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Ethique et politique dans la pensée d'Emmanuel Levinas

Ethique et politique dans la pensée
d'Emmanuel Levinas

par Georges Hansel


La pensée de Levinas s'est développée sur plus de soixante ans et s'est constamment approfondie, structurée et radicalisée. Le foyer de cette pensée est certes l'éthique, parfois qualifiée par Levinas de "philosophie première". Cependant parallèlement au déploiement de ce foyer, Levinas ne cesse de formuler certaines options que l'on peut à bon droit qualifier de "politiques". L'objet de cette étude est de mettre en évidence ce parallélisme dans ses étapes principales.

On ne peut ici faire abstraction du double aspect, philosophique d'un côté, ancré dans la tradition et l'histoire juive de l'autre, de la pensée de Levinas. Ses écrits philosophiques sont remplis de références implicites ou explicites à des textes bibliques et talmudiques, tandis que ses prises de position et commentaires relatifs au judaïsme sont constamment traversés par les résultats de ses recherches philosophiques. Il serait tout aussi erroné d'identifier ces deux aspects que de les dissocier et leur liaison apparaît tout spécialement dans la relation de Levinas à la politique.

Cela est d'autant plus vrai que la relation entre éthique et politique n'est pas un problème seulement théorique ; elle déborde la réflexion d'un penseur articulant des catégories morales éternelles face à l'histoire universelle des Etats. La Aggada lue chaque année au repas de Pâque stipule que "même si nous sommes tous savants, intelligents et expérimentés, même si nous connaissons la Torah, c'est une obligation de s'entretenir de la Sortie d'Egypte". C'est dire que certains événements particuliers de l'histoire bousculent les catégories de toute intelligence et de toute pensée. Selon l'expression de Levinas, toute philosophie a pour soubassement, explicite ou implicite, certaines ëxpériences préphilosophiques".

Pour ce qui est de Levinas, un événement a joué un rôle essentiel : la Shoah ou plus généralement la survenue de l'hitlérisme. Non pas qu'il y ait relation de cause à effet, que la pensée de Levinas s'explique par la Shoah et encore moins qu'elle se réduise à une réflexion sur cet événement. Mais les solutions que Levinas apporte aux problèmes qu'il se pose prennent en compte l'événement unique qu'a été la Shoah.

L'intrication que je viens d'évoquer entre éthique, politique, philosophie, judaïsme et la Shoah, apparaît clairement dans le texte suivant :

C'est peut-être le fait le plus révolutionnaire de notre conscience du XXe siècle - mais aussi un événement de l'Histoire Sainte - que la destruction de tout équilibre entre la théodicée explicite et implicite de la pensée occidentale et les formes que la souffrance et son mal puisent dans le déroulement même de ce siècle. Siècle qui en trente ans a connu deux guerres mondiales, les totalitarismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le goulag, les génocides d'Auschwitz et du Cambodge. Souffrance et mal imposés de façon délibérée, mais qu'aucune raison ne limitait dans l'exaspération de la raison devenue politique et détachée de toute éthique... Que parmi ces événements, l'Holocauste du peuple juif sous le règne de Hitler nous paraisse le paradigme de cette souffrance humaine gratuite où le mal apparut dans son horreur diabolique, n'est peut-être pas un sentiment subjectif. La disproportion entre la souffrance et toute théodicée se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les yeux. Sa possibilité met en question la foi traditionnelle multimillénaire. Le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu ne prenait-il pas dans les camps d'extermination la signification d'un fait quasi empirique ? Faut-il s'étonner dès lors que ce drame de l'Histoire Sainte ait eu parmi ses acteurs principaux un peuple qui, depuis toujours, était associé à cette histoire et dont on aurait tort d'entendre l'âme collective et le destin comme limités à un quelconque nationalisme et dont la geste, dans certaines circonstances, appartient encore à la Révélation - fût-ce comme apocalypse - qui aux philosophes «donne à penser» ou qui les empêche de penser ?1

Les étapes de la pensée de Levinas

En schématisant, on peut dégager trois étapes principales dans la genèse de la pensée de Levinas.

1) Les écrits précédant la deuxième guerre mondiale, antérieurs à la formulation de sa pensée propre, ce que l'on pourrait appeler les "écrits de jeunesse", s'ils ne manifestaient déjà une maîtrise philosophique accomplie. Bien qu'appartenant au mouvement phénoménologique inauguré par Husserl et prolongé par Heidegger, Levinas n'hésite pas à marquer déjà à maintes reprises sa distance avec l'un et l'autre, un fossé qui ne cessera de s'approfondir, surtout en ce qui concerne Heidegger. Pour ce qui est du problème qui me concerne ici, Levinas publie en 1934 un article important intitulé Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme2, article dont j'analyserai le contenu dans un instant.

2) Une deuxième période s'étend de la Libération à 1961 et aboutit, à la publication de l'ouvrage majeur Totalité et Infini3, livre où la philosophie de Levinas trouve une première forme achevée et systématique. Parallèlement à sa recherche philosophique, mais en parfait synchronisme avec elle, Levinas écrit de nombreux articles consacrés au judaïsme réunis par la suite dans Difficile liberté 4. Si l'on se permet un extrême raccourci, il est aisé de caractériser l'unité d'inspiration de cette période. Levinas y dégage un nouveau sens de l'éthique : le moi égoïste isolé est mis en cause dans son bonheur de vivre par la rencontre d'autrui. La description philosophique des conditions préalables, des étapes, des modalités et des conséquences de cette expérience, de cette "révélation" de l'altérité, tel est l'objet principal des analyses de Levinas où le maître-mot est le "visage" de l'autre homme. Techniquement parlant, Levinas dégage les structures du même face à l'autre, où l'autre signifie l'autre homme et non telle ou telle forme impersonnelle d'altérité. A contrario, la place et le sens que Levinas fixe alors au politique se trouvent bien déterminés.

3) La troisième période débute peu après la publication de Totalité et Infini et est marquée par la publication de plusieurs ouvrages dont le noyau central est Autrement qu'être ou au-delà de l'essence5, paru en 1974. Le champ d'investigation de Levinas se déplace et certains ont pu même (à tort à mon sens) interpréter cette modification comme un véritable tournant. Toujours est-il que désormais l'attention de Levinas se porte sur la constitution même du sujet. Le maître-mot n'est plus le "visage" rencontré par un sujet déjà constitué mais la "responsabilité" à l'égard d'autrui, une responsabilité qui structure d'emblée le moi humain. C'est par définition, avant toute rencontre, avant toute expérience, que le moi est investi de responsabilité. L'égoïsme perd son statut d'état premier contesté par la révélation d'autrui et prend au contraire le sens d'un oubli de ce qu'est le moi humain. Reprenant le vocabulaire technique, il ne s'agit plus de l'autre face au même mais d'une subjectivité qui, selon l'expression de Levinas, est déjà structurée comme l'autre dans le même. En étroite corrélation avec cette transformation, la place du politique se modifie également, et nous rencontrerons là une perspective très originale introduite par Levinas.

