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La loi du royaume est la loi

La loi du royaume est la loi1



Le principe talmudique dina demalkhouta dina, la loi du royaume est la loi, a une caractéristique propre : il fait partie des rares principes indiscutés, en tout cas tant que l'on se limite au Talmud proprement dit. En fait, il n'apparaît dans le Talmud qu'en quatre endroits, de sorte qu'il est aisé de se faire une idée assez complète des contextes fondamentaux où il intervient. Néanmoins, si le principe n'est pas discuté, sa justification, elle, a été comprise de diverses façons. Les divergences qui apparaissent alors ont une importance qui n'est pas seulement académique. Elles ont des conséquences dès l'instant où l'on désire appliquer le principe dans des situations différentes de celles directement prévues par le Talmud.

Ces considérations commandent la structure de cette étude. Après avoir indiqué les sources talmudiques, on s'attachera à dégager les fondements du principe. Cela conduira à préciser son domaine exact d'application et notamment à en définir clairement les limites. Il faut en effet signaler d'emblée qu'il est souvent invoqué à tort. Par ignorance ou peut-être parfois par manque d'honnêteté intellectuelle, on utilise couramment ce principe hors de propos.

Voyons donc d'abord les sources talmudiques. La première se trouve dans le traité Nedarim2. En substance, la Michna3 y énonce qu'un contribuable peut dire au percepteur que les biens que celui-ci s'apprête à saisir ne lui appartiennent pas. Le contribuable est même autorisé à en faire le serment. La Guemara s'étonne qu'une telle chose soit permise. Mais pourtant, s'interroge le texte, la loi du royaume est la loi, on ne doit pas chercher à échapper à l'impôt ! Réponse : cela n'est autorisé que dans le cas d'un percepteur qui agit de manière arbitraire, par exemple un ``percepteur'' exerçant sans nomination, un racketteur, ou encore un percepteur qui fixe de son propre chef le montant de l'imposition. Mais si le montant de l'impôt est clairement défini et si le percepteur est un fonctionnaire, il est obligatoire de payer honnêtement ses impôts, la loi du royaume est la loi.

Une deuxième source où apparaît notre principe se trouve dans le traité Baba kama4. Partant du fait que la loi juive interdit de faire usage d'un bien volé, la question suivante se pose : comment peut-il être autorisé de passer sur un pont construit avec des rondins de bois saisis par l'administration chez des particuliers ? Si cette saisie est un vol, il est interdit de passer sur le pont. Mais, répond le Talmud à nouveau, la loi du royaume est la loi. L'administration peut saisir des bois pour construire des ponts, quitte au propriétaire à se faire dédommager par la suite. En d'autres termes, l'Etat a un droit d'expropriation en vue de réaliser des travaux d'intérêt public.

Troisième texte, dans le traité Baba batra5. Ce texte décrit diverses applications de notre principe dont je ne retiendrai que la plus significative. Selon la loi juive, l'occupation d'un terrain, aussi prolongée soit-elle, ne confère pas à elle seule un droit de propriété. Or en Babylonie, selon le Talmud, une prescription acquisitive intervenait au bout de 40 ans. Quelle est alors la conduite à tenir si un Juif achète à un non-Juif un terrain qui appartient à un autre Juif mais que le non-Juif a occupé pendant 40 ans. Une telle acquisition est-elle valable ? Ou bien doit-on restituer le terrain à son véritable propriétaire selon les règles de notre loi ? Réponse encore une fois : la loi du royaume est la loi; les règles qui régissent le droit de propriété des terrains sont du ressort du pouvoir et ont prééminence sur nos propres principes.

Voilà donc déjà trois circonstances où s'applique le principe la loi du royaume est la loi : obligation de payer ses impôts, légitimité des expropriations, validité des règles établies par le pouvoir non-juif en matière de propriété foncière.

Dans ces trois passages, en tout cas à première vue, la règle dina demalkhouta dina se présente comme très forte et sans nuances. Un quatrième texte, dans le traité Guittin6 introduit une problématique plus nuancée. La Michna dit ceci :

Les actes établis par les tribunaux non-juifs ont force de loi à l'exception des actes de divorce et d'affranchissement des esclaves.

