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UNE RENCONTRE AVEC LEVINAS, SA PERSONNE ET SON OEUVRE

UNE RENCONTRE AVEC LEVINAS,
SA PERSONNE ET SON OEUVRE

Roger Burggraeve 1

La première fois que j'ai rencontré Levinas «face à face» était le 2 février 1976, pendant la cérémonie de remise du doctorat honoris causa à Leuven. Je l'ai interpellé, je lui ai presque littéralement tapé sur l'épaule quand je l'ai aperçu dans la foule qui entrait dans la salle où se déroulerait la cérémonie. Il s'est arrêté et nous avons brièvement parlé, jusqu'à ce qu'il soit invité à venir prendre place à l'avant. Dans cette conversation, je lui expliquais que j'étais en train d'étudier sa pensée. Bien que cette première conversation face-à-face avec Levinas fût courte et interrompue, il m'invita tout de suite, avec même une certaine insistance, à venir le voir à Paris. Il me proposa de nous rencontrer un lundi, pas le samedi à cause du sabbat, ni le dimanche (qui est un jour sacré pour le chrétien que je suis).

Cette première rencontre du lundi, à la fin du mois de mars 1976, serait - sans que nous l'avions prévu ou planifié - la première d'une longue série de «rencontres du lundi», qui durerait jusqu'en 1993. Cela m'a d'ailleurs toujours étonné qu'un grand penseur comme lui, qui devait quand même être sollicité de part et d'autre, était si facilement abordable. D'autant plus que je n'étais pas le seul à avoir cette impression, car en rencontrant d'autres personnes intéressées par sa pensée, j'appris qu'il leur avait montré la même hospitalité. Ces lundis après-midi se passaient toujours à trois, car son épouse était toujours présente, comme si le tiers qui entend et écoute ce qui se dit entre deux personnes ne donne pas seulement un écho aux paroles prononcées, mais les élève également à un niveau supérieur et les rend publiques.

Un maître à penser

Par ces lundis après-midi (qui duraient en général de 14 heures à 16.30 ou 17 heures) Levinas est devenu pour moi un véritable «maître à penser». La sagesse, comme il le dit, ne vient pas de l'intérieur, de la connaissance de soi ou du «gnothi seauton» des Grecs, mais bien de l'extérieur. Elle naît par le traumatisme de l'altérité, qui comporte en même temps une élévation. Ce n'est pas par hasard que Levinas qualifie d'enseignement l'épiphanie du visage. En me parlant, l'autre éveille en moi quelque chose de nouveau. Il ne s'agit pas de découvrir quelque chose qui était déjà enfoui en moi, mais de me voir confronté - malgré moi - avec le fait hétéronome que l'autre est irréductiblement autre. Dans cette optique, l'autre devient mon «maître», qui en me parlant - par son «davar» - me fait entrer en contact avec son altérité unique, qui ne peut être connue qu'à condition d'être reconnue et respectée. Dans la conversation entamée avec l'autre, je ne suis plus le premier, l'origine, l'«archè» ou le «principe» qui est à la base de tout, je ne suis plus l'auteur, mais l'auditeur, celui qui doit prêter oreille et obéir.

Parler et répondre autrement

Il y avait dans cela un autre aspect important. En effet, lors de nos conversations, Levinas avait tendance à avancer assez souvent d'autres éléments, à corriger ce que je venais de dire, voir même à me contredire, comme si j'avais mal compris ou pis encore, comme si il voulait vraiment dire le contraire. Cela m'étonnait beaucoup. Au début, je croyais que c'était propre à son caractère, et en effet, il savait parfois faire preuve d'un certain entêtement intellectuel. Cependant, petit à petit, je me suis rendu compte que ce n'était pas par hasard qu'il réagissait parfois avec une certaine «récalcitrance». C'était lorsqu'il m'expliqua la fonction du «maître» (dans une maison d'études, Beth-hamidrach).

