de mémoire en témoignant de ce que j’avais vu et vécu à l’Ecole Normale Israélite Orientale.

Ayant été recommandée à M. Levinas, il m’a demandé – par pneumatique – (on n’en était pas au fax et encore moins à l’e-mail) de me présenter à son bureau pour m’engager en qualité de secrétaire de l’école. Je suis entrée en fonction le 15 octobre 1953. Je ne soupçonnais certes pas ce jour là que j’en prenais pour 40 ans ! J’ai partagé le bureau de M. Levinas pendant de nombreuses années où nous avons travaillé assis l’un en face de l’autre, dans une entente professionnelle parfaite.

Je ne peux pas dissocier de la mémoire de M. Levinas celle de sa femme Raïssa, décédée quelques mois avant lui. Leur mariage a duré 62 ans et, jusqu’à la fin, ils ont donné l’image d’un jeune couple constamment éblouis l’un par l’autre. Mme Levinas a consacré sa vie à créer autour de son mari un havre de sérénité propre à lui laisser le maximum de temps pour son travail, le déchargeant de bien des tâches d’intendance

L’école au 59 rue d’Auteuil – dans l’ancien hôtel particulier de Mme Helvétius – occupée par les allemands pendant la guerre, a rouvert ses portes aux élèves à la rentrée 1946. Au lendemain de l’horreur que nous venions de subir, qui nous avait littéralement « déchiquetés », chaque jeune fille, chaque jeune garçon étaient pour nous un nouvel espoir, une victoire sur l’adversité et une renaissance.

Pendant plus de 6 ans c’est M. Levinas qui assurait – en plus de la direction scolaire et de l’internat – tout le travail de secrétariat, de comptabilité et de rapports avec l’administration. Je possède encore mes premières fiches de paie écrites de sa main. Tout le classement se faisait dans des grandes enveloppes usagées et a continué d’être fait ainsi, jusqu’à l’acquisition d’un premier classeur métallique – quelques années plus tard !

Si, à mes débuts M. Levinas n’était que mon employeur, je me suis très vite aperçue que je plongeais dans un univers qui allait profondément, bouleverser ma vie et qui, aujourd’hui encore – 53 ans plus tard – se traduit en un filial attachement et une indéfectible fidélité. J’ai bénéficié de sa totale confiance et il m’a honorée de son amitié. J’ai fait partie intégrante de la famille, aussi bien pendant qu’il était à la tête de l’école, qu’après son départ et ce, jusqu’à la fin de sa vie. Nous étions très régulièrement en contact téléphonique, et je lui rendais souvent visite. Il en a été de même avec Mme Levinas dont j’ai été l’amie et aussi, au cours des années, sa confidente.

L’Ecole Normale Israélite Orientale était le principal établissement de l’Alliance Israélite Universelle. Elle accueillait en internat, sur concours, des élèves des écoles de l’Alliance du Bassin Méditerranéen et d’Orient afin d’y former des instituteurs pour son réseau scolaire. Il s’agissait des meilleurs élèves qui étaient là, dans ce magnifique hôtel particulier pour devenir les futurs enseignants des écoles de l’Alliance. Vous pouvez imaginer à quel devoir d’exigence M. Levinas s’obligeait pour faire face à cette responsabilité.

M. Levinas a trouvé en l’ENIO – qu’il a dirigée pendant 34 ans – le cadre idéal pour mettre en application ses principes éthiques et pédagogiques. Pendant plus de 15 ans il a été le seul professeur de philosophie des classes terminales. Il mettait tant de cœur à vouloir transmettre et encourager les élèves dans l’effort et dans le travail, qu’il sortait de chaque cours le visage inondé de sueur.

Il régnait dans cette maison une atmosphère d’étude, une soif d’apprendre et de volonté de s’épanouir. M. Levinas était entouré d’une équipe fidèle capable de répondre à ces enfants à tout moment de la journée sept jours sur sept. Les enseignants et le personnel étaient préférés pour leur compétence, mais aussi pour leur dévouement. M. Levinas était partout et s’inquiétait de chaque détail de la vie de l’école. Il ne s’en éloignait jamais et ses promenades chabbatiques ou dominicales se limitaient au tour du pâté de maisons. En réalité, ses absences répondaient essentiellement à des obligations professionnelles, qu’il refusait si elles le privaient trop longtemps de la direction de l’école ou de sa famille.

En tant qu’employeur il était d’une grande exigence. Rien ne lui échappait. Le moindre courrier, la circulaire la plus banale ne devaient rester sans réponse. Tout était important, urgent, prioritaire ! Il avait une puissance de travail hors du commun et était très soucieux de son temps. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir jamais vu marcher, il courait quasiment, effleurant à peine le sol. Plus d’une fois, je me suis précipitée derrière lui pour lui remettre un message urgent, croyez-moi, j’ai rarement réussi à le rattraper.

Si on avait parfois du mal à le comprendre, c’est que sa pensée était plus rapide que son élocution. Son écriture était aussi nerveuse, souvent difficile à déchiffrer. Si vous aviez vu sur quels brouillons ont été écrits Totalité et Infini ou Difficile Liberté ! Il s’agissait aussi bien de dos d’enveloppes, de bas de bons de commandes ou du moindre morceau de papier vierge. Je devais souvent tourner la feuille dans tous les sens pour retrouver la fin des phrases. Il utilisait son stylo plume rechargeable – surtout pas à cartouches, elles s’épuisaient trop vite ! – Il écrivait beaucoup, corrigeait énormément, biffait, découpait, faisait des collages. Il n’arrêtait que lorsque le texte traduisait sa pensée avec exactitude. Heureusement on ne pouvait pas récupérer une enveloppe déjà postée, sinon il aurait encore eu à y apporter quelques modifications.