Le texte de Guemara qui suit considère que cette règle doit être approfondie. La Guemara admet d'emblée que la règle s'applique aux actes de vente mais elle s'interroge sur le statut d'un acte de donation. Pour comprendre cette hésitation de la Guemara, examinons quelle est la différence entre un acte de vente de terrain et un acte de divorce. Pourquoi l'un est-il valable et l'autre pourrait-il ne pas l'être ?

Première réponse : ce n'est pas la remise d'un acte de vente qui est constitutive du transfert de propriété. Selon la loi juive, celui-ci prend généralement effet au moment de la remise de l'argent ou au moment de la prise de possession. L'acte établi devant le tribunal non-juif ne sert que de preuve que l'argent a été remis. Il n'est pas indispensable, il n'est pas constitutif de la transaction. En revanche, dans le cas d'un divorce, c'est la remise de l'acte du mari à la femme devant deux témoins qui détermine le divorce lui-même. Or le droit juif n'accorde aucune valeur constitutive aux actes établis par les tribunaux non-juifs et par conséquent un divorce prononcé dans ces conditions est sans effet. Un acte de tribunal non-juif peut être utilisé indirectement comme preuve pour autant que les juges ne soient pas soupçonnés de corruption mais il n'a pas de valeur juridique intrinsèque.

Qu'en est-il alors d'un acte de donation établi au tribunal non juif ? Là également, c'est par la remise de l'acte que la donation prend effet. Il n'a donc pas seulement valeur de preuve ; un acte de donation a une valeur constitutive et donc ne devrait pas être valide. Mais d'un autre côté, le texte de la Michna ne semble avoir exclu que les actes de divorce ou d'affranchissement et non les actes de donation, de sorte qu'il y a lieu d'être perplexe.

La Guemara donne alors le choix entre deux possibilités. La première est de faire intervenir à nouveau notre principe, la loi du royaume est la loi, et donc un acte de donation établi au tribunal non-juif, bien qu'ayant valeur constitutive, est valide. Seconde possibilité : un acte de donation doit être assimilé à un acte de divorce et par conséquent, s'il n'est pas établi devant un tribunal juif, il est sans valeur. Un acte de donation établi au tribunal non-juif est-il ou non valable ? La Guemara ne tranche pas la question. Toutefois, aussi bien dans le texte de la Michna que dans la discussion qui suit, un point n'est pas remis en cause : un acte de divorce établi par un tribunal non-juif n'a aucune valeur pour la loi juive. Pourquoi cela ? La distinction entre actes servant de preuve et actes constitutifs, pouvant éventuellement être mise en échec par la prééminence de la loi du royaume, n'est certainement pas seule en cause et doit donc être complétée.

A cette fin, rappelons que d'une manière générale, la loi juive distingue deux domaines. D'un côté, il y a ce que l'on appelle les dine mamonot, les lois relatives aux questions d'argent, de l'autre, les lois de issour veheter, les lois fixant ce qui est interdit ou permis. Par exemple les transactions sur les biens, achats, ventes, locations, le droit des dommages, les lois fiscales, font partie des dine mamonot. Par contre, le droit personnel, mariages et divorces, les règles de filiation, les naturalisations (appelées improprement ``conversions au judaïsme"), les lois de l'abattage des animaux, les lois du shabbat et des fêtes, font partie du domaine du issour veheter, l'interdit et le permis.

Cette distinction nous donne une seconde réponse. Le principe la loi du royaume est la loi ne peut s'appliquer tout au plus que dans le premier domaine, celui des questions d'argent. Tout ce qui concerne l'interdit et le permis en est d'emblée complètement exclu. Ainsi il est clair qu'un acte de divorce établi par un tribunal non-juif est sans valeur pour la loi juive. Cependant l'hésitation de la Guemara à propos des actes de donation suggère que, même dans le domaine des questions d'argent, les choses ne sont pas si simples et qu'il convient peut-être d'y apporter quelques précisions, ce que la suite de cette étude montrera effectivement.

