Un biologiste américain, Jacques Cohen, a introduit dans un ovule l'ADN d'une autre femme, ce qui va permettre la naissance de bébés chez des femmes stériles. Il crée ainsi des enfants au patrimoine génétique modifié. Le tabou de la manipulation de l'espèce humaine est ainsi brisé ?
Henri Atlan: Il ne s'agit pas là de clonage, bien que la même
technique de transfert de noyau ait été utilisée. A la limite, il y a une
manipulation de l'espèce humaine chaque fois que l'on effectue une activité
médicale. Quand on utilise un médicament pour la première fois, c'est un jeu
dangereux. Il faut pourtant le faire, mais de façon contrôlée, encadrée par
toutes les règles qui organisent l'expérimentation humaine. Je suis contre
la façon qu'on a eu de réaliser ces performances parce qu'on n'a pas
respecté ces règles, notamment celle de les faire précéder par une
expérimentation animale suffisante, et c'est cela qu'il faut dénoncer. Mais
je suis également opposé à la façon qu'a la presse de les présenter comme
s'il s'agissait de modifications de l'espèce humaine. C'est inexact. On
utilise des formules à l'emporte-pièce qui ne veulent rien dire. Que veut
dire « des enfants au patrimoine génétique modifié » ? Modifié par rapport à
quoi ? Chaque enfant qui naît a un génome unique, donc forcément différent
de celui de ses parents. Pour juger des problèmes éthiques posés par ces
techniques, il faut entrer dans le détail de la technique pour savoir
vraiment de quoi l'on parle.
Lors de la naissance de la brebis Dolly, un consensus s'était dégagé pour refuser la perspective du clonage reproductif humain. Cette unanimité semble ne plus exister ?
H. A. : Au contraire. Sur le plan international, on semble aller vers un consensus encore plus grand, dans la mesure où les USA et la Grande-Bretagne s'orientent vers une interdiction légale. Mais là aussi, il faut préciser de quoi l'on parle. Il faut distinguer dans les utilisations de cette technique, dite clonage par transfert de noyau, entre d'un côté celle qui vise à faire naître des bébés, qu'on a appelée clonage reproductif, et d'un autre côté celles qui ont une tout autre finalité et n'impliquent à aucun stade une tentative de grossesse.
En ce qui concerne le clonage reproductif, on observe un élargissement du consensus pour s'opposer à la transposition de cette technique de l'animal à l'homme. Même s'il se trouve, de temps à autre, des médecins fous qui annoncent qu'ils sont prêts à le faire. A preuve, la secte Rael qui propose ses services moyennant des sommes importantes et il se trouve des personnes qui, pour des raisons fantasmatiques - projection de mythes d'immortalité ou de réincarnation -, sont candidates à ce clonage. Mais il existe aussi d'autres applications possibles de cette technique de transfert de noyau, que l'on appelle, à tort parce que c'est une source de confusion, clonage non-reproductif ou encore clonage thérapeutique. Là, on n'utiliserait pas cette technique dans l'intention de faire naître un bébé, et c'est pourquoi l'ovule produit de cette façon ne serait pas implanté dans un utérus féminin. Mais on ferait en sorte que cette cellule se divise en laboratoire et produise des cellules qui auraient des propriétés de cellules embryonnaires. Ces cellules pourraient être d'un très grand secours dans un certain nombre de situations pathologiques particulières...
C'est l'utilisation de cette technique qui continue à poser des
problèmes, lesquels ont atteint les plus hauts niveaux de l'Etat. Il
n'existe pas de consensus, en effet, sur ce que doivent dire les
futures lois d'éthique bio-médicale en ce qui concerne
l'admissibilité ou l'interdiction de ce clonage dit thérapeutique.
Quel est le point de vue de la tradition juive à cet égard ?
H. A. : Tout ce que l'on peut dire, c'est ceci :
1) En ce qui concerne le clonage non-reproductif, il faut rappeler que, pour la tradition talmudique, un embryon humain n'est rien en lui-même avant d'avoir atteint une forme humaine reconnaissable, et ceci est estimé par cette tradition, après Aristote, à environ 40 jours de grossesse. « C'est de l'eau » disent les sages du Talmud. En lui-même, cet embryon-là n'est pas un être humain. Ce qui veut dire, entre autres, que sa destruction ne constitue en aucune façon un meurtre. A fortiori son utilisation dans un but thérapeutique, et encore plus s'il s'agit d'une cellule artificielle, produite à partir d'un ovule sans fécondation, à propos de laquelle on peut se poser des questions sur la légitimité de sa dénomination d'embryon, comme dans le cas du clonage non-reproductif.
2) En ce qui concerne cependant le clonage reproductif - et là je vais sans doute vous surprendre -, la totalité à ma connaissance, des posskim décisionnaires contemporains qui ont eu à se prononcer là-dessus ont exprimé la position suivante : si cette technique de fabrication d'enfant est appliquée dans le but de pallier certaines stérilités ou d'aider à soigner d'autres personnes, et s'il y a certitude qu'il n'y a pas de danger biologique pour l'enfant qui naîtrait de cette façon-là, alors, il n'y a aucune raison de l'interdire. Tout cela est formulé au conditionnel, ce qui veut dire qu'il n'y aurait pas de raison, ni métaphysique, ni morale, ni religieuse pour interdire la naissance de l'enfant produit de cette façon là.
Mais il existe des raisons sociales et même conjoncturelles, qui ne sont pas moins contraignantes, pour interdire cette pratique, même si cela doit être fait par la loi de l'Etat et non par la Halakha. C'est d'ailleurs actuellement le cas en Israël. Il s'agit là d'une résurgence intéressante de la distinction ancienne entre din tora et din malkhout.
1Professeur de biologie aux universités de Paris et de Jérusalem.