Son inquiétude envers ses collaborateurs dépassait le cadre professionnel. Il s’impliquait dans tous les problèmes des uns et des autres. A un employé qui le remerciait de l’avoir écouté et conseillé il répondit : « merci de m’avoir permis de vous aider ».

Ceux qui ont eu la chance de l’entendre savent qu’il ponctuait ses phrases par des « n’est ce pas » interrogatifs. Tout Levinas est dans ce « n’est ce pas ». La transmission et son souci de savoir s’il avait été compris ! Il était un grand inquiet. Inquiet des élèves, de leurs études, de leur avenir. Pas une invitation, une carte de vœux de ses anciens élèves auxquelles il n’ait pas répondu lui-même en les interrogeant sur leur actualité.

J’ai vécu à l’ENIO les années qui ont précédé et suivi 1968 : les premiers cheveux longs, l’apparition du jean, la revendication de sortir le samedi jusqu’à 22 heures – avant cette époque, c’était impensable ! M. Levinas a subi cet éloignement du savoir avec peine, voire de l’incompréhension. Il n’imaginait pas que l’on puisse être heureux en « séchant » des cours. Combien de fois s’est-il rendu dans les cafés voisins pour faire revenir les élèves ! Quant à la sortie du samedi soir à laquelle il a finalement dû céder, il attendait à la porte de l’école et ne se couchait pas, tant que le dernier élève n’était pas rentré.

Il était à l’origine de la vie intellectuelle exceptionnelle de la maison et dont les élèves s’imprégnaient. Mentionnons le cours de Rachi qu’il donnait devant un public nombreux, la présence fidèle et chaleureuse du Docteur Henri Nerson et de tant de personnalités illustres que nos jeunes ont eu le privilège de côtoyer. Parlez aux anciens élèves, regardez leurs yeux pétiller. C’est ce regard qui peut décrire l’atmosphère unique d’étude et d’élévation. Je voudrais aussi témoigner de l’intensité de la vie juive à l’école. M. Levinas mettait un accent particulier à l’enseignement de l’hébreu et suivait de très près les progrès des élèves.

Il prenait ses repas avec les internes tous les vendredis soirs et samedis midi et participait matin et soir aux offices religieux. Les élèves étaient tenus de diriger l’office et lire la Thora. Ils étaient préparés à devenir les cadres communautaires que nombre d’entre eux sont devenus

Permettez-moi de vous raconter une anecdote. Des élèves qui avaient trouvé que les repas du vendredi soir n’étaient pas assez variés – ou qu’ils ne ressemblaient pas assez à la cuisine de leur maman ! – avaient signé une pétition. L’un d’entre eux avait décidé de ne pas se joindre à ses camarades. Le samedi suivant M. Levinas a réuni les élèves pour leur expliquer ce qui ne lui permettait pas de tout modifier dans l’immédiat. En quittant la réunion, il s’est arrêté devant l’élève « dissident » et lui a lancé : « Et la solidarité, monsieur ! » Les élèves sont restés sans voix. Le fait qu’il ait lu, dans le détail, la centaine de signatures était bien la preuve de l’intérêt qu’il leur portait, qu’il les avait entendus et qu’il s’efforcerait de répondre rapidement à leurs souhaits.

Le vouvoiement était de rigueur et la tenue correcte impérative. M. Levinas était respecté, craint aussi en raison de ses colères. Ses cours de Rachi ou ses interventions aux différents Colloques étaient attendus pour l’enseignement qu’il prodiguait. Voilà qu’aujourd’hui il est mondialement reconnu. Chaque ancien élève, chaque lecteur a emporté un peu de M. Levinas avec lui. Les diverses publications de ces dernières années traduisent la complexité de cette grande figure. A travers ces articles on découvre chaque jour un Levinas différent. Les uns mettent l’accent sur sa philosophie, d’autres sur son judaïsme, d’autres encore sur sa pédagogie innovante, enfin sur ses utopies !

Quant à moi, je suis consciente de l’exceptionnel privilège qui m’a permis de côtoyer une personnalité d’une telle envergure modifiant totalement l’orientation de ma vie. C’est une « richesse » et un bonheur dont je lui suis infiniment reconnaissante ; comme je lui sais gré de toutes les attentions dont il a entouré mes enfants qu’il a toujours encouragés dans leurs études que, en grande partie grâce à lui, ils ont menées à bien ; comme je n’oublie pas les efforts qu’il a déployés pour m’aider à me « reconstruire » dans les épisodes douloureux qui ont jalonné ma vie. Il était toujours présent, efficace, jamais lassé de s’impliquer.

Je suis particulièrement heureuse de la présence ce soir des membres de sa famille auxquels me rattachent des liens fraternels. Par leur activité incessante et admirable, surmontant tous les obstacles, ils œuvrent sans relâche pour perpétuer sa mémoire. En assistant si nombreux aux manifestations organisées pour le centenaire de sa naissance nous témoignons tous de notre attachement à sa personne et à sa pensée.

MONSIEUR LEVINAS EST PARTI, IL N’A PAS DISPARU !!!