Examinons maintenant quel est le fondement théorique du principe dina demalkhouta dina, la loi du royaume est la loi. Sur ce point, les commentateurs du Talmud ont dégagé plusieurs approches et parfois même se divisent. On y trouve essentiellement deux doctrines, chacune d'elles pouvant au surplus être formulée avec diverses nuances.

La première doctrine apparaît chez Rabbi Eliezer de Metz, tossafiste de premier plan du XIIe siècle, et a été reprise par la suite par de nombreux talmudistes. Pourquoi la loi du royaume est-elle la loi ? Réponse : parce que le roi est le propriétaire légitime de la terre en vertu du droit de conquête. Il peut à chaque instant nous dire ``partez de chez moi''. Il ne s'agit pas là simplement d'une question de fait ou d'un rapport de force. De même qu'un propriétaire privé peut interdire à quiconque de pénétrer chez lui ou d'y établir sa résidence, de même le pouvoir royal peut légitimement chasser du royaume qui bon lui semble. Le droit de propriété peut bien résulter de conflits et de violences antérieures, mais dès lors que ces conflits se sont apaisés, ce n'en est pas moins un droit. La plupart des frontières d'aujourd'hui sont reconnues par le droit international tout en étant très souvent le résultat de guerres du passé.

Cette première façon de comprendre le principe dina demalkhouta dina a des conséquences importantes. Tout d'abord, il ne s'applique pas à la terre d'Israël à un roi ou à un pouvoir juif. La terre d'Israël est une propriété commune de tous les Juifs ; elle n'est pas la propriété du roi en vertu d'un droit de conquête. Tous les Juifs sont des associés et le roi n'est que l'un d'eux. Mais surtout, restriction plus importante, le principe ne concerne que les problèmes relatifs à la terre. Tout ce qui concerne les rapports directs entre particuliers échappe à son domaine d'application. On doit respecter la loi fiscale en tant que l'impôt est considéré comme un droit à acquitter pour pouvoir résider dans le pays. Les donations dont on a dit plus haut qu'elles ont force de loi sont restreintes aux donations de biens immobiliers, biens dont le roi fixe légitimement les règles de propriété. En revanche, tout ce qui concerne les conventions, les contrats entre particuliers, même s'il s'agit de problèmes d'argent, reste du ressort exclusif des tribunaux juifs dès lors qu'il ne s'agit pas d'un problème foncier.

La deuxième conception développée par les commentateurs est moins restrictive : le pouvoir du roi trouve son fondement dans l'accord des habitants. Maïmonide précise que sa monnaie a cours dans le pays, indice d'une autorité acceptée, à distinguer d'une association de brigands armés.

La loi du royaume tire donc sa légitimité de son acceptation par la population. On peut en déduire une conséquence logique immédiate : la loi du roi n'est la loi que dans le domaine laissé par la loi juive à la libre décision de la population. On retrouve par là-même la distinction entre dine mamonot, lois sur les questions d'argent, et issour veheter, lois de l'interdit et du permis. En effet, les dine mamonot sont un domaine de la loi juive où la communauté a un pouvoir de décision presque total. Certes nous trouvons dans le Talmud la définition d'un droit juif spécifique. Mais une communauté peut légitimement s'écarter de ces règles, dès lors qu'il y a accord de la population. Par exemple, la Torah prévoit un statut pour le gardien d'un objet. Si l'on confie un objet à garder et si cet objet est détérioré, perdu ou volé, le gardien doit, suivant les cas, rembourser l'objet ou prêter serment qu'il l'a gardé convenablement. Mais il est parfaitement légal de convenir avec le gardien d'une autre procédure et d'échapper ainsi au statut prévu par la Torah. Il en est ainsi de pratiquement toutes les questions d'argent. De même une communauté dans son ensemble peut se donner des règles différentes de celles prévues par la législation talmudique. En résumé, en matière d'argent, la population dispose d'un pouvoir législatif. La loi du roi étant implicitement acceptée par la population, elle acquière par là sa légitimité. Maïmonide résume cela de manière claire7:

Si la loi du roi est que l'on n'acquière un terrain que par un acte écrit ou par le paiement de son prix ou par toute autre stipulation, nous nous conformons à cette loi, car toutes les lois du roi pour les questions d'argent, c'est d'après elles que nous jugeons.

