Page d'accueil


La controverse talmudique, décadence ou progression

La controverse talmudique, décadence ou progression



Dans le domaine de la pensée, les communautés juives se caractérisent depuis plus de deux mille ans par un signe universel, indépendant du temps et de l'espace : l'existence de controverses, sans qu'aucun magistère ne vienne en atténuer la radicalité. Qu'en est-il donc de ce signe ? Est-il l'indice d'une maladie, d'une déficience pathologique de la tradition juive, ou au contraire est-il conforme à ses principes constitutifs et à ses valeurs propres ? Telle est la question que je me propose d'examiner ici.

Un mot sur la perspective dans laquelle je me place. Il ne s'agit pas aborder cette question d'un point de vue extérieur à la tradition juive elle-même, du point de vue de l'historien qui décrit une évolution, du sociologue qui rattache les controverses à des tensions sociales, ou encore d'un psychologue, voire d'un psychanalyste, qui ont également leurs méthodes epropres. Mon objectif est de montrer comment la tradition juive réfléchissant sur elle-même conçoit ses propres controverses. Comme cela apparaîtra dans la suite, les controverses purement doctrinales ne posent guère de problème et donc je traiterai essentiellement de celles qui naissent dans le cadre de l'élaboration de la loi juive.

Le modèle initial : un tribunal central

Le Talmud décrit en premier lieu une situation qu'il considère idéale où la controverse est exceptionnelle et se résout selon une méthode centralisée:

Rabbi José a dit : initialement, il y avait peu de controverses en Israël. Un tribunal [central] de 71 membres siégeait dans une salle du temple de Jérusalem, deux tribunaux de 23 membres siégeaient, l'un à une porte située au bas du Mont du Temple, l'autre à la porte du parvis. Par ailleurs, dans chaque ville siégeait un tribunal de 23 juges.

Quand une question se posait, elle était d'abord soumise au tribunal de la ville. Si le tribunal connaissait déjà la réponse, il la donnait. Dans le cas contraire, la question était successivement soumise à un tribunal de ville proche, au tribunal qui siège au bas du Mont du Temple, à celui qui siège à la porte du parvis et finalement au tribunal de 71 membres. En l'absence d'une réponse traditionnelle déjà connue, la question était tranchée à la majorité.

Mais maintenant, en conséquence des trop faibles connaissances de nombreux élèves des écoles talmudiques de Shammaï et Hillel, les controverses se sont multipliées et, si l'on s'en tient aux apparences, on croirait qu'il y a non pas une Loi mais deux Lois.1

Pour le Talmud, idéalement, il existe une loi qui est la même pour tous, transmise par tradition ou exceptionnellement déterminée par un vote. L'apparition de controverses entre les Docteurs de la loi est une déficience causée par un manque de connaissance, le plus grave étant non pas tant la controverse en elle-même que l'absence d'uniformité de la loi. Que ce soit sur le plan du droit civil et pénal ou sur celui des obligations et interdictions, il convient qu'une loi unique soit en vigueur et donc la controverse est regrettable. Tel est le modèle idéal originel.

Que se passe-t-il si une loi ainsi établie est néanmoins contestée ? Le Talmud imagine le cas d'un Sage qui conteste la décision prise par le tribunal central. Sans entrer ici dans les détails de cette question, voici la conclusion principale : tant que ce Sage, appelé par la tradition Ancien révolté (zaken mamré) , n'incite pas le peuple à agir contrairement à la loi, aucune mesure ne peut être prise à son encontre ; il peut continuer à critiquer la décision du tribunal central sans encourir de sanction. Ainsi même dans le cas idéal d'une loi adoptée par une instance suprême, la contestation théorique reste possible sous réserve qu'elle ne conduise pas à la division du peuple. On peut fixer cette situation par une formule, unité d'action d'un côté, liberté de contestation de l'autre.

Ce qui est vrai des controverses concernant la loi l'est a fortiori en matière purement doctrinale, dans le domaine des discussions d'ordre théologique ou philosophique. Le judaïsme ne possède pas d'instance centrale dont le rôle est de formuler une doctrine officielle précise. Certes il existe quelques principes très généraux communs à toutes les écoles, mais les discussions sur les détails de leur signification sont constantes. Cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de pensée juive mais cette pensée n'est pas définie de manière formalisée et univoque. La pensée juive est constituée par l'ensemble des développements produits par les auteurs compétents, chacun apportant sa pierre à une construction dans laquelle les nuances de conception, voire les divergences, apparaissent vite comme les différentes branches d'un même arbre. Quant à savoir qui est compétent et qui ne l'est pas, qui s'inscrit dans la continuité de la réflexion traditionnelle et qui s'en exclut, ce point pose peu de problèmes : ce sont tout simplement les parties prenantes à la discussion qui se reconnaissent comme telles de par leur discussion même. La situation n'est pas ici différente de celle qui prévaut dans d'autres domaines de la pensée humaine, philosophie ou science par exemple.

Dans certains cas, lorsqu'une orientation d'ensemble est en jeu, les dissensions peuvent prendre un tour virulent, mais, là encore, l'absence d'un magistère a pour effet qu'après la période de crise initiale, les querelles s'apaisent et se métamorphosent en modulations diverses d'une même tradition. Tel fut le cas pour la question de la place à accorder à la réflexion philosophique, pour le conflit entre hassidim et mitnagdim , et, plus près de nous, pour le sens à donner au mouvement sioniste et à son aspiration à la création d'un Etat.