1  Le séisme hitlérien

Levinas arrive en 1923 à Strasbourg et s'engage dans des études de philosophie. Il perfectionne sa connaissance du français en lisant Corneille, Racine et Georges Sand. Ses maîtres s'appellent Blondel et Halbwachs, Pradines, Carteron, et la philosophie vivante a pour nom Bergson. Il mène la vie estudiantine d'un Juif assimilé et se noue d'amitié avec Maurice Blanchot. En 1928, Emmanuel Levinas découvre le mouvement phénoménologique et s'y rattache d'une manière décidée qui s'avèrera définitive, du moins pour ce qui est de la méthode. Le judaïsme est loin et les premiers écrits de Levinas n'en font aucune mention. Selon la formule classique, à cette époque, Levinas est "heureux comme Dieu en France".

Mais la violence historique est venue troubler la quiétude (ou l'inquiétude) philosophique de Levinas. En 1933, le Mal accède au pouvoir. Comme Levinas l'a lui-même souvent exprimé par la suite, le séisme hitlérien fut déterminant pour l'orientation de sa pensée. Dès 1934 Levinas écrit l'article Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, qui marque, si l'on peut dire, son entrée en politique. Levinas s'interroge sur le sens de l'hitlérisme et montre que l'hitlérisme n'est pas à considérer comme une banale folie. Il est fondé sur une idée directrice mettant en cause comme jamais auparavant la civilisation européenne dans son ensemble. En conséquence, l'hitlérisme est, selon expression, ëffroyablement dangereux".

Quel est le fondement de la civilisation européenne dans ses diverses manifestations ? C'est l'idée de liberté prise dans toute sa dimension.

Les libertés politiques n'épuisent pas le contenu de l'esprit de liberté qui, pour la civilisation européenne, signifie une conception de la destinée humaine. Elle est un sentiment de la liberté absolue de l'homme vis-à-vis du monde et des possibilités qui sollicitent son action. L'homme se renouvelle éternellement devant l'Univers. A parler absolument, il n'a pas d'histoire.

L'idée que l'homme peut et doit surmonter l'histoire ne cessera d'habiter la pensée de Levinas. Lorsque l'éthique trouvera sa formulation radicale, cela sera exprimé comme possibilité de juger l'histoire. En 1934, la pensée de Levinas n'atteint pas encore ce sommet. Levinas analyse les formes sous lesquelles la maîtrise de l'histoire se repère ou, ce qui revient au même, quelles sont les figures de la liberté. Levinas examine successivement la notion de liberté dans le judaïsme, dans le christianisme, dans le libéralisme et dans le marxisme pour leur opposer le phénomène radicalement nouveau qu'est la doctrine hitlérienne.

Le temps, condition de l'existence humaine, est surtout condition de l'irréparable. Le fait accompli, emporté par un présent qui fuit, échappe à jamais à l'emprise de l'homme, mais pèse sur son destin... Le judaïsme apporte ce message magnifique. Le remords - expression douloureuse de l'impuissance radicale de réparer l'irréparable - annonce le repentir générateur du pardon qui répare. L'homme trouve dans le présent de quoi modifier, de quoi effacer le passé. Le temps perd son irréversibilité même. Il s'affaisse énervé aux pieds de l'homme comme une bête blessée. Et il le libère.

En 1934, Levinas n'avait que peu étudié le Talmud mais son intuition le conduisait sur un chemin sûr. De fait, le Talmud va encore plus loin dans cette voie en affirmant que la techouva , le «retour»6, non seulement efface le passé, mais a même le pouvoir, sous certaines conditions, de transformer la faute passée en mérite.

Autre figure de la maîtrise du temps, le christianisme. Lévinas, dans plusieurs textes, prend ses distances par rapport au christianisme et a même parfois la dent dure. Mais il refuse également de réduire la différence entre judaïsme et christianisme à des oppositions simplistes7. Face à l'hitlérisme, il met au contraire en exergue la valeur du christianisme, en tant qu'autre promotion de l'idée de liberté dont le corollaire est la dignité rigoureusement égale de tous, par delà la différence des situations empiriques.

Le sentiment cuisant de l'impuissance naturelle de l'homme devant le temps, fait tout le tragique de la Moïra, de la fatalité grecque, toute l'acuité de l'idée du péché et toute la grandeur de la révolte du Christianisme... La Croix affranchit; et par l'Eucharistie qui triomphe du temps cet affranchissement est de chaque jour.... Par là, il proclame la liberté, par là il la rend possible dans toute sa plénitude.... Cette liberté infinie à l'égard de tout attachement par laquelle, en somme, aucun attachement n'est définitif, est à la base de la notion chrétienne de l'âme.... La dignité égale de toutes les âmes, indépendamment de la condition matérielle ou sociale des personnes, ne découle pas d'une théorie qui affirmerait sous les différences individuelles une analogie de «constitution psychologique». Elle est due au pouvoir donné à l'âme de se libérer de ce qui a été, de tout ce qui l'a liée, de tout ce qui l'a engagée - pour retrouver sa virginité première.

Cette transcendance du sujet humain restera une constante de la pensée de Levinas, tout en résonnant d'harmoniques nouvelles quand viendront en première ligne les notions d'autrui et de responsabilité.

Trosième figure de la conscience européenne, le libéralisme issu des Lumières, avec pour étendard la souveraineté de la raison sur l'histoire. Par la raison, l'homme domine le réel, la matière physique et psychique, il échappe à la brutalité de l'histoire. Les philosophes français du XVIIIe tiennent ici une place de choix. Ils nous ont apporté l'idée démocratique, la Déclaration des droits de l'homme, la liberté politique remplaçant pour une conscience devenue autonome la liberté par la grâce annoncée par le christianisme.

Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l'esprit humain sur un plan supérieur au réel, creuse un abîme entre l'homme et le monde... Elle substitue, au monde aveugle du sens commun, le monde reconstruit par la philosophie idéaliste, baigné de raison et soumis à la raison. A la place de la libération par la grâce, il y a l'autonomie, mais le leit-motiv judéo-chrétien de la liberté la pénètre.

Les écrivains français du XVIIIe siècle, précurseurs de l'idéologie démocratique et de la Déclaration des droits de l'homme, ont, malgré leur matérialisme, avoué le sentiment d'une raison exorcisant la matière physique, psychologique et sociale... L'homme du monde libéraliste ne choisit pas son destin sous le poids d'une Histoire.

Comme on le sait, le marxisme a contesté la transcendance du sujet humain ainsi que l'idéologie des Lumières. L'homme est soumis à des besoins matériels. La morale, la liberté, l'autonomie de la raison pourraient bien n'être que des leurres imaginés pour masquer la vraie réalité, celle de la lutte des classes pour l'appropriation des biens et des moyens de production. Le marxisme ne constitue-t-il pas une mise en cause radicale de la souveraineté de l'esprit, base jusque là incontestée de la société occidentale ? Non, répond fermement Levinas, car la conscience individuelle conserve la possibilité de surmonter son aliénation par la prise de conscience de ses conditionnements. En dernière analyse, l'idée marxiste est encore une recherche de liberté.

