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Ce qu'il nous a appris

Ce qu'il nous a appris

par Maurice Blanchot

  Maurice Blanchot s'exprimait pour la première fois
sur le judaïsme et sur Emmanuel Lévinas
dans l'Arche en mai 1988, dans une lettre
à Salomon Malka.

Je crois qu'il est connu tout ce que je dois à Emmanuel Lévinas, aujourd'hui mon plus ancien ami, le seul qui m'autorise d'un tutoiement. On sait aussi que nous nous sommes rencontrés à l'Université de Strasbourg en 1926, où tant de grands maîtres ne nous rendaient pas la philosophie médiocre. Cette rencontre fut-elle due au hasard ? On peut le dire. Mais l'amitié ne fut pas hasardeuse ou fortuite. Quelque chose de profond nous portait l'un vers l'autre. Je ne dirai pas que ce fut déjà le judaïsme, mais, en dehors de sa gaieté, je ne sais quelle manière grave et belle d'envisager la vie en l'approfondissant sans le moindre pédantisme. Et en même temps, je lui dois l'approche de Husserl et même de Heidegger dont il avait suivi les cours dans l'Allemagne que soulevaient déjà des mouvements politiques pervers. Nous quittâmes presque en même temps Strasbourg pour Paris, mais bien que le contact ne fût jamais rompu, il fallut le malheur d'une guerre désastreuse pour que notre amitié, qui avait pu se relâcher, se resserrât d'autant plus que, prisonnier d'abord en France, il me confiait, par une demande en quelque sorte secrète, le soin de veiller sur des êtres chers que les périls d'une politique détestable menaçaient, hélas.

   Je n'irai pas plus loin dans les détours biographiques dont le souvenir m'est pourtant très présent. C'est évidemment la persécution nazie (elle s'exerça dès l'origine, contrairement à ce dont voudraient nous persuader certains professeurs de philosophie, pour nous faire croire qu'en 1933, lorsque Heidegger y adhéra, le national-socialisme était encore une doctrine convenable, qui ne méritait pas de condamnation) qui nous fit sentir que les Juifs étaient nos frères et le judaïsme, plus qu'une culture et même plus qu'une religion, mais le fondement de nos relations avec autrui. ( ... )

Martin Buber nous a appris l'excellence du rapport du Je et de l'Autre, en nous découvrant, sous l'émoi de l'affectivité (mais aussi par l'exigence d'une raison), la richesse et la beauté du tutoiement. Le rapport du Je au Tu est privilégié; il se distingue essentiellement du rapport du Je au Cela. Il est la rencontre qui précède toute possibilité de relation, rencontre où s'accomplit la réciprocité inespérée, inattendue, dans l'instant de foudre dont nous doutons encore, alors que nous en sommes sûrs. Mais cette réciprocité ne nous fait- elle pas oublier que le Je ne saurait être à égalité avec l'Autre, lorsque l'autre est Autrui ? C'est précisément ce que nous a appris Lévinas. Savoir qui n'est pas seulement un savoir. Il nous conduit sur un chemin plus difficile, parce que nous ne nous y retrouverons que par un bouleversement philosophique qui met l'éthique au commencement. Ainsi découvrons-nous Autrui, non plus dans l'égalité heureuse ou rude de l'amitié, mais dans la responsabilité extrême qui fait de nous l'obligé, voire l'otage, nous révélant l'étrangeté de la dissymétrie entre Toi et moi. Moi sans moi, qui n'a plus la suffisance de sa subjectivité, qui tente de se dépouiller de ce qu'il est et jusque de l'être, non pas pour une ascèse purement personnelle, mais pour tenter de rejoindre l'obligation éthique que je reconnais dans le visage et dans l'invisibilité du visage qui n'est pas la figure mais la faiblesse d'Autrui exposé à la mort, ou que je reconnais dans le « Dire » par lequel quand je parle à Autrui j'en appelle à lui - interpellation, invocation où l'invoqué est hors d'atteinte, puisque toujours au-delà de moi, me dépassant et me surplombant.