Hillel et Shammaï

Revenons à la construction de la loi. Comme le montre le texte que j'ai cité, l'idéal initial devient rapidement inaccessible. De par sa dynamique même, la loi se complexifie et se ramifie, il devient impossible aux législateurs de la maîtriser en totalité, et il en résulte une multiplication des controverses. Dès lors, non seulement la tradition va assumer cette multiplication comme une déficience inévitable mais, plus que cela, elle va la valoriser. Le modèle originel se nuance donc. La controverse devient partie intégrante de la production de la loi et constitue le témoignage de sa vitalité. Ou, pour le dire de manière plus radicale, la controverse entre les Sages n'est plus un cas d'exception mais devient paradoxalement le mode normal de l'apparition de la vérité. Voici comment le Talmud formalise ce nouveau modèle :

Rabbi Aba a dit au nom de Samuel : pendant trois ans les Académies de Shammaï et de Hillel ont été en controverse. Les uns affirmaient : la loi est comme nous le disons et les autres affirmaient la même chose. Une voie céleste est sortie et a dit : les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant. Cependant la loi doit être fixée selon l'Académie de Hillel. 2

A partir des Ecoles de Hillel et Shammaï, la multiplicité des controverses est définitivement admise et fondée sur le principe les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant . Il faudra donc nous interroger sur la signification exacte de ce principe. On notera cependant que l'idéal d'unité d'action n'est pas abandonné dans ce nouveau schéma mais qu'il se réalise selon une nouvelle modalité. Les controverses ont désormais vocation à se maintenir durablement et c'est seulement après une période de maturation qu'une loi commune se fixe. Dans le cas des Ecoles de Hillel et Schammaï cette fixation a pu se réaliser d'un coup. L'ensemble des positions de Hillel ont été adoptées en une seule fois. C'est une situation classique en droit où il arrive qu'un pays adopte l'ensemble des dispositions d'un nouveau code juridique ; selon le terme technique, il y a réception .

Par la suite, ce mécanisme d'adoption globale n'est plus intervenu de manière aussi tranchée. Toutefois à plusieurs reprises, un processus d'unification de la loi s'est réalisé avec l'adoption largement acceptée d'un code qui tranchait les controverses. Il en a été ainsi principalement avec la rédaction du Michne Torah par Maïmonide (1135-1204), puis, quatre siècles plus tard avec la rédaction du Shoulhan Aroukh par Joseph Caro (1488-1575).

La Torah n'est plus au ciel

Avant d'aller plus loin, quel que soit le sens que l'on peut donner à l'intervention de la voix céleste pour trancher entre les Ecoles de Hillel et Schammaï, il ne peut s'agir que d'un cas d'exception. Bien au contraire, dans un texte fameux, le Talmud dénie toute validité au surnaturel pour la détermination de la loi. Il s'agit dans ce texte d'une controverse entre Rabbi Eliezer et ses collègues concernant le statut d'un four construit en plaques détachées reliées par du sable. Rabbi Eliezer considérait qu'un tel four ne peut être rendu impur et ses collègues tenaient l'avis contraire.

Ce jour là, Rabbi Eliezer a donné tous les arguments imaginables mais les autres savants ne les ont pas agréés. Alors il leur a dit : « si la loi est comme moi, ce caroubier le prouvera. » Le caroubier fut déraciné et déplacé de cent coudées et selon d'autres de quatre cents coudées. On lui dit : « on n'apporte pas de preuve avec un caroubier ». Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, ce cours d'eau le prouvera ». Les eaux du cours d'eau remontèrent à contre-courant. On lui dit : « on n'apporte pas une preuve avec un cours d'eau ». Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, les murs de la maison d'étude le prouveront ». Les murs commencèrent à s'incliner. Rabbi Yehochoua se fâcha : « si les savants se combattent sur la loi, cela ne vous regarde pas ». Les murs ne s'écroulèrent pas par respect pour Rabbi Yehochoua mais ne se redressèrent pas par respect pour Rabbi Eliezer et ils sont restés penchés jusqu'à aujourd'hui. Rabbi Eliezer reprit : « si la loi est comme moi, le ciel le prouvera ». Une voix céleste intervint et dit : « qu'avez-vous à contredire Rabbi Eliezer fils de Horkanos ; la loi est comme lui en toute circonstance ». Rabbi Yehochoua se dressa  et dit : « elle [la Torah] n'est pas au ciel ».

Que signifie ``elle n'est pas au ciel''? Rabbi Jérémie a dit: la Torah a déjà été donnée au Mont Sinaï ; dès lors on ne fait plus attention à une voix céleste car il est écrit dans la Torah elle-même que l'on décide à la majorité.

Rabbi Natan a rencontré le prophète Elie. Il lui a demandé : que faisait le Saint-Béni-Soit-il à ce moment. Il lui a répondu : il riait et disait ``mes fils m'ont vaincu, mes fils m'ont vaincu''. 3

La détermination de la loi obéit à sa logique propre et exclut tout recours à ce qui peut violenter la raison humaine, au miraculeux, au prophétique, à toute forme d'intimidation faisant perdre son sang-froid à l'esprit. La Torah est définitivement sur la terre, l'établissement de la loi procède de la libre discussion des élèves des savants , des talmidé hakhamim . Armés de principes et des acquis du passé, ils ont la responsabilité d'examiner calmement les nouveaux problèmes, à l'abri de toute sommation dont la force serait autre que celle de l'argumentation.

Il nous faut maintenant comprendre plus en profondeur le sens du principe les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant . Et d'autre part, comment ce principe s'articule-t-il avec le fait qu'en définitive, l'opinion de la minorité n'est pas retenue ? Je vais montrer les points suivants :

1) Par delà les oppositions, la vérité est constituée par l'ensemble des points de vue exprimés.

2) La multiplicité des points de vue s'explique simultanément par la complexité objective de la réalité et l'apport personnel subjectif de chacun des protagonistes.

3) Même du point de vue de la loi, le point de vue qui n'est pas retenu conserve un certain rôle.

Controverse et unité

L'existence d'une unité profonde sous-jacente aux oppositions qui apparaissent dans la controverse est clairement énoncée dans le passage talmudique suivant :

Il est écrit (Ecclésiaste 12, 11): « les paroles des Sages sont semblables à des aiguillons, celles de ceux qui sont réunis ressemblent à des clous bien plantés, elles ont été données par un même berger.»