Le marxisme, pour la première fois dans l'histoire occidentale, conteste cette conception de l'homme. L'esprit humain ne lui apparaît plus comme la pure liberté, comme l'âme planant au-dessus de tout attachement;... Il est en proie aux besoins matériels. ... La science, la morale, l'esthétique ne sont pas morale, science et esthétique en soi, mais traduisent à tout instant l'opposition fondamentale des civilisations bourgeoise et prolétarienne.

Toutefois cette rupture avec le libéralisme n'est pas définitive. Le marxisme a conscience de continuer, dans un certain sens, les traditions de 1789 et le jacobinisme semble inspirer dans une large mesure les révolutionnaires marxistes. Mais surtout si l'intuition fondamentale du marxisme consiste à apercevoir l'esprit dans un rapport inévitable à une situation déterminée, cet enchaînement n'a rien de radical.... Prendre conscience de sa situation sociale, c'est pour Marx lui-même s'affranchir du fatalisme qu'elle comporte.

Récapitulons. La société européenne, dans ses diverses figures, maintient résolument l'idée de liberté de la personne humaine. Liberté morale, liberté obtenue par la grâce, liberté de la raison, libération sociale. Cette idée de base de l'humanisme occidental, l'hitlérisme va la déchirer. Quelle est l'essence de l'hitlérisme ? Pour le dire en un mot, il consiste à définir la vie de l'esprit par une mystique du corps. Ce n'est pas seulement la réduction affirmée abstraitement de l'esprit au corps comme on peut la trouver dans telle ou telle forme du matérialisme. Le matérialisme classique prétend peut-être ramener l'esprit à un phénomène naturel. Mais il ne magnifie pas le corps et ses puissances obscures. Ce renversement est accompli par l'hitlérisme et en explique les structures essentielles et en premier lieu le racisme. La mystique biologique qui fonde l'hitlérisme exige le racisme.

L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le coeur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moi souverainement libre... Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement. Etre véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi; c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps; c'est surtout accepter cet enchaînement.

Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison ... Une société à base consanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la race n'existe pas, il faut l'inventer.

La réflexion de Levinas ne s'arrête pas là. Il va en déduire une conséquence. Aucune vérité, nous dit-il, même la vérité hitlérienne, ne peut renoncer à l'universalité. L'universalité est dans la nature formelle de la vérité. Quel est le type d'universalité compatible avec le racisme ? Ce ne peut être la propagation d'une idée ; ce sera donc l'expansion d'une force. L'hitlérisme doit nécessairement conduire à la guerre. Il est frappant de constater comment, partant d'une analyse purement théorique, Levinas avait, dès l'arrivée de Hitler au pouvoir, pris la mesure de la gravité de l'événement. L'hitlérisme n'est pas une nouvelle modalité de la société européenne, il n'est même pas une modalité de société humaine. Tout simplement, conclut Levinas, le racisme hitlérien est la négation de l'humanité de l'homme.

Ici l'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique - il est cette expansion même qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d'universalisation : la guerre, la conquête... Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.

Notons que cette lucidité de Levinas s'oppose de manière saisissante aux monstruosités qu'ont pu écrire sur le même sujet deux philosophes importants, Martin Heidegger du côté allemand, Paul Ricoeur du côté français. Heidegger, d'abord :

Que non pas des thèses et des idées soient les règles de votre être. Le Führer lui-même et lui seul est le présent et l'avenir du peuple allemand8.

Quant à Ricoeur, voici comment, en 1939 (!), il justifiait une politique de conciliation avec Hitler. Après avoir défini les démocraties comme des ploutocraties, il écrivait :

Cette raison me paraît plus décisive que la précédente en faveur de la politique de conciliation : je crois que les idées allemandes de dynamisme, d'énergie vitale des peuples, ont plus de sens que notre idée vide et hypocrite du droit9.

Ainsi, pour Levinas, en 1934, l'essence de l'homme se définit par la liberté, réunissant magistralement sous cette bannière des conceptions fort distinctes, jusqu'au marxisme auquel il a toujours reconnu un caractère humaniste. Cette primauté accordée à la notion de liberté sera conservée jusqu'à la guerre et donne leur coloration propre aux écrits de cette période.10

Les idées de liberté, de transcendance du sujet, de raison, ainsi que la prise en compte du problème social, ont certes été maintenues, mais leur place et leur sens ont été profondément transformés avec le développement par Levinas de sa propre philosophie. Revenant presque soixante ans plus tard sur le texte de 1934, Levinas, sans le renier aucunement, en a marqué la limite, écrivant notamment :

On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avant d'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce degré ? Election venant de dieu - ou de Dieu - qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain, lieu originel de la Révélation.11

2   Totalité et Infini ou l'éthique en rupture du politique

Avec la Libération commence le développement principal de la pensée de Levinas, scandé par la publication de plusieurs articles fondamentaux, pour aboutir en 1961 avec la parution du maître-ouvrage Totalité et Infini.

Morale et éthique

Le moteur en est la conception de l'éthique dégagée par Levinas. Nous la cernerons mieux en la mettant en regard de sa notion classique à laquelle, par commodité, je réserverai le terme de "morale"12.

La morale s'identifie à une recherche de perfection, laquelle peut prendre de multiples formes. Etablissement d'une harmonie ou d'un juste milieu dans son comportement, maîtrise des pulsions, obéissance de l'homme à une loi que sa propre raison lui impose, accès à la contemplation ou, au contraire, impératif d'action et de réalisation, en sont quelques modèles. Leur point commun est d'avoir pour moteur le sujet lui-même. Je dois viser à telle ou telle perfection et ainsi accomplir ma véritable nature. Même la morale existentialiste qui rejette la notion de nature humaine maintient l'exigence d'authenticité et la réalisation de soi par soi.

Levinas se démarque de ces divers schémas. L'impulsion éthique ne vient plus de moi. Elle procède de la révélation d'autrui, de l'autre homme. Mais que signifie autrui ? Et à partir de là comment comprendre que la révélation d'autrui soit d'emblée corrélative de l'obligation éthique ?

Ce qu'autrui n'est pas

La notion d'autrui s'approche de deux façons, négativement d'abord, positivement ensuite. Négativement, autrui n'est pas moi et autrui n'est pas une chose. Ce sont là des banalités, mais si on les comprend de façon radicale, la banalité disparaît. Autrui n'est pas du tout une chose. Les relations que j'entretiens avec la chose ne peuvent en aucune façon s'appliquer à autrui. Je ne peux évidemment le posséder. Mais je ne peux même pas le définir. On ne peut définir autrui par son histoire, par sa situation sociale, par une quelconque caractéristique physique ou psychologique, par une image, par son caractère ou par telle ou telle aptitude. Dès l'instant où j'ai qualifié autrui par un attribut, autrui en tant que tel s'est envolé. Autrui n'est pas un individu dans un genre, il n'entre pas sous un concept.

Sartre dira d'une façon remarquable, mais en arrêtant l'analyse trop tôt, qu'Autrui est un pur trou dans le monde. Il procède de l'absolument Absent13.