Mais, inversement, les questions d'interdit et de permis échappent à la libre disposition de la population. Une communauté ne peut décider par un vote que dorénavant il est autorisé de travailler le shabbat, de manger du lapin ou des charognes ; elle ne peut changer arbitrairement les lois des mariages et divorces, ou interdire la circoncision. De plus, le détail de la législation en ces domaines est du ressort des hakhamim, des ``savants'', c'est-à-dire des autorités talmudiques, et non de la population. En conséquence, pour toutes ces questions, le principe la loi du royaume est la loi ne s'applique pas. Par exemple, si un pouvoir politique tout à fait légitime par ailleurs décide d'interdire la circoncision, cette décision ne nous oblige en aucune fa con. D'une manière générale, quitte à employer une terminologie un peu floue, les décisions du pouvoir politique concernant la vie morale et religieuse ne nous contraignent pas. Le judaïsme est ici scrupuleusement laïque : il n'accepte pas que le pouvoir politique empiète sur son propre domaine.

Pour être complet, notons qu'il existe encore un troisième fondement au principe dina demalkhouta dina. Ce fondement, qui apparaît souvent chez les commentateurs, notamment chez Rachi, ne doit pas être considéré comme contradictoire avec le précédent mais plutôt comme un complément. Le roi, le pouvoir politique, a pour fonction ce que l'on appelle takanat hamedina, la bonne administration du pays. Il doit assurer la paix publique, le bon fonctionnement de l'économie, garantir la possibilité des transactions et des échanges selon un ordre stable. L'une des 7 lois des ``fils de Noé''8 consiste à se donner des lois. Le principe dina demalkhouta dina peut s'interpréter comme l'un des éléments de cet ordre juridique dont l'institution est considérée par notre tradition comme une obligation universelle. La règle dina demalkhouta dina se trouve par là investie d'une valeur en soi dépassant celle de la seule acceptation par les sujets de l'autorité du gouvernement.

Tels sont donc les divers fondements reconnus de notre principe : droit issu de la conquête pour les uns, acceptation volontaire de l'ordre politique pour les autres, enfin élément d'un ordre civilisé et investi alors d'une valeur universelle.

Il nous faut maintenant dégager de manière plus précise les limites du principe. Nous avons déjà rencontré un premier critère à remplir pour que la loi de l'Etat soit contraignante, à savoir que le pouvoir politique s'exerce selon un ordre stable et accepté par la population. La tradition ne fixe pas pour le processus d'acceptation du pouvoir un cadre rigide. De l'acceptation formulée par un vote explicite à l'acceptation tacite, une gamme assez large de possibilités est ouverte. Toutefois il ne fait guère de doute que la démocratie politique en est le cadre le plus approprié. Cela explique l'estime que les autorités traditionnelles ont généralement manifesté envers ce type de régime.

Mais il ne suffit pas que le pouvoir soit accepté pour que ses décrets soient automatiquement légitimes et donc contraignants. Pour être valable, un décret royal doit encore avoir un caractère d'universalité, être une loi générale. Maïmonide précise9:

Un roi qui a saisi le domaine ou le champ de l'un des habitants du pays contrairement à la législation fixée est un voleur ; celui achète [ce terrain] au roi doit le restituer à son propriétaire. Le principe est le suivant : toute loi décrétée par le roi [fixant des règles de propriété] et applicable à tous et non pas seulement relative à tel individu en particulier, une telle loi est valable. Une acquisition faite en conformité avec cette loi n'est pas un vol ; en revanche, ce que le roi saisit chez telle personne contrairement à la loi connue de tous est un vol.