[Que signifie] ceux qui sont réunis  ? Il s'agit des élèves des Sages qui siègent en groupe et étudient la Torah ; les uns déclarent impur, les autres déclarent pur ; les uns déclarent interdit, les autres déclarent permis ; les uns valident, les autres invalident. Peut-être sera-t-on tenté de dire : comment puis-je dès lors étudier la Torah ? Le verset dit : elles ont été données par un même berger . Un seul Dieu les a données, un seul dirigeant les a dites, de la bouche du Maître de toute l'Histoire, qu'il soit béni. ainsi qu'il est écrit : (Exode 20), Dieu a dit toutes ces paroles. Transforme tes oreilles en entonnoirs et deviens assez intelligent pour pouvoir entendre les paroles des uns et des autres.4

Comme le suggère ce texte, s'il faut transformer ses oreilles en entonnoirs, ce n'est pas seulement pour accumuler les connaissances, mais pour saisir l'unité sous-jacente aux contradictions. De quelle nature est cette unité ? Le texte ne le précise pas plus avant mais les commentateurs ne se font pas faute d'en dégager les dimensions diverses. Ce peut être, suivant les cas, une diversification à partir d'une origine unique comme dans le développement d'un organisme vivant, une unité de type dialectique où de la lutte entre les contraires naît une synthèse de type supérieur, ce peut être l'harmonie d'une composition artistique ou d'un orchestre dans lequel chaque instrument joue sa partition, ce peut être l'unité d'un mélange ou encore une même réalité observée sous ses diverses faces. Il serait vain de vouloir tout réduire artificiellement à un modèle d'unité particulier. Sans prétendre à l'exhaustivité, je vais en présenter les principaux.

Les faces d'une même réalité

Comment comprendre la controverse comme examen d'une même réalité sous diverses faces. Le Rav Dessler a exposé cette idée d'une manière très simple :

En vérité la controverse ne concerne que les questions de halakha , et même là, c'est uniquement pour ce qui touche la réalisation pratique. Mais pour ce qui est de l'essence des choses, il n'y a pas de controverse, conformément à à la maxime les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant , ce qui signifie que les deux avis sont deux aspects de la vérité et que les deux sont vrais. Par exemple, prenons une feuille de papier. L'un l'observe uniquement par sa tranche et sa surface lui est cachée, tandis que l'autre ne l'observe que par sa surface. N'éclatera-t-il pas entre eux une controverse sur la question de savoir si la feuille de papier est effilée ou plate. Chacun s'imaginera que son compagnon se trompe du tout au tout. Mais quelle est la vérité ? Les deux voient la même feuille, mais sous deux aspects différents, c'est-à-dire de deux côtés. Telle est la controverse entre la maison de Shammaï et celle de Hillel. Les deux sont les paroles du Dieu vivant et ce qui détermine leur controverse est que chacun voit la vérité selon sa manière propre dans le service de l'Eternel.5

Composition orchestrale

Autre modèle unificateur, celui d'une composition orchestrale. Chacune des voix partie prenante à la discussion joue en quelque sorte sa partition pour concourir à l'unité d'ensemble et lui est indispensable. Tel est le modèle sur lequel ont plus particulièrement insisté les membres de la famille Epstein, une famille de talmudistes renommés de la fin du XIXe siècle.

Toutes les [opinions émises dans les] discussions des tanaïms , des amoraïms , des gaonims et des décisionnaires, pour celui qui comprend les choses au fond, sont en vérité les paroles du Dieu vivant  ; toutes ont leur rôle dans la loi ; au contraire, ce sont elles qui constituent la splendeur de notre sainte Torah. La Torah dans sa globalité s'appelle chant et la beauté du chant vient de la présence de voix différentes les unes des autres. De là vient l'essentiel de son charme que peut percevoir celui qui parcoure la mer du Talmud.6

La similitude entre la Torah et le chant s'explique par la comparaison avec un orchestre composé de musiciens et de chanteurs qui font chacun entendre un son différent. L'un élève la voix, l'autre la diminue, l'un a une voix aiguë, l'autre une voix grave. A première vue on pourrait croire qu'il en sortira un brouhaha, mais il n'en est pas ainsi. De l'opposition même des voix résulte une musique belle et agréable à l'oreille. Ainsi en est-il de la Torah. Des contradictions entre les opinions émerge la vérité [pour l'action]... C'est là ce que signifie la maxime les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant 7.

Unité dialectique

Le Rav Kook a souvent commenté et utilisé dans ses ouvrages le principe les uns et les autres... et, suivant les cas, il met en valeur tel ou tel modèle d'unification. Outre ceux décrits plus haut, la Rav Kook développe également une conception de type dialectique qui n'est pas sans avoir pour lui un fondement philosophique. Deux forces opposées, nous dit-il, ne s'annulent pas nécessairement. Elles peuvent au contraire engendrer une nouvelle force, de par leur opposition même.

La pensée humaine n'est pas encore au niveau de comprendre le trésor de bénédictions qui réside dans le heurt des forces intellectuelles, comment dans leur opposition même, elles ne s'annulent pas mais au contraire engendrent une force positive vigoureuse, une lumière qu'il convient d'accueillir avec joie. Cette loi d'un engendrement positif résultant de la rencontre de forces opposées complète la reconnaissance [déjà acquise] de l'unité des forces de la réalité physique. Ceux qui portent le drapeau de l'unité supérieure qui éclaire depuis toujours les ténèbres du monde, les Sages d'Israël, nous ont depuis longtemps enseigné : bien que ceux-ci rendent impur et ceux-là rendent pur, que ceux-ci interdisent et ceux-là permettent, les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant, un seul Dieu les a dites.... Tel est le grand sceau de l'unité de la pensée.8

Parfois le Rav Kook amplifie encore plus la nature dialectique de la discussion. La réfutation de l'avis opposé ne s'identifie pas à une simple destruction. L'argumentation par laquelle je réfute mon contradicteur fait simultanément ressortir la quintessence valable de sa position, quintessence que je suis amené à intégrer à la mienne. Dans ce processus, l'unification des contradictoires n'est pas seulement valable pour l'observateur extérieur. Elle se produit à l'intérieur des thèses en conflit qui se transforment de par le conflit lui-même. Il faut cependant être conscient qu'une telle dialectique ne se rencontre pas de prime abord. Elle marque seulement une étape dans l'élévation de l'esprit humain culminant dans une pensée pacifiée. Voici comment le Rav Kook décrit la marche de cette élévation :

C'est en vertu de l'étroitesse de la capacité de réception de l'esprit humain que les savoirs, les sensations ou les représentations peuvent se détruire les uns les autres. Mais en vérité le savoir renforce le savoir, la sensation vivifie la sensation, la représentation complète la représentation. Plus l'homme s'élève, plus son esprit s'élargit jusqu'à découvrir en lui-même la paix intérieure et la cohérence de savoirs, sensations et représentations différents les uns des autres....