Au-delà du dé-voilement d'objets, autrui, en guise de visage, se dé-nude de ses formes de l'apparaître ou de son masque de personne ou de citoyen14.

Autrui comme pur interlocuteur n'est pas un contenu connu, qualifié, saisissable à partir d'une idée générale quelconque et soumis à cette idée. Il fait face, ne se référant qu'à soi15.

Dire qu'autrui ne m'apparaît pas comme objet, ne signifie pas seulement que je ne prends pas l'autre homme pour une chose soumise à mes pouvoirs, que je ne le prends pas pour un "quelque chose". C'est affirmer que le rapport même qui, originellement, s'établit entre moi et autrui, entre moi et quelqu'un, ne saurait, à proprement parler, se loger dans un acte de connaissance qui, comme tel, est prise et compréhension, investissement d'objets16.

Non seulement autrui échappe aux déterminations de la chose, mais il n'est pas moi. Allons jusqu'au bout de cette idée. Autrui n'est pas un alter ego, un autre moi, un semblable. On ne peut l'approcher à partir d'une quelconque similitude ou à la manière dont deux amis sont reliés par sympathie. Nous ne sommes pas deux individus définis par un concept commun ou par un lieu commun. Dans tous ces modes de liaison, essentiels à la fondation de toute psychologie empirique, autrui en tant que tel a échappé.

Autrui en tant qu'autrui n'est pas seulement un alter ego ; il est ce que moi, je ne suis pas. Il l'est non pas en raison de son caractère, ou de sa physionomie, ou de sa psychologie, mais en raison de son altérité même17.

L'altérité d'Autrui ne dépend pas d'une qualité quelconque qui le distinguerait de moi, car une distinction de cette nature impliquerait précisément entre nous cette communauté de genre qui annule déjà l'altérité18.

L'absolument Autre, c'est Autrui. Il ne fait pas nombre avec moi. La collectivité où je dis "tu" ou "nous" n'est pas un pluriel de "je". Moi, toi, ce ne sont pas là individus d'un concept commun. Ni la possession, ni l'unité du nombre, ni l'unité du concept, ne me rattachent à autrui. Absence de patrie commune qui fait de l'Autre - l'Etranger; l'Etranger qui trouble le chez soi. Mais Etranger veut dire aussi le libre. Sur lui je ne peux Pouvoir. Il échappe à ma prise par un côté essentiel, même si je dispose de lui. Il n'est pas tout entier dans mon lieu. Mais moi qui n'ai pas avec l'Etranger de concept commun, je suis, comme lui, sans genre. Nous sommes le Même et l'Autre19 .

Comment à ce stade encore négatif, fixer par un terme la relation à autrui. On ne peut pas à proprement parler la décrire mais on peut en donner l'idée, même si à cette idée ne correspond pas une image. La relation à autrui, nous dit Levinas, est relation à l'infini. Autrui se présente à nous comme infini. L'idée de l'infini est bien connue de la philosophie mais comme une idée abstraite, comme une idée formelle. La relation à autrui est sa déformalisation.

L'expérience, l'idée de l'infini, se tient dans le rapport avec Autrui. L'idée de l'infini est le rapport social. Ce rapport consiste à aborder un être absolument extérieur. L'infini de cet être qu'on ne peut pour cela même contenir, garantit et constitue cette extériorité. Elle n'équivaut pas à la distance entre sujet et objet. L'objet, nous le savons s'intègre à l'identité du Même. Le Moi en fait son thème, et, dès lors, sa propriété, son butin ou sa proie ou sa victime. L'extériorité de l'être infini se manifeste dans la résistance absolue que, de par son apparition - de par son épiphanie - il oppose à tous mes pouvoirs20.

Jusqu'ici la notion d'autrui se décrit par des négations. Autrui n'est pas une chose, il n'est pas mon alter ego, il ne se définit pas par un concept ayant une extension et une compréhension, par des qualités ou des attributs. Dire que "la relation avec autrui est relation à l'infini" revient encore à énoncer une négation, même si c'est sous forme affirmative. Il faut maintenant décrire positivement cette relation, dégager dans quelles situations concrètes, dans quelles expériences vivantes elle se produit.

Cela peut s'articuler en deux temps, en deux registres, bien que dans les textes de Levinas, ces deux registres se renvoient constamment l'un à l'autre et se prêtent main forte. Pour le dire dans un extrême raccourci, d'une part, autrui se manifeste en s'exprimant, et d'autre part, ce qui est encore plus fondamental, la relation ou je rencontre autrui est la relation éthique.

Autrui parle

L'expression, la parole, le discours, est en effet une situation privilégiée dont Levinas dégage minutieusement toutes les facettes. Par la parole, autrui se manifeste en soi. Levinas y insiste à maintes reprises. Il ne faut pas dire : "le langage parle", selon une formule devenue banale. Ce n'est pas le langage qui parle, c'est autrui qui parle. Un mot fait ici son apparition et devient thème récurrent de multiples analyses, le mot "visage". Visage est quasiment synonyme d'autrui. Visage signifie présence vivante et expression, le contraire d'un masque, d'une image figée dans sa forme.

La manifestation de l'en-soi consiste pour l'être à se dire à nous, indépendamment de toute position que nous aurions prise à son égard, à s'exprimer. Là, contrairement à toutes les conditions de la visibilité d'objets, l'être ne se place pas dans la lumière d'un autre mais se présente lui-même dans la manifestation qui doit seulement l'annoncer, il est présent comme dirigeant cette manifestation même - présent avant la manifestation qui seulement le manifeste... Le visage est une présence vivante, il est expression. La vie de l'expression consiste à défaire la forme où l'étant, s'exposant comme thème, se dissimule par là même. Le visage parle... Celui qui se manifeste porte, selon le mot de Platon, secours à lui-même. Il défait à tout instant la forme qu'il offre21.

Toutefois il faut se garder d'une erreur d'interprétation. La pensée de Levinas n'est pas une philosophie du dialogue. L'échange, la communication des idées et même la réciprocité des amitiés ne traduit pas la relation à autrui dans toute sa spécificité. Etre en relation avec l'infini signifie être en relation avec plus grand que soi. La relation avec autrui est essentiellement dissymétrique et cela va être crucial pour la suite.

La "communication" des idées, la réciprocité du dialogue, cachent déjà la profonde essence du langage. Celle-ci réside dans l'irréversibilité de la relation entre Moi et l'Autre, dans la Maîtrise du Maître coïncidant avec sa position d'Autre et d'extérieur. Le langage ne peut se parler, en effet, que si l'interlocuteur est le commencement de son discours, s'il reste, par conséquent, au- delà du système, s'il n'est pas sur le même plan que moi. L'interlocuteur n'est pas un Toi, il est un Vous. Il se révèle dans sa seigneurie. L'extériorité coïncide donc avec une maîtrise. Ma liberté est ainsi mise en cause par un Maître qui peut l'investir22.