De nombreux décisionnaires, par exemple Ramban, sont encore plus exigeants. Traduisons littéralement notre principe, dina demalkhouta dina, la loi du royaume est la loi : loi du royaume et non loi du roi, dit Ramban. Une loi n'est contraignante que s'il s'agit d'une loi du royaume, c'est-à-dire d'une loi déjà ancienne et non d'un nouveau décret. Il précise10:

Si un roi décrète une nouvelle loi, même s'il s'agit d'une loi applicable à tous, si elle ne fait pas partie des lois déjà appliquées par les rois précédents, elle n'est pas valable.

Il est clair que cette exigence supplémentaire prémunit notamment contre toute décision d'exception, arbitraire ou tyrannique.

Par ailleurs, chez la plupart des décisionnaires, est exprimée une opposition nette à ce que l'application du principe dina demalkhouta dina ne conduise à l'abandon de nos propres lois, même en matière financière. A cet égard, il convient de distinguer ce qui relève de l'autorité royale, du pouvoir politique proprement dit, et ce qui est du ressort des tribunaux, c'est-à-dire du pouvoir législatif et judiciaire. Le principe dina demalkhouta dina ne s'applique qu'aux questions concernant directement et traditionnellement le pouvoir politique, le prototype en étant la fiscalité. Mais pour le reste, par exemple pour ce qui concerne les conflits entre particuliers, seul le droit juif est à prendre en compte.

Voici à titre d'exemple un texte de Rabbi Joseph Kolon, un décisionnaire de premier plan11. Interrogé à propos d'un problème où la loi du pays accordait une grande importance à un écrit alors que la loi juive ne lui accordait qu'une importance secondaire, voici en substance ce qu'il dit12:

Tu te demandes s'il convient de juger sur un écrit en fonction des lois des non-Juifs ainsi que le prétend Reuben. D'après moi, c'est une chose évidente que cette prétention n'a aucune valeur. Bien que selon tous les décisionnaires, la loi du royaume est la loi, et que pour cette raison, les actes de donation établis devant les tribunaux non-juifs sont valides, Rabbi Eliezer de Metz a écrit que l'on n'applique ce principe que pour décider si une acquisition de terrain peut s'effectuer par un acte écrit, mais non pour le détail de la jurisprudence sur les écrits. Et même pour ceux qui pensent que la loi du royaume est la loi pour les autres questions d'argent, cela ne s'applique qu'aux problèmes fiscaux et à ceux dont c'est la coutume d'être réglés selon les règles décidées par les rois. Mais en ce qui concerne les conflits personnels entre un homme et son prochain, c'est archi évident que le principe ne s'applique pas car cela conduirait à annuler toutes les lois de la Torah.

En résumé, et jusqu'à la période de l'Emancipation, le principe dina demalkhouta dina, bien que principe incontesté, n'a qu'un domaine d'application limité. Il n'est relatif qu'à ce qui est du ressort traditionnel de l'autorité politique. Cela exclut tout d'abord complètement le domaine de l'interdit et du permis. Il ne peut intervenir tout au plus que pour des questions d'argent. Selon Rabbi Eliezer de Metz et ceux qui l'ont suivi, la limitation est plus stricte encore. Le principe découle de ce que le roi est propriétaire légitime de la terre et seules les conséquences de ce fait sont à prendre en compte. Pour Maïmonide, le principe a une extension plus grande. Il peut s'appliquer à toutes les questions d'argent, mais seulement dans la mesure où il s'agit de problèmes traditionnellement gérés par l'autorité politique ; dès lors que sont en cause des questions juridiques du ressort des tribunaux habituels, seule la loi juive est à considérer.

Avec l'Emancipation, le tableau change. En quelques dizaines d'années, le peuple juif a perdu partout l'autonomie juridique dont il disposait auparavant. L'Etat centralisé tel qu'il est apparu en Occident n'est pas compatible avec l'existence en son sein de communautés obéissant à une discipline interne. En dépit de quelques tentatives de résistance, les autorités traditionnelles se sont résignées à cet état de fait. Elles ont alors donné au principe dina demalkhouta dina l'extension maximum possible qui ne soit pas en contradiction formelle avec la loi juive. La distinction faite antérieurement entre pouvoir politique et pouvoir juridique a été gommée. On a considéré que les pouvoirs législatif et judiciaire ne sont en dernier ressort qu'une émanation du pouvoir politique, ce qui correspond évidemment à la réalité dans le monde moderne. Par conséquent, on a admis que le principe s'applique dorénavant à toutes les questions d'argent. Les lois juives en ce domaine sont devenues un sujet d'étude essentiellement académique, quasiment semblable aux lois des sacrifices dans le temple de Jérusalem.