Voici le chemin par lequel on s'élève à ce degré supérieur. Au stade inférieur, l'homme se trouve dans un état d'esprit marqué par le heurt des contradictions. Mais déjà là, deux voies s'ouvrent à lui, l'une supérieure à l'autre. Il peut se faire qu'un savoir en détruise un autre, qu'il le nie totalement, de sorte que le savoir détruit soit considéré comme inexistant, comme si son contenu n'était que vide et chaos. Mais il peut se faire que le processus même par lequel un savoir en détruit un autre distille la quintessence ce dernier et l'intègre au savoir aimé. Dans ce cas, même si d'un point de vue formel extérieur il semble que l'on nie et détruit le savoir opposé, en vérité, en profondeur, ce savoir est reconstruit et acquis pour soi-même. Il en est de même pour les sensations et les représentations... Il en résulte un élargissement de l'esprit dans sa totalité qui en arrive à l'état le plus élevé possible, état de paix parfaite, dans lequel tous les savoirs , toutes les sensations et représentations se réunissent dans une structure organique parfaite où les parties se complètent les unes les autres et alors9point de brèche et nul cri dans nos places publiques 10.

Pourquoi la diversité ?

Comme on vient de le voir, il est possible de dessiner différentes figures d'unité sous-jacentes ou dépassant les controverses naissant dans l'élaboration de la loi. Il convient cependant de s'interroger sur les raisons mêmes du surgissement des controverses. Initialement, le Talmud n'y voit qu'une déficience liée aux connaissances devenues insuffisantes des élèves des Ecoles de Hillel et Shammaï. Toutefois, a posteriori , la controverse étant devenue le mode usuel d'établissement de la loi, il y lieu de considérer que sa racine n'est pas contingente, qu'il ne suffit pas d'invoquer une regrettable évolution historique.

Le Maharal de Prague a consacré un développement conséquent à cette question. Il énonce que la diversité des opinions doit se comprendre simultanément dans deux dimensions. Elle procède d'un côté de la complexité ou des contradictions de la réalité, et de l'autre de la multiplicité des approches personnelles, ou, pour le dire autrement, le fondement de la diversité est simultanément objectif et subjectif. Plus encore, la multiplicité des approches personnelles et la complexité de la réalité sont corrélatives.

Il est impossible que les Sages soient tous du même avis, qu'il n'y ait pas de divisions entre eux correspondant à leur différentes manière de penser. En effet chaque chose a nécessairement plusieurs aspects. Même si une chose est impure, il est impossible qu'il n'y ait pas en elle un côté par lequelle elle est pure et inversement. Parallèlement, les êtres humains sont intellectuellement différents et il est impossible qu'ils aient tous la même manière de penser. De sorte que chacun est réceptif à tel ou tel aspect de la chose qui correspond à ses propres caractéristiques intellectuelles. C'est pourquoi le verset désigne les élèves des Sages par l'expression ceux qui sont réunis (baalé assoufot) : ils sont réunis et étudient la Torah de sorte qu'ainsi les diverses manières de pensées se trouvent rassemblées. Elles ont été données par un même berger... Lorsque Dieu a donné la Torah à Israël, c'est en indiquant pour chaque chose ce qu'elle est dans ses différents aspects, innocence et culpabilité, permis et interdit, valide et invalide (casher et passoul ). Dans le monde, une chose peut être composée de contraires... et il n'existe aucune réalité parfaitement simple, et il en est de même dans la Torah. Si l'un enseigne que telle chose est pure et le justifie, c'est qu'il a saisi cette chose sous cet aspect et il en est de même de celui qui enseigne qu'elle est impure.11

Le principe selon lequel la loi doit être fixée selon la majorité devient évident. L'opinion de la majorité des Sages reflète vraisemblablement l'aspect prépondérant dans la question étudiée et c'est en vertu de cet aspect qu'il convient d'agir.

En ce qui concerne l'action, il n'y a aucun doute que l'un des aspects est prépondérant, de même que dans la création, les différentes choses sont composées des mêmes éléments mais dans des proportions différentes. L'arbre est composé des quatre éléments, mais en lui l'élément ``air'' y prédomine comme cela est connu. De même pour la Torah, même si une chose a des aspects différents, tout est donné par Dieu. Simplement la loi est fixée selon ce qui est prépondérant. Mais ne dis pas que ce qui n'est pas prépondérant ne compte pour rien. Et celui qui entend tous les avis saisit la chose telle qu'elle est dans la variété de ses aspects.

Faut-il pousser cette idée encore plus loin risquant par là de sombrer dans la sophistique ? Plus précisément, est-il utile de savoir mettre en évidence des aspects dont on sait d'emblée qu'ils n'auront pas à être pris en compte dans la décision finale ? La réponse à cette question est l'objet d'une controverse spécifique entre les commentateurs du Talmud. Dans le traité Sanhédrin (page 17a) se rencontre l'énoncé étonnant suivant : Rav Yehouda a dit au nom de Rav : on n'accepte de laisser siéger au Sanhédrin que quelqu'un qui est capable de montrer que selon la loi de la Torah le reptile (cheretz) est pur . La Torah énumère explicitement huit espèces de reptiles dont le cadavre rend impur celui qui le touche. Pourquoi faut-il donc qu'un juge soit à même de « démontrer » néanmoins qu'il sont purs ? N'est-ce pas là pure sophistique ? Tel est l'avis du tossaphiste Rabenou Tam qui écrit : qu'avons-nous à faire d'une telle vaine habileté spéculative ? En réalité, dit Rabenou Tam, il s'agit seulement de savoir démontrer que dans certains cas très particuliers le reptile ne rend pas impur, cas qui existent effectivement.

Le Maharal conteste explicitement cet avis de Rabenou Tam et justifie une discussion purement académique :

Cela n'est pas nécessaire car assurément savoir rendre pur le reptile de 48 façons ne relève pas d'une subtilité vaine mais au contraire est essentiel pour [l'étude de] la Torah. En effet il faut connaître les choses selon leur essence et dans tous leurs aspects et n'est-il pas vrai que le reptile est pur à certains égards selon son essence profonde comme le montrent ces enseignements [du traité Sanhédrin] et cela, en dépit du fait que la Torah déclare le reptile impur.12

Entre le risque d'une sophistique qui tourne à vide et l'intérêt d'une analyse théorique fine, même déconnectée a priori de toute application pratique, la frontière n'est pas facile à établir. On comprend dès lors que les talmudistes se divisent sur cette question.