Il faut être sensible à la brusque mutation qu'annoncent ces dernières phrases. Nous allons d'un coup accéder à un nouvel horizon. En effet, où va pouvoir se jouer cette relation à autrui qui est à la fois nu de toute détermination conceptuelle, étranger qui me visite, révélation d'un infini transcendant tous mes pouvoirs et désigné comme maître ? Cette relation ne saurait appartenir à la sphère de la connaissance, puisque, nous dit Levinas, connaissance signifie toujours saisie, prise de possession. C'est dans une autre dimension que la relation à autrui se déploie, la dimension morale, l'éthique. De nombreuses notions et perspectives font alors irruption et dessinent un nouveau paysage qui parfois nous submerge. Dans les écrits de Levinas, ces notions se présentent comme un collier de perles rigoureusement construit mais aussi enroulé sur lui-même, de sorte que chacune de ses perles brille de l'éclat de toutes les autres. Quitte à simplifier outrageusement, je distinguerai trois moments dans le déploiement de cette constellation.

Liberté injuste

En premier lieu, face à autrui, la liberté ne se comprend plus dans le registre de la puissance et de l'impuissance mais dans celui de la justice et de l'injustice. Ma liberté se découvre comme possiblement injuste et même plus, comme essentiellement injuste de par son expansion même. Et c'est là, avec cette mise en question, et non par une quelconque méditation théorique, que commence pour Levinas la conscience morale. L'impératif moral ne viole certainement pas la raison mais il n'en est pas le produit, fut-elle appelée ici `` raison pratique ''.

L'accueil d'autrui est ipso facto la conscience de mon injustice - la honte que la liberté éprouve pour elle-même23.

C'est l'accueil d'Autrui, le commencement de la conscience morale, qui met en question ma liberté. Cette façon de se mesurer à la perfection de l'infini, n'est donc pas une considération théorétique. Elle s'accomplit comme honte où la liberté se découvre meurtrière dans son exercice même... La conscience morale accueille autrui. C'est la révélation d'une résistance à mes pouvoirs, qui ne les met pas, comme force plus grande, en échec, mais qui met en question le droit naïf de mes pouvoirs, ma glorieuse spontanéité de vivant. La morale commence lorsque la liberté, au lieu de se justifier par elle-même, se sent arbitraire et violente24.

Liberté obligée

Deuxième moment, face à autrui, la liberté ne se découvre pas seulement comme injuste. Elle se trouve investie de responsabilité et d'obligations. Ce pas supplémentaire s'effectue conjointement avec une déformalisation des notions abstraites qui servent à cerner l'altérité d'autrui, une démarche surprenante et très caractéristique de la pensée de Levinas. Nous avons dit qu'autrui est nu de déterminations. Cette nudité logique trouve sa concrétude dans la nudité du visage, elle-même prolongée par celle du corps avec la honte qui l'accompagne. La transcendance d'autrui par rapport au monde trouve sa figure vécue dans la condition d'étranger avec sa misère et son absence d'assise. L'infini, notion de la raison, devenu l'infini rencontré avec autrui, se mue en source d'obligation.

La transcendance du visage est, à la fois, son absence de ce monde où il entre, le dépaysement d'un être, sa condition d'étranger, de dépouillé ou de prolétaire. L'étrangeté qui est liberté, est aussi l'étrangeté-misère. La liberté se présente comme l'Autre; au Même qui, lui, est toujours l'autochtone de l'être, toujours privilégié en sa demeure. L'autre, le libre est aussi l'étranger. La nudité de son visage se prolonge dans la nudité du corps qui a froid et qui a honte de sa nudité25.

... l'infini ne se présente pas à une pensée transcendentale, ni même à l'activité sensée, mais en Autrui; il me fait face et me met en question et m'oblige de par son essence d'infini26.

Avec la déformalisation de ces notions s'ouvre leur résonance éthique, de sorte que la dimension juive de la pensée de Levinas vient s'intégrer tout naturellement dans le cadre de sa réflexion philosophique la plus abstraite. Autrui se révèle dans la personne de celui qui est réellement nu, dans celle de l'étranger sans assise, du pauvre, de la veuve et de l'orphelin. L'appel des prophètes d'Israël, prolongé par les exigences des talmudistes, devient philosophie première au point de constituer le noyau de la vie de l'esprit. La relation à l'infinité d'autrui se transcrit en accroissement à l'infini des obligations à son égard.

Autrui en tant qu'autrui se situe dans une dimension de la hauteur et de l'abaissement - glorieux abaissement; il a la face du pauvre, de l'étranger, de la veuve et de l'orphelin et, à la fois, du maître appelé à investir et à justifier ma liberté27.

"Laisser des hommes sans nourriture - est une faute qu'aucune circonstance n'atténue; à elle ne s'applique pas la distinction du volontaire et de l'involontaire" dit Rabbi Yochanan28.

L'étendue des obligations à l'égard des hommes pleinement hommes n'a pas de limites. Une fois de plus, rappelons le mot du rabbin lithuanien Israël Salanter : les besoins matériels de mon prochain sont des besoins spirituels pour moi29.

Conscience morale et élection

Troisième moment. Non seulement autrui met ma liberté en cause, non seulement il m'investit d'une responsabilité infinie, mais dans l'exercice de cette responsabilité, je suis irremplaçable. Ainsi doit se comprendre la notion d'élection d'Israël, peuple élu par et pour un surcroît d'obligations. Mais l'élection d'Israël n'est jamais que la figure publique de l'élection de toute conscience morale dans sa définition même. De sorte que paradoxalement, l'élection d'Israël est l'envers parfait de l'idée raciste.

L'idée d'un peuple élu ne doit pas être prise pour un orgueil. Elle n'est pas conscience de droits exceptionnels, mais d'exceptionnels devoirs. C'est l'apanage de la conscience morale elle-même. Elle se sait au centre du monde et pour elle le monde n'est pas homogène : car je suis toujours seul à pouvoir répondre à l'appel, je suis irremplaçable pour assumer les responsabilités. L'élection est un surplus d'obligations pour lequel se profère le "je" de la conscience morale30.

L'éthique en rupture du politique

Quelle place, si l'on suit cette conception de l'éthique, faut-il accorder à la politique, aux institutions ou plus généralement à l'histoire ? Ou inversement comment l'horizon éthique qui a été dégagé se situe-t-il par rapport à la politique et à l'histoire ? Lorsque Levinas écrit Totalité et Infini, il conçoit encore le rôle de la raison politique à la manière classique et la relation éthique est ce qui, par définition, est en rupture par rapport à la politique. Toutefois le fossé qui la sépare de la politique n'est pas sans nuances. Sans jamais pouvoir être comblé, il comporte néanmoins des degrés.

Politique et guerre

Je commence par le plus tragique : la guerre. Prolongeant Levinas, on peut dire que si, selon son expression, l'éthique doit être déclarée "philosophie première", c'est la guerre qui est la raison politique première. Ce constat est établi sans appel dès les premières lignes de Totalité et Infini.

La guerre ne se range pas seulement - comme la plus grande - parmi les épreuves dont vit la morale. L'art de prévoir et de gagner par tous les moyens la guerre - la politique - s'impose, dès lors, comme l'exercice même de la raison. La politique s'oppose à la morale, comme la philosophie à la naïveté.