Celui-ci n'est pas bibliothécaire - une sorte «d'ordinateur avant la lettre» - qui est parfaitement au courant des sources et ouvrages disponibles - ces sources peuvent d'ailleurs être très diverses: des histoires, des commentaires (par exemple le Talmud), des livres (par exemple un texte de Maïmonide), des encyclopédies, et toute sorte d'ouvrages. Le bibliothécaire ne fait qu'informer et mettre les ouvrages à la disposition des élèves lorsqu'ils le demandent. Cependant, il n'a pas le droit de penser à leur place. Tandis que le maître, lui, s'occupe surtout d'interpréter des textes en les confrontant l'un à l'autre.

Pour apprendre à penser selon les anciens textes, les véritables élèves ont besoin de l'aide d'un «maître», d'un «rav» («rabbin»), dans le vrai sens du terme. Lorsque les élèves discutent entre eux de l'interprétation de par exemple un texte rabbinique, ils peuvent consulter le «rav». Ce qui est remarquable, c'est que celui-ci réagira à leurs interprétations et opinions non pas en les répétant, mais bien en les confrontant avec d'autres opinions et interprétations. Et c'est précisément cela, le vrai apprentissage, que nous retrouvons également dans la description du dialogue par le philosophe juif Franz Rosenzweig : «parler et répondre autrement». Le véritable dialogue ne repose pas sur la réciprocité entre deux parties égales, qui se retrouvent l'une dans l'autre grâce à une entente harmonieuse. Non, le dialogue authentique repose sur l'asymétrie entre deux parties inégales, où le visage de l'autre ébranle mon autosatisfaction et me met en contact avec un vrai enseignement. Serait-ce pour cette raison qu'il qualifiait la relation qui s'était développée à travers nos rencontres d'«amitié déférente», une expression qui n'était d'ailleurs pas dépourvue d'une certaine ironie - une forme d'humour qui pointait assez souvent le nez dans les propos tenus par Levinas.

Dans ses écrits, et plus encore dans les conversations face-à-face, Levinas était un véritable «rav» dans le sens juif du terme, un maître dont les propos donnent à penser. Il n'était pas du tout un bibliothécaire, comme peut l'illustrer le fait qu'après la publication de la première partie de la «bibliographie levinassienne» en 1985, il me téléphona bien plus d'une fois en me demandant de lui apporter tel ou tel texte, qu'il n'arrivait pas à retrouver et dont il ne se souvenait plus exactement de la date de parution. Non seulement il acceptait qu'on lui pose des questions afin d'éclaircir sa pensée, mais également d'être questionné sur le fondement de celle-ci: à ce moment-là, il était sur le qui-vive et vigilant -littéralement «éveillé»- non pas pour gentiment l'intégrer de façon stratégique, mais surtout pour pouvoir la confronter avec ses propres idées récalcitrantes et «hétérodoxes».

Pensée talmudique et biblique

Ceci me mène directement à une autre idée que j'ai découverte au cours de ces lundis après-midi. Dans ses publications, Levinas insiste explicitement sur le fait que ses écrits se divisent en deux catégories, à savoir ses oeuvres philosophiques et ses oeuvres juives. Très souvent, il accentuait qu'il ne fallait pas les mélanger, de peur que ses écrits philosophiques ne paraissent trop confessionnels, et donc trop théologiques, et pas assez philosophiques, suite à quoi d'autres philosophes ne le considéreraient plus comme un interlocuteur intéressant. Cela explique pourquoi il a choisi deux types de maison d'éditions clairement différentes: philosophiques et juives.