Il n'est toutefois pas évident qu'en toutes circonstances le choix de la majorité soit effectivement le bon dans le sens qui vient d'être développé. Il peut bien se faire que la majorité privilégie un aspect en vérité relativement secondaire même si, aux yeux de la majorité des Sages, il apparaît prépondérant. Toutefois, il est vraisemblable qu'une telle éventualité ne se présente que rarement et, en tout état de cause, la règle de la majorité reste la meilleure concevable. En effet, il est en soi souhaitable de parvenir à une loi qui soit la même pour tous.

D'autre part, de manière plus profonde, c'est par principe que la Torah a confié aux Sages un pouvoir de réflexion et décision en ce qui concerne la loi. C'est dans l'exercice de ce pouvoir que la pensée humaine peut se relier à une vérité absolue. Voici par exemple comment s'exprime Rabbi Arie Lev Heller13 :

La vérité est ce qui résulte de la décision des Sages appliquant la raison humaine... Il est dit dans la Guemara : Le Saint-Béni-Soit-Il n'a conclu une alliance avec Israël que grâce à la loi orale... Il nous l'a donnée totalement en cadeau et [elle se fixe] selon la décision des Sages. La loi est orale en majeure partie, seule une petite fraction en est écrite... Si tout était écrit de la main de Dieu, nous serions comme des étrangers, car comment relier la pensée humaine et la loi divine. Mais la loi orale nous appartient.

Minorité et loi effective

Comme on l'a vu, un point de vue rejeté dans la décision finale garde sa valeur sur le plan théorique. Mais perd-t-il par son rejet toute utilité pratique ? Tel n'est pas l'avis des talmudistes. Une opinion rejetée a vocation à être ``vraie'' même sur le plan pratique, dès lors que les conditions d'application de la loi se modifient. Voici comment s'exprime Rachi à cet égard :

Lorsque deux Amoraïms s'opposent à propos d'une loi civile ou sur une question d'interdit et de permis, chacun donne une raison valable et il n'y a là aucune erreur. Chacun développe son propre avis. L'un donne une justification pour autoriser, l'autre pour interdire ; l'un se fonde sur telle analogie, l'autre sur telle autre considération. Il y a lieu de dire les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant car dans telle situation, c'est l'avis de l'un qui doit s'appliquer, dans telle autre situation, c'est l'avis de l'autre. En effet la raison qu'il convient d'appliquer peut dépendre d'une modification minime.14

Cette dernière phrase de Rachi a une importance particulière. Elle énonce que l'opinion rejetée ne garde pas seulement sa valeur du point de vue théorique. Elle peut également devenir la loi dans des circonstances différentes. Un décisionnaire peut légitimement se fonder sur un avis antérieurement écarté pour légiférer dans une situation où apparaissent de nouveaux facteurs, en particulier dans des cas d'urgence. C'est là une démarche tout à fait courante chez les décisionnaires. Son principe est déjà énoncé dans sa généralité par la Michna qui ouvre même par là la possibilité de revenir sur une loi déjà fixée.

Pourquoi mentionne-t-on un point de vue isolé alors que la loi est fixée selon l'avis de la majorité ? Pour le cas où un nouveau tribunal donnerait la préférence à l'opinion minoritaire antérieure et voudrait s'appuyer sur elle.15

Un tossaphiste de renom, Rabbi Samson de Sens, explicite le texte précédent à la fois du point de vue juridique et du point de vue de la théorie de la vérité. En principe, un tribunal ne peut renverser la décision d'un tribunal antérieur que s'il est composé de membres notoirement plus compétents et plus nombreux mais cette restriction juridique disparaît si le nouveau tribunal peut s'appuyer explicitement sur une opinion minoritaire déjà apparue antérieurement. Rabbi Samson ajoute que cette possibilité se justifie théoriquement par le principe les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant .

C'est le cas des Amoraïm lorsqu'ils fixent la loi : s'ils donnent la préférence aux justifications de la minorité, ils peuvent trancher comme elle. Alors que si l'avis minoritaire avait été oublié, ils ne pourraient pas être directement en controverse avec les Tannaïm car ceux-ci étaient plus grands en science et en nombre... Bien que l'avis de la minorité n'ait pas été accepté dans un premier temps, si une nouvelle génération se lève et que la majorité accorde maintenant la préférence aux justifications de la minorité antérieure, la loi est fixée ainsi. En effet toute la Torah a été donnée à Moïse, avec les raisons de rendre impur et celles de rendre pur. On lui a dit : ``jusqu'à quand resterons-nous à le clarifier ?''. Il leur répondit : ``on va d'après la majorité''. Cependant les paroles des uns et des autres sont les paroles du Dieu vivant.

L'opinion de la minorité garde donc toute sa valeur, non seulement du point de vue théorique, mais aussi comme ouvrant la possibilité d'un changement législatif ultérieur.

La controverse comme méthode

Les controverses sont donc définitivement considérées comme un mode normal d'apparition de la vérité. Mais le Talmud va plus loin encore. Le statut de la controverse ne se limite pas à des oppositions entre écoles différentes exprimant chacune authentiquement une face d'une vérité complexe. La controverse, en tant que méthode, dans son déroulement même, peut devenir indispensable à l'élaboration même de la loi. C'est ce qu'établit le texte suivant qui ne cache pas les problèmes éventuellement graves que cela peut entraîner.

Un jour, Rabbi Yohanan [qui était très beau] nageait dans le Jourdain. Il vit Rich Lakich [un chef de bande] plongeant derrière lui. Il lui dit : ta vigueur devrait être consacrée à [l'étude de] la Torah. Rich Lakich lui répondit : et toi, ta beauté devrait être consacrée aux femmes. Rabbi Yohanan lui dit : si tu changes de voie, je te donnerai en mariage ma soeur qui est encore plus belle que moi. Rich Lakish accepta le marché... Rabbi Yohanan lui enseigna tous les textes traditionnels et Rich Lakich devint un ``grand homme''.

Un jour on souleva dans la maison d'étude la question suivante : [On sait qu'un objet ne peut recevoir une impureté rituelle qu'une fois achevée sa fabrication]. A partir de quel moment une épée, un couteau, un poignard, une lance, une hache sont-ils considérés comme achevés ? Rabbi Yohanan répondit : dès qu'ils ont été chauffés au rouge dans le four. Rich Lakish répondit : [seulement] après avoir été trempés dans l'eau.