On peut encore le dire autrement. La guerre, la politique en guise de guerre, n'est pas une contingence, un regrettable accident ou une maladie qu'il faut soigner. Oser énoncer que la guerre est ëxercice de la raison" implique qu'on ne saurait la réduire à un non-sens ou même à une simple situation empirique qu'il suffirait de rapporter à un jeu de causes et d'effets. Levinas en établit donc le statut ontologique :

La face de l'être qui se montre dans la guerre, se fixe dans le concept de totalité qui domine la philosophie occidentale. Les individus s'y réduisent à des porteurs de forces qui les commandent à leur insu. Les individus empruntent à cette totalité leur sens (invisible en dehors de cette totalité). L'unicité de chaque présent se sacrifie incessamment à un avenir appelé à en dégager le sens objectif. Car seul le sens ultime compte, ...

N'y a-t-il cependant aucune issue ? La guerre n'est-elle pas inévitablement suivie de paix ? L'identité des êtres ne se retrouve-t-elle pas une fois la paix conclue ? Même s'il ne s'agissait que d'une dialectique historique et a fortiori dans le cadre d'un modèle d'ordre politique universel, l'unicité de l'individu, la subjectivité, pourrait conserver une place. Mais Levinas nous ferme cette porte :

La paix des empires sortis de la guerre repose sur la guerre. Elle ne rend pas aux êtres aliénés leur identité perdue. Il y faut une relation originelle et originale avec l'être.

Politique et animalité

Le pensée de Levinas n'est pas toujours caractérisée par la sombre perspective que je viens d'exposer. A ce diagnostic sans appel, Levinas sait apporter des nuances. Comme il y insiste souvent dans ses leçons talmudiques, la vérité a des dimensions multiples et ce principe s'applique en tout premier lieu à sa propre pensée. La politique a une autre dimension par laquelle elle n'est plus "l'art de gagner la guerre".

Changeons de schéma et partons de cette autre vérité (ou semi-vérité): A l'état naturel, selon une formule connue, " l'homme est un loup pour l'homme " et l'humanité de l'homme exige de dépasser le règne de l'animalité, celui de la force brute. La raison politique est dès lors investie d'un sens nouveau, permettre d'échapper à la guerre de tous contre tous. Grâce à l'Etat, aux institutions, à la loi à laquelle se soumettent les libertés en lutte, un ordre pacifique peut émerger. L'ordre politique est le moyen de garantir un équilibre aux forces qui s'opposent. Ou pour le dire autrement, sa justification consiste à remplacer la guerre et ses destructions par une saine compétition commerciale, la règle du jeu social étant fixée par le droit et son respect garanti par la police. Levinas accepte résolument ce schéma classique. Il n'est pas un anarchiste.

Cependant cet ordre politique se caractérise par son ambivalence. D'un côté il transcende certes l'animalité et il est condition de la liberté. Il est vain d'imaginer garantir la liberté sans des institutions, un droit et un Etat. La liberté ne se bâtit pas sur les bons sentiments. Mais inversement, l'ordre politique ignore l'homme comme personne unique. L'universalité de l'ordre politique connaît seulement le citoyen dans son anonymat.

La grande méditation de la liberté par Hegel permet de comprendre que la bonne volonté, par elle-même, n'est pas une liberté vraie, tant qu'elle ne dispose pas des moyens pour se réaliser... La liberté ne se réalise pas en dehors des institutions sociales et politiques qui lui ouvrent l'accès de l'air frais nécessaire à son épanouissement, à sa respiration et même, peut- être, à sa génération spontanée... [Mais] il existe une tyrannie de l'universel et de l'impersonnel, ordre inhumain quoique distinct du brutal. Contre lui, s'affirme l'homme comme singularité irréductible, extérieure à la totalité où il entre31.

L'ordre politique garantit la liberté mais, comme le laisse présager cette dernière phrase, il n'est en aucune façon celui de la relation éthique. On le voit déjà dans le glissement de sens subi ici par la notion même de liberté. Il ne s'agit plus de cette liberté qui se reconnaît comme injuste et responsable envers autrui. Tout le sens de l'institution politique est, bien au contraire, de permettre l'expansion des libertés et leur compétition par une saine limitation qui les préserve d'une destruction réciproque.

L'ordre politique n'est pas celui de la relation à l'infini ouvert par la révélation d'autrui, c'est l'ordre d'une totalité dans laquelle les personnes en tant que telles disparaissent au profit de l'abstraction de l'Etat. Le fossé entre les ordres politique et éthique reste pour l'instant infranchissable. Voici comment Levinas commente un texte talmudique qui compare Rome à un cochon :

Exceptionnelle réussite de la violence parvenant à s'équilibrer. Etat qui n'aurait pas atteint à la loi éthique découlant de la vie d'un homme pour l'autre homme : mais loi qui aura traversé l'animalité pour aboutir dialectiquement à l'universalité formelle de la loi même à partir d'une condition où "l'homme est loup pour l'homme". Apparence de la loi morale, mais, formellement, loi ; dans cette apparence et dans ce formalisme. Ce qu'exprime probablement un midrach 32 comparant Edom, c'est-à-dire Rome, à un porc dont les sabots sont fourchus sans qu'il soit un ruminant et, par conséquent, impur et impropre à la consommation d'après la Thora, porc qui, ën se couchant, étend ses pattes et montre ses sabots pour dire : "Regardez, je suis pur" "33.

Il faut toutefois ajouter une précision. Lorsque Levinas proteste contre le totalitarisme de l'Etat et plus généralement de l'histoire, ce n'est pas au nom du sujet qui se rebelle contre une loi qui l'enserre. Levinas se distingue par là d'autres courants philosophiques qui opposent à la rationalité universelle le cri de révolte de l'individu blessé. Avec minutie, Levinas se démarque ici de Kierkegaard :

Le moi se conserve donc dans la bonté sans que sa résistance au système se manifeste comme le cri égoïste de la subjectivité, encore soucieuse de bonheur ou de salut, de Kierkegaard. Poser l'être comme Désir, c'est à la fois, repousser l'ontologie de la subjectivité isolée et l'ontologie de la raison impersonnelle se réalisant dans l'histoire.34

Par la suite, cette idée trouvera un prolongement dans la réflexion de Levinas sur les "Droits de l'homme" qui, avant même d'être fondés sur la "nature humaine", idée prévalente depuis la Renaissance, doivent être considérés plus originellement comme les "droits de l'autre homme"35. Levinas démontre en tous cas dans une lecture talmudique que cette manière de voir est caractéristique de l'humanisme juif :

Soulignons encore un détail de la situation où se place la Michna ici, caractéristique de l'humanisme juif : l'homme dont il convient de défendre les droits, c'est d'abord l'autre homme, ce n'est pas initialement moi. Ce n'est pas le concept "homme" qui est à la base de cet humanisme, c'est autrui36.