Cependant, pas plus qu'auparavant, aucune autorité traditionnelle importante n'a jamais admis que le principe dina demalkhouta dina puisse s'appliquer dans le domaine du issour veheter, de l'interdit et du permis. Il y a là une limite infranchissable et incontestée. On peut également ajouter que dans certaines communautés, un système d'arbitrage interne a parfois été mis en place. Lorsqu'un tel système existe, il convient de ne faire recours à un tribunal non-juif qu'après avoir tenté de résoudre le conflit devant le tribunal juif. Mais il est souvent difficile d'appliquer cette règle, le tribunal juif n'ayant pas toujours le pouvoir nécessaire pour faire appliquer ses décisions et ne disposant pas des moyens d'investigations nécessaires.

Dans l'Etat d'Israël également, tout se passe comme si le principe dina demalkhouta dina était appliqué dans son extension maximum. A l'exclusion du droit personnel (essentiellement questions de mariage et divorce), l'ensemble de la législation émane entièrement du pouvoir politique. Cela est certes conforme à la pratique courante de nos démocraties, mais on peut se demander si, en ce qui concerne le peuple juif, c'est bien là une organisation idéale. A mon sens, il en découle au moins deux conséquences particulièrement néfastes. La première est l'oubli d'un héritage législatif devenu lettre morte, alors que cet héritage est une partie importante sinon essentielle de la culture juive. Le judaïsme se trouve réduit à être une religion parmi d'autres, ce qui revient à dire qu'il est défiguré. La seconde conséquence est un corollaire de la première. Les autorités traditionnelles, ayant perdu leur rôle social propre dans la définition et la gestion du droit, ont souvent tendance à intervenir dans la vie politique quotidienne. Or elles n'ont aucune compétence particulière en ce domaine et cela n'a d'autre résultat que de ternir leur image.13

A terme, la seule solution valable est que chacun retrouve sa place. L'autorité traditionnelle doit recouvrer son rôle social dans la définition et la mise en oeuvre du droit. Elle ne doit pas rester cantonnée à la sphère rituelle et religieuse, mais doit cesser sa participation à la vie politique au jour le jour, laquelle est du ressort du peuple à travers ses institutions représentatives. La Torah nous enseigne à ne pas cuire ensemble le lait et la viande, à ne pas mélanger la laine et le lin, à ne pas croiser des espèces différentes. Dans la vie sociale également, le mélange des genres produit un très mauvais bouillon de culture ou plutôt d'inculture.


Notes:

1Exposé à un séminaire de l'Alliance Israélite Universelle, 1995. Un résumé en a été publié dans Information juive, février 1996.

2Page 27b.

3Rappelons que le Talmud se compose de deux couches de textes : une couche fondamentale très concise, la Michna, suivie d'une deuxième couche qui en constitue le commentaire et le développement, la Guemara.

4Page 113b.

5Page 55a.

6Page 10b.

7Michne Torah, Lois de la propriété et de la donation, 1-15.

8Expression traditionnelle pour désigner l'humanité dans son ensemble, par delà les différences spécifiques des diverses sociétés.

9Michne Torah, Lois du vol et de la perte, 5-13,14.

10Cité dans le commentaire Maguid michne, ibidem, et aussi Ramban, Hidouchim sur Baba batra, 55a.

11Décisionnaire du XVe siècle, a vécu en Italie.

12Responsa, n. 187.

13On observera à cet égard qu'en Israël, les juges ne sont pas autorisés à intervenir publiquement dans le débat politique, ce qui constitue un élément important du respect qui leur est accordé.


File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 9 May 1997, 15:20.