Rabbi Yohanan lui dit : [je vois que] le bandit connaît son banditisme. Rich Lakish lui répondit : qu'est-ce que tu m'as fait gagner ? Auparavant [déjà] on m'appelait ``Maître'' et maintenant on m'appelle ``Maître''.... [La querelle s'envenima] Rabbi Yohanan en fut très affecté et Rich Lakish tomba malade et [après quelques péripéties] finit par mourir.

Rabbi Yohanan devint très malheureux et languissait après Rich Lakish. Les élèves se réunirent et désignèrent Rabbi Eliezer ben Pedat, connu pour la précision de ses connaissances, pour être l'interlocuteur privilégié de Rabbi Yohanan. A chaque fois que Rabbi Yohanan énonçait quelque chose, Rabbi Eliezer ben Pedat approuvait en apportant des références. Rabbi Yohanan lui dit : c'est toi qui remplace Rich Lakish ? Rich Lakish, quand je disais quelque chose, me faisait 24 objections, je lui faisais 24 réponses et ainsi l'étude était féconde et progressait. Et toi tu m'apportes des références pour confirmer ce que je dis. Mais je sais bien que je dis vrai ! Rabbi Yohanan déchirait ses habits et pleurait : où es-tu fils de Lakish ? ou es-tu fils de Lakish ? Il finit par en perdre la raison et mourut.16

La controverse est donc indispensable à l'élaboration de la loi. Le Talmud est conscient du tour dramatique que peut prendre une telle nécessité. La controverse peut éventuellement conduire à une exaspération des susceptibilités mais, dès lors que le processus intellectuel l'exige, il faut assumer ce risque. L'intérêt supérieur du développement de la connaissance doit primer sur de possibles crispations individuelles.

Controverse, tradition et science

Il faut maintenant tenter d'expliquer ce qui est à la racine de ces idées sur la place de la controverse dans la tradition juive. Unité primitive, multiplication des discussions, justification de ces discussions comme symptômes d'une pensée vivante et comme révélant les faces multiples d'une vérité une, enfin nécessité de la controverse pour le dévoilement même de cette vérité, telle est la description. Il faut rendre compte de cette conception bien différente de l'idée que l'on se fait habituellement d'une religion révélée. Ici encore c'est à partir du regard que la tradition porte sur elle-même que je vais m'y efforcer17.

Dans le Choulhan Aroukh , code législatif qui régit la vie juive, parmi les lois relatives aux bénédictions, apparaît le texte suivant :

Celui qui voit un hakham Juif (traduction habituelle: un Sage Juif) dit: ``Béni soit Celui qui a distribué de sa hokhma (de sa sagesse ), à ceux qui le craignent".

Celui qui voit un hakham non-Juif, savant dans la connaissance du monde, dit: ``Béni soit Celui qui a donné de sa hokhma à un être de chair et de sang".18

Nous observons qu'un même mot hébreu, le mot hakham , désigne indifféremment celui qui s'adonne aux sciences de la nature, le savant, et celui que l'on a coutume d'appeler le « Sage », celui qui s'adonne à l'étude et à l'approfondissement de la Torah. De même, la connaissance acquise par l'étude de la Torah et les connaissances sur le monde, les sciences, sont désignées par le même terme hokhma . Autrement dit la Tradition juive dans sa modalité talmudique ne se perçoit pas, ne s'auto-analyse pas, selon les catégories de la religion. Elle se perçoit et se désigne comme science et non comme foi, connaissance et non croyance, vérité soumise à la discussion et non comme formulation dogmatique ou mysticisme. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que la controverse soit positivement appréhendée et tienne une si grande place dans le dévemoppement de la pensée juive. Selon un adage talmudique, kinat sophrim tarbe hokhma, la jalousie entre les scribes multiplie la science . En particulier on ne doit pas considérer la tradition juive comme constituée d'un ensemble d'enseignements dont les limites et les formulations sont fixés une fois pour toutes. Comme toute autre science, la tradition se développe et se ramifie. De nouvelles dimensions apparaissent et connaissent parfois un développement considérable. Cela est vrai sur le plan de la loi, notamment pour tout ce qui concerne le droit civil, mais c'est également le cas dans le domaine de la réflexion théorique. Et comme pour toute autre science, certains points sont acquis et constituent le fondement des développements ultérieurs. La tradition juive se perçoit elle-même comme une science qu'il est à notre charge de prolonger et non comme un catéchisme. Rabbi Jacob Emden, un talmudiste important du 18ème siècle, insiste sur l'obligation de réflexion. Le respect dû à ceux qui nous ont précédés ne saurait nous détourner de cette tâche.

Egalement chez les savants de Edom et Ishmaël qui peinent dans les sciences physiques et mathématiques, beaucoup plus de choses ont été découvertes par les modernes, des choses que ne connaissaient pas et ne pouvaient imaginer les Anciens, en dépit de ce qu'ils les ont précédés et dépassés en niveau, car il reste toujours une place à occuper pour celui qui vient après. Ce n'est pas parce qu'ils auraient eu une sagesse ou un intellect plus vigoureux, puisque l'inverse est visible, mais grâce à la facilité d'acquérir les axiomes et les fondements premiers acquis grâce au travail de ceux qui ont précédé et qui n'ont pas eu le temps nécessaire pour achever toute chose.

Par conséquent on ne peut se dégager par un argument fallacieux du travail [de réflexion] en se laissant séduire par le penchant qui nous en détourne, comme si c'était une faute de réfléchir à ce qu'ont dit ceux qui nous ont précédé, comme si cela revenait à manger de l'arbre de la connaissance. Il est facile à celui qui est intelligent de reconnaître la fausseté de cette argumentation. Il ne faut pas accorder foi à ces vaines idées et savoir que c'est le rôle de l'âme de comprendre, Dieu nous l'a donnée pour différencier entre le bien et le mal, entre la vérité et son contraire.., appliquer notre réflexion aux paroles de sa Torah.19

De même Rabbi Abraham, fils de Rambam, explique comment ce qui est implicite et indifférencié à un stade donné se précise à un stade ultérieur. Mais surtout il montre que la tradition talmudique, comme toute science, se construit dans un processus cumulatif. Le travail des générations antérieures sert de base à leurs successeurs qui pousseront le flambeau plus loin.