Etre jugé par l'histoire ou juger l'histoire

Dans tous les développements qui précèdent, les espaces où se jouent la relation éthique, d'un côté, la politique ou plus généralement l'histoire sont disjoints. L'Introduction de Totalité et Infini rattache la relation personnelle à "l'extraordinaire phénomène de l'eschatologie prophétique", laquelle, à cette étape du développement de sa pensée, signifie pour Levinas un débordement sans continuité avec l'histoire, selon ses propres termes, `` un surplus toujours extérieur à la totalité ''. Certes la relation éthique se produit dans l'histoire mais elle la transcende absolument.

Si elle [l'histoire] prétend intégrer moi et l'autre dans un esprit impersonnel, cette prétendue intégration est cruauté et injustice, c'est-à-dire ignore Autrui. L'histoire, rapport entre hommes, ignore une position du Moi envers l'Autre où l'Autre demeure transcendant par rapport à moi. Si je ne suis pas extérieur à l'histoire par moi-même, je trouve en autrui un point, par rapport à l'histoire, absolu ; non pas en fusionnant avec autrui, mais en parlant avec lui... Quand l'homme aborde vraiment Autrui, il est arraché à l'histoire37.

Conséquence de cette transcendance, Levinas affirme résolument et de façon répétée que l'histoire n'est pas un critère de jugement. Le jugement par l'histoire oublie l'unicité de chaque présent, de chaque individu, réduit la subjectivité à l'objectivité visible, ne laisse pas de place à la responsabilité éthique. N'hésitant pas à s'opposer à Hegel, Levinas refuse tout jugement par l'histoire:

Cet äu delà" de la totalité et de l'expérience objective, ... se reflète à l'intérieur de la totalité et de l'histoire, à l'intérieur de l'expérience. L'eschatologique, en tant que l'äu delà" de l'histoire arrache les êtres à la juridiction de l'histoire et de l'avenir - il les suscite dans leur pleine responsabilité et les y appelle,... il restitue à chaque instant sa signification pleine dans cet instant même : toutes les causes sont mûres pour être entendues. Ce n'est pas le jugement dernier qui importe, mais le jugement de tous les instants... L'idée eschatologique du jugement (contrairement au jugement de l'histoire où Hegel a vu à tort la rationalisation de celui-là) implique... que les êtres existent en relation certes, mais à partir de soi et non pas à partir de la totalité.38

Mais devons-nous inverser les termes ? Si la relation éthique transcende l'histoire, si la conscience morale n'a pas à se soumettre à une quelconque juridiction de l'histoire, devons-nous en déduire que réciproquement l'histoire échappe à sa juridiction ? La tentation est forte de suivre cette voie et, sous des formes diverses, religieuses ou politiques, elle fut souvent empruntée. Telle n'est pas l'option de Levinas. La conscience morale est habilitée à poser à porter son jugement sur l'histoire.

L'indépendance à l'égard de l'histoire affirme le droit que possède la conscience humaine de juger un monde mûr à tout moment pour le jugement, avant la fin de l'histoire et indépendamment de cette fin, c'est-à-dire un monde peuplé de personnes.

Toutefois, lorsque Levinas écrit Totalité et Infini, jugement porté sur l'histoire ne signifie pas jugement sur telle ou telle figure de l'histoire et, à ce point de vue, Levinas est en retrait sur les analyses des Réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme. Ce qu'on peut appeler la "philosophie politique" de Levinas n'apparaîtra que plus tard. Levinas est certes un démocrate, mais les idées de démocratie et d'Etat libéral n'ont pas encore de dignité philosophique particulière. D'ailleurs, les termes même de "démocratie" et d'Ëtat libéral" n'apparaissent jamais dans Totalité et Infini. Cette absence n'est nullement l'effet du hasard. Le rôle de l'Etat et des institutions politiques, est au mieux, comme on l'a vu, de maintenir la paix civile, cela au prix d'une tyrannie de l'universalité. Il n'est pas de faire régner la justice. Dans Totalité et Infini, les notions de justice et de charité sont utilisées indifféremment et sont relatives à la seule conjoncture éthique, ainsi que le précise Levinas vingt-six ans plus tard, indiquant par là un point essentiel des développements ultérieurs :

Il n'y a aucune différence terminologique dans Totalité et Infini entre miséricorde ou charité, source d'un droit d'autrui passant avant le mien, d'une part, et la justice, d'autre part, où le droit d'autrui - mais obtenu après enquête et jugement - s'impose avant celui du tiers. La notion éthique générale de justice est évoquée dans les deux situations indifféremment39.

Si je comprends bien, le droit de la conscience morale de juger l'histoire doit donc s'interpréter sans référence à tel ou tel modèle politique spécifique, mais comme le droit de se situer, non pas en dehors, mais au dessus de l'histoire et de résister à son mouvement, quel qu'il soit. Aucune réalisation historique, qu'il s'agisse d'un succès ou d'un échec, ne saurait empiéter sur l'autonomie ou si on préfère sur l'absolu de la conscience morale. En outre, pour Levinas, cette option philosophique constitue en même temps le noeud de l'enseignement du judaïsme :

Mais ne faut-il pas accorder à l'homme le droit de juger, au nom de la conscience morale, l'histoire à laquelle par un côté il appartient, au lieu de laisser à l'histoire anonyme ce droit du jugement ? Une liberté à l'égard de l'histoire au nom de la morale, la justice au-dessus de la culture (terre ancestrale, architecture, arts), tels sont en fin de compte les termes qui racontent la façon dont le juif a rencontré Dieu...Hillel savait que l'histoire ne juge pas et que, laissée à sa fatalité, elle répercute les crimes. Que rien - aucun événement de l'histoire - ne peut juger une conscience. Ce que soutient le langage théologique, mesurant tout le merveilleux d'une telle liberté, en disant que Dieu seul juge.40

Levinas n'hésite pas à aller plus loin encore. Au risque de choquer (et cela fut parfois le cas), il pose que les énoncés précédents doivent nécessairement, ou mieux, ontologiquement, pour le dire dans le langage qu'il emploie à l'époque, avoir leur traduction au sein même de l'histoire. Le refus du verdict de l'histoire, position philosophique, doit aussi connaître sa figure historique. Cette figure, Levinas n'a pas à chercher loin pour l'identifier : c'est l'histoire du peuple juif. Dans la ligne des idées de Franz Rosenzweig qu'il reprend à son compte, s'opposant à ce qu'il désigne comme la "logique hégélienne", Levinas écrit :

A l'aube du monde nouveau, le judaïsme a la conscience d'avoir, de par sa permanence, une fonction dans l'économie générale de l'Etre et où personne ne peut le remplacer. Il faut qu'il existe dans le monde quelqu'un d'aussi vieux que le monde41.

Cette prétention la plus antique est sa prétention d'exister à part dans l'histoire politique du monde. C'est la prétention de juger cette histoire, c'est-à-dire de demeurer libre à l'égard des événements, quelle que soit la logique interne qui les relie, c'est la prétention d'être un peuple éternel. Cette éternité d'Israël n'est pas le miracle inexplicable d'une survie. Ce n'est pas parce qu'il a miraculeusement survécu qu'il s'arroge une liberté à l'égard de l'histoire. C'est parce que, d'emblée, il a su refuser la juridiction des événements qu'il s'est maintenu comme une unité de conscience à travers l'histoire... Ce qui s'attaque à cette prétention d'être un peuple éternel, c'est l'exaltation du jugement de l'histoire comme étant l'ultime juridiction de tout être, c'est l'affirmation que l'histoire est la mesure de toutes choses42.