Cela a eu pour conséquence que dans les milieux philosophiques, l'on a pendant longtemps étudié uniquement ses écrits philosophiques, en passant outre à ses écrits juifs, et surtout à ses commentaires talmudiques. Cependant, j'ai toujours été frappé par le fait que cette division de ses écrits en deux catégories semblait carrément ne pas exister lors de nos conversations. Il pouvait sans aucun problème commenter les idées de Platon, de Descartes ou d'Heidegger, en faisant référence à un apologue ou un commentaire du Talmud, et vice versa. Dans son expérience intellectuelle personnelle, il était apparemment quand même possible de passer d'une vision philosophique à une vision talmudique et inversement. Lorsque j'osais aborder ce sujet lors d'une conversation, il m'expliqua immédiatement que cela avait à voir avec la façon particulière à laquelle les «mithnaggedim» juifs de Lithuanie, son pays natal, vivaient et réalisaient la relation entre la Bible et le Talmud à travers leur «étude» des Textes. Le Talmud dépasse les «incidents» particuliers de l'histoire du peuple d'Israël et les généralise en explicitant le sens intrinsèque et la vérité humaine qu'ils contiennent. Levinas attire l'attention sur le fait que les docteurs de Talmud n'étaient pas des prêtres, ni des théologiens, ni des prophètes, mais des sages, qui dans leurs commentaires discutaient toute sorte de thèmes, et commentaient leurs discussions afin de trouver de la sagesse. Ils avaient pour but de découvrir les significations, qui appellent à la raison pour qu'elles deviennent concevables et traduisibles en grec.

Autant à travers nos conversations du lundi après-midi qu'à travers les nombreux commentaires talmudiques de Levinas, j'ai trouvé la réponse à une question que je me posais déjà au lycée. Quand j'étais dans l'avant-dernière année du lycée, nous avions le même professeur pour les cours de religion et de grec. Pour le cours de grec, il était non seulement un pro en grammaire, en syntaxe et en linguistique, mais il savait également comment rendre accessibles, par son enthousiasme et sa compétence, les différentes explications des textes que nous étudions (Odyssée, Antigone, etc.), ce qui était tout au goût des jeunes esprits en recherche que nous étions. Un jour, je lui ai demandé pourquoi il n'utilisait pas la même approche pour les textes de la Bible que pour ceux d'Homère, de Sophocle, d'Euripide et les autres, mais il refusa de répondre à ma question en disant qu'elle n'était pas pertinente et même ridicule. Je me suis tu, mais je n'acceptai pas sa réponse, et je me promis qu'un jour, je lui prouverais le contraire. Les années passèrent, et ce petit incident fût oublié, comme il arrive si souvent dans la vie, cependant sans disparaître vraiment - il était latent, enfoui, jusqu'au jour où il referait surface. Et il m'est revenu à l'esprit lorsque je découvris pendant nos rencontres du lundi après-midi, et ensuite à travers l'étude des commentaires talmudiques de Levinas qu'il est possible de faire une lecture philosophique de la Bible. Ce n'est qu'à ce moment-là que je compris vraiment que cette question, posée à l'âge de 17 ans, n'avait rien de ridicule et que j'avais eu rason de poser ma question. Cela a été le point de départ d'une recherche avide, curieuse, une sorte de passion intellectuelle, qui n'a plus cessée depuis, à savoir : la passion de lire la Bible d'un point de vue philosophique, dans la conviction - une conviction qui ne peut se réaliser que par l'essai- que la Bible elle- même donne aussi à penser. Grâce à Levinas, j'ai découvert - d'une manière modeste et plutôt balbutiante - «la liturgie de l'étude»2, «qui réalise une relation à Dieu au moins aussi intime que la prière»3. (Ce sont des expressions de Levinas lui-même).

De la même façon, la rencontre avec la pensée philosophique et talmudique de Levinas est devenue pour beaucoup de chrétiens une véritable école, qui a changé radicalement leur compréhension et leur vision sur la religion chrétienne. Ils ont découvert à quel point la dimension juive du christianisme est essentielle, sans pour autant réduire le judaïsme au christianisme et vice versa, d'ailleurs, l'altérité et la tension doivent être maintenue ! C'est grâce à Levinas, un vrai «maître à penser», que nous est venue la conviction intime que le christianisme ne pourra se réaliser en plénitude qu'à condition qu'il accepte ouvertement et librement la maîtrise du judaïsme !


Footnotes:

1Katholieke Universiteit Leuven

2A l'heure des nations, Editions de Minuit, Paris 1988, p. 71.

3L'Au delà du verset, Editions de Minuit, Paris 1982, p.109.


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On 7 May 2006, 17:24.