Il n'est pas impossible que se clarifie pour ceux qui viennent après ce qui n'était pas clarifié auparavant. C'est même le cas général, car le successeur reçoit sous une forme aisément compréhensible ce que ceux qui l'ont précédé ont peiné à clarifier. A son tour, il s'adonne à clarifier et à résoudre ce que ceux-ci n'ont pas eu le temps de faire. C'est de là que provient le principe ancien admis par les talmudistes : la loi se fixe selon les derniers . Cela est vrai en dépit du fait que, par ailleurs, l'ongle des Anciens est plus grand que le ventre des Modernes . En effet ce n'est pas parce que ceux qui viennent après ont une perfection supérieure à ceux qui les précèdent mais parce qu'ils peuvent réfléchir à ce qu'ils ont dit, apprendre d'eux et construire sur eux.

Il ne faut cependant pas se tromper. Le fait que la loi se développe et s'approfondit ne lui enlève pas aux yeux des talmudistes son statut de loi révélée et transcendante. Voici pour commencer un passage talmudique qui l'énonce sans ambiguïté :

Rabbi Yohanan a dit : que signifie le texte20 ``et l'Eternel m'a donné les deux tables de pierre écrites du doigt de Dieu et sur elles était inscrit comme tout ce que l'Eternel vous a dit dans la montagne du milieu du feu...'' Cela nous enseigne que Dieu a révélé à Moïse les ``précisions'' de la Torah, les ``précisions'' des scribes21 et ce que les scribes décréteraient de nouveau dans l'avenir, par exemple la lecture du rouleau de la fête de Pourim.22:

Rabbi Yohanan énonce le principe de base de la doctrine talmudique : les approfondissements de la Torah, ceux de la tradition orale, les décisions nouvelles prises par les hakhamim , tout a le statut de ``révélation faite à Moïse'', tout est déjà inscrit sur les tables de pierre. La ``révélation'' ne se définit pas comme événement historique limité et fixé dans le temps. Corrélativement, elle n'est pas constituée par un ensemble précis et catalogué de principes métaphysiques, de dogmes religieux ou de lois. Se représenter la révélation comme un noyau divin et absolu entouré d'un ensemble de décrets d'application humains et relatifs est un contresens. Telle est la conception du sadducéen, du karaïte ou du libéral, en opposition à toute la tradition pharisienne.

Voici encore à ce sujet un texte explicite de Rabbi Méir Gabbaï (1480-1540) où il reprend ce problème. Après avoir rappelé qu'une part considérable des lois résulte de controverses entre les savants, il dit:

La source véritable dont émanent et à partir de laquelle ont été fixées la loi écrite et la loi orale ne s'interrompt pas, elle coule en permanence... Cette grande voix ne s'arrête pas, toujours elle résonne dans son éternité. Tout ce que nous ont enseigné les prophètes et les savants de toutes les générations, toutes leurs nouveautés et leurs décrets, ils l'ont reçu de cette voix qui ne cesse pas. En elle sont réunies toutes les lois, décisions et instructions et toutes les nouveautés qui apparaîtront dans l'avenir... Toutes les nouveautés formulées par les savants de toutes les générations, c'est de cette voix du Sinaï qu'ils les ont reçues.23.

La tradition talmudique se perçoit donc simultanément comme une science qui s'approfondit et comme une révélation qui, à partir d'un ébranlement initial, ne cesse de résonner. Ce sont là deux énoncés qui, déjà chacun séparément, s'écartent du catéchisme religieux habituel. La difficulté redouble lorsqu'on les considère ensemble puisqu'il généralement admis que science et révélation sont des concepts contradictoires. Il nous faut donc répondre à deux questions ? En quel sens la tradition peut-elle se dire science ? En quel sens peut-elle se prétendre ``révélation'', c'est-à-dire ``surnaturelle'' ?

Une science se caractérise par son domaine d'étude. Puisque la Tradition juive se perçoit comme science, il convient donc de préciser quel est son domaine. Pour le dire en un mot, on peut caractériser ce domaine comme l'étude de l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire avant tout en tant qu'être moral, cette expression étant prise au sens le plus large. Quelques mots pour préciser cette définition.

La Torah a pour objet premier de définir ce que doit être le comportement humain. Autrement dit, elle se conçoit comme science de l'homme en tant qu'homme, ce qui pour elle signifie tout à la fois libre, conscient, responsable, soumis à des obligations encadrant le faisceau des liaisons multiples dans lesquelles il est inséré. Toutes les relations que l'homme entretient, relations avec autrui et la société en premier lieu, mais aussi avec la nature, avec soi-même, toutes les aspirations de l'homme à la valeur, à la perfection, à la transcendance, y sont considérées, analysées et jugées. Recherche que l'on peut à bon droit qualifier d'infinie aboutissant à la halakha , à la loi, juste règle d'action ou de comportement. Recherche jamais achevée, toujours approfondie ou complétée à mesure qu'apparaissent dans l'histoire de nouvelles situations ou de nouvelles relations. La controverse dont nous avons vu le rôle omniprésent dans le développement de la pensée juive se révèle être l'un des instruments privilégiés de cette recherche.

En d'autres termes, la Torah vise à répondre à la question : qui est l'homme ? Mais non pas l'homme en tant que substance ou en tant qu'objet dont on détaillerait les propriétés. Il ne s'agit pas de répondre à la question ``qu'est l'homme ?'' (``quoi est l'homme ?") mais à la question ``qui est l'homme ?", en tant que sujet, en tant que personne. Il résulte immédiatement de cette définition que la Torah s'adresse à la fois à la volonté de l'homme et à sa pensée, que son contenu se présente d'emblée et d'une manière indiscernable comme connaissance et comme norme, car dans la réponse à la question "qui est l'homme ?", il est impossible de distinguer ce qui est et ce qui doit ou devra être. L'idéal et l'avenir, le projet à réaliser et l'être qu'il faut engendrer, font autant partie de la définition de l'homme que son passé et l'identité déjà constituée. On ne peut se contenter ici d'un ``je pense, donc je suis''. C'est cette combinaison indiscernable de réalité et d'idéal, connaissance de ce qui est et norme de ce qui doit être, qui constitue la spécificité du judaïsme dans son auto-perception de soi-même comme science. Selon une expression qu'employait souvent Léon Askenazi, la Torah est sepher toledot adam , le livre de l'engendrement de l'homme.

En quoi consiste alors le caractère absolu, transcendant de la tradition juive ? Certains principes fondamentaux sont issus du fond des âges et on peut les considérer comme issus directement de la prophétie de Moïse. Mais le reste ? Pourquoi dit-on qu'il s'agit d'une loi révélée, alors que cette loi s'élabore à travers les discussions des hakhamim  ? Sans vouloir nier les aspects exceptionnels, éventuellement miraculeux, de l'histoire du peuple juif et du judaïsme, nous devons constater que, pour la doctrine pharisienne, ils ne conditionnent pas la définition de la loi juive en tant que loi révélée.

Il faut donc que le caractère transcendant de la loi réside non pas dans la forme selon laquelle elle se constitue mais dans son contenu. La transcendance de la loi résulte de sa nature propre, de son essence, et non des conditions de son apparition. Pour tenter de le préciser, on peut se référer à ce qu'ont écrit de nombreux auteurs traditionnels, notamment Maïmonide24, le Maharal de Prague25 et le Rav Kook.

Dans sa composante juridique, la loi juive n'a pas essentiellement pour objectif l'institution d'une organisation sociale efficace et la concorde dans la cité. De même, dans sa composante rituelle, elle ne se limite pas à fixer le cadre de l'expression du sentiment religieux. Certes ces considérations sont présentes dans la loi à titre de contraintes inévitables, mais sa visée propre est de soumettre l'homme à un modèle de justice et à lui imposer une conduite gouvernée par un ensemble de principes abstraits. Modèle de justice et principes abstraits qui dépassent largement ce qui est requis pour la bonne administration de la collectivité. Selon une expression du Rav Kook, l'État juif n'est pas une société d'assurances. Qu'il s'agisse de droit, de morale, ou de rite, la tradition constitue un effort, sans doute unique dans l'histoire des hommes, pour modeler la conduite de tout un peuple selon des principes absolus et cela, jusque dans les détails de la vie quotidienne. C'est dans cet objectif de dépassement du pragmatique et du conventionnel que réside le révélé de la révélation au sens pharisien du terme. La loi juive est bien ``surnaturelle'', mais en ce sens qu'elle impose à l'ordre ``naturel'' de la vie humaine un cadre conceptuel abstrait. A titre d'illustration, voici un exemple tiré des lois du shabbat.

La Torah interdit de ``travailler'' pendant le shabbat. Mais qu'est-ce qu'un ``travail'' ? Pour le préciser, le Talmud dégage 39 principes de travaux et l'on constate rapidement que les définitions qu'il en donne sont purement abstraites et notamment les notions de peine et de fatigue en sont absentes. Ainsi, transférer un objet, aussi léger soit-il, d'un lieu ``privé'' à une voie ``publique'', est un ``travail'', alors qu'effectuer un déménagement d'un immeuble à l'autre en passant par la cour n'en est pas un. Autrement dit, le shabbat, tel qu'il est vu par le Talmud, ne doit pas être confondu avec l'institution sociale du repos hebdomadaire. Le shabbat implique un modèle de comportement dont la détermination réside dans de pures significations qui transcendent la pesanteur du concret et l'immédiateté de la sensibilité.

Il convient de terminer par une note optimiste. Comme on l'a vu, les controverses dans l'approfondissement de cette science peuvent prendre un tour extrême, même dramatique. Telle n'est cependant pas la règle. La Talmud nous décrit ce qu'il considère comme le processus normal de la recherche : une discussion âpre mais simultanément productrice d'affection réciproque.

Il est écrit dans un psaume de David : l'héritage reçu de l'Eternel, ce sont les fils ; semblables aux flèches dans la main d'un guerrier sont les fils de la jeunesse. Heureux l'homme qui en a rempli son carquois. Ils ne rougiront pas lorsqu'ils discuteront avec leurs ennemis à la Porte [c'est-à-dire dans la salle d'étude].

Que veut dire « avec leurs ennemis à la Porte » ? Rabbi Hia bar Aba a dit : le père et le fils, le maître et son élève qui étudient la Torah dans une même salle deviennent des ennemis les uns des autres ; mais ils ne quittent pas ce lieu sans être remplis d'affection réciproque comme il est dit [Nombres 21, 14.]: « on mentionne dans le livre des guerres de l'Eternel un lieu appelé Vaheb en Soufa .» Ne lis pas Vaheb mais ahava [affection] , ne lis pas Soufa mais sofa [à la fin] et comprends ainsi : la guerre qui procède du livre se termine en affection.26


Notes:

1Sanhédrin, 88b.

2Erouvin, 13b.

3Baba Metsia, 59a.

4Traité Haguiga, 3b.

5Mikhtav Meeliahou, volume 3.

6Rav Yehiel Epstein, Introduction au Aroukh Hachoulhan, Traité Hochen Michpat.

7Rabbi Baroukh Halevi Epstein, Tefilot Hachana, Baroukh Cheamar.

8Eder Haiakar, page 13.

9Psaumes 144-14.

10Les lumières de la sainteté, Volume 1, page 13.

11Le puit de l'exil, chapitre 1.

12Maharal, Drouch al hatorah , page 42.

13Auteur de l'ouvrage classique ``Les extrémités du pectoral (Ketsot hahochen )''.

14Ketouvot, 57a.

15Michna Edouiot, 1-5.

16Baba Metsia, 84a.

17Une partie des développements qui suivent est directement reprise du chapitre Sciences du quoi et science du qui de l'ouvrage Explorations talmudiques .

18Choulhan Aroukh, Orah Haim, 224.

19Rabbi Jacob Emden, le Pain du Ciel.

20Deutéronome, 9-10.

21Autre terme pour désigner les hakhamim .

22Traité Meguila , 19b.

23Avodat Hakodech, heleq hatakhlit, chap.23.

24Cf. en particulier Guide des égarés , Partie 2, Chapitre 40.

25Cf. notamment les premiers chapitres de Tiferet Israël .

26Qidouchin, 30b.


File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 5 May 1997, 18:40.