3  Autrement qu'être ou l'éthique fondement du politique

La réflexion de Levinas sur la place de la politique ne s'arrête pas à Totalité et Infini. Elle connaît par la suite un approfondissement très important qui, à vrai dire, était déjà subrepticement en germe dans la conclusion de Totalité et Infini.

Posons une question. N'y a-t-il pas une autre justification de l'ordre institutionnel que la régulation des brutalités ? Selon cette première conception, la rationalité politique se place au dessus de l'animalité mais infiniment en deçà de la relation éthique qui lui échappe et qui la juge. N'y a-t-il pas une autre perspective selon laquelle c'est l'ordre éthique lui-même qui exige la rationalité politique ? Levinas va s'engager dans cette voie originale où, pour le dire schématiquement, il ne s'agit plus de monter du naturel au rationnel, mais de redescendre de l'éthique au rationnel. Plus précisément, Levinas va montrer que le souci éthique lui-même, considéré dans toutes ses dimensions, exige l'universalité politique.

L'éclosion de cette nouvelle perspective s'effectue en corrélation avec une radicalisation de la signification d'autrui qu'il me faut maintenant décrire. Le chemin où nous entraîne ici Levinas est le plus abrupt de toute sa philosophie, celui où le risque de contresens est le plus présent 43. La pensée de Levinas est une construction complexe dans laquelle le radicalisme d'une idée trouve son contrepoids dans le radicalisme d'une autre. C'est le contraire d'un équilibre obtenu dans un mélange où les aspérités sont gommées. Levinas ne tempère pas ses exagérations, il les contrebalance. D'où le risque permanent que, tétanisé par l'excès d'une perspective, on en vienne à oublier son contrepoids, Ainsi, comme on va le voir, l'obligation à l'égard d'autrui définie par Levinas est à l'évidence ëxcessive'', mais elle est d'emblée équilibrée par l'obligation envers le tiers, laquelle n'est pas moins impérative.

L'Autre dans le Même

Comme je l'ai dit plus haut, on peut schématiser la nouvelle perspective en mettant en regard deux formules : Totalité et Infini traite de l'autre en face du même ; dans Autrement qu'être, Levinas considère l'autre dans le même. Ou, en s'exprimant de manière moins formalisée : dans Totalité et Infini, le point de départ est ma liberté déjà constituée que la révélation du visage d'Autrui me fait découvrir comme injuste. En revanche, dans Autrement qu'être, il ne s'agit plus de la révélation d'Autrui à un Moi déjà constitué. Plus profondément, c'est la responsabilité pour autrui qui devient constitutive de mon moi, de ma propre subjectivité44. Je suis concerné par Autrui avant même de le rencontrer. Parlant de son ouvrage, Levinas dit :

Dans ce livre je parle de la responsabilité comme de la structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité. Car c'est en termes éthiques que je décris la subjectivité. L'éthique, ici, ne vient pas en supplément à une base existentielle préalable; c'est dans l'éthique entendue comme responsabilité que se noue le noeud même du subjectif45.

Levinas fixe cette nouvelle figure de l'altérité dans une interprétation du verset Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Ce n'est pas tu aimeras ton prochain "car il est comme toi-même" ou äutant que toi-même". Le "comme toi-même" porte sur tout le début du verset. Äime ton prochain; c'est toi-même"; "c'est cet amour du prochain qui est toi-même"46.

Ce changement d'optique se traduit par un ensemble d'analyses d'une nouveauté et d'un radicalisme qui désarçonnent de prime abord. Les relations entre concepts auxquels nous sommes habitués sont inversées et Levinas est quasiment obligé de créer un nouveau langage. Il s'agit en effet de décrire la subjectivité humaine sans employer le verbe être. Si je dis par exemple "l'homme est un être pensant", cela suppose un être préalablement installé dans son être et, sur cette base, doué de pensée. Mais, pour Levinas, le moi humain doit être caractérisé préalablement à toute situation établie, d'où l'expression `` Autrement qu'être ''. Je vais ici me limiter aux traits les plus fondamentaux du paysage que nous fait découvrir Levinas. Quatre notions-clés scandent la relation à autrui. Ce sont la proximité, la responsabilité, la substitution et l'unicité du moi.

Proximité

Le relation à autrui se définit d'abord comme proximité dans un sens qui peut dérouter. La proximité d'autrui ne naît pas de la rencontre, elle n'est pas le résultat d'une quelconque prise de conscience. Elle est constitutive du sujet humain avant tout savoir et toute représentation. Elle désigne un contact immédiat.

L'approche est précisément une implication de l'approchant dans la fraternité. Devenant consciente, c'est-à-dire thématisée, l'approche indifférente détruit cette parenté, telle une caresse se surprenant palpation ou se ressaisissant. La subjectivité du sujet approchant est donc préliminaire, an-archique, avant la conscience, une implication - une prise dans la fraternité47.

En outre il ne faut pas s'y tromper. La proximité à autrui ne doit pas être comprise selon le mode symétrique suggéré par le langage courant pour lequel la relation de proximité englobe simultanément deux entités (dire que A est proche de B équivaut à dire que B est proche de A, ou encore que A et B sont proches)48. De même la proximité n'est pas une fusion. Bien au contraire, elle maintient l'autonomie de l'autre dans l'infini de son altérité. Quel peut donc être le contenu d'une telle proximité sans réciprocité ni fusion ? Levinas répond par un maître-mot : la responsabilité. Pour Levinas, proximité et responsabilité ne vont pas l'un sans l'autre ; ce sont même quasiment des termes synonymes :

La proximité du prochain - la paix de la proximité - est la responsabilité du moi pour un autre...49.

La subjectivité est ... responsabilité dans la proximité des autres50.

Sujet d'autant plus responsable qu'il répond davantage, comme si la distance entre lui et l'autre s'accroissait au fur et à mesure où la proximité se resserrait51.

Responsabilité

La responsabilité pour autrui précède la liberté et même l'être. Elle est antérieure à tout engagement. On ne choisit pas plus la responsabilité qu'on ne choisit d'exister. Selon une formule souvent employée par Levinas, la responsabilité me vient `` d'un passé n'a jamais été présent '', ou, si on préfère, elle me vient d'avant la création ; je suis responsable avant même avoir été créé. D'un autre côté, la responsabilité ne se mesure pas à ce qu'il est possible d'accomplir. Enfin elle est le sens même de la subjectivité humaine:

La responsabilité illimitée où je me trouve vient d'en deçà de ma liberté, d'un äntérieur-à-tout souvenir" d'un ültérieur-à-tout-accomplissement", du non-présent, par excellence du non-originel, de l'an-archique, d'un en deçà ou d'un au delà de l'essence. La responsabilité pour autrui est le lieu où se place le non-lieu de la subjectivité et où se perd le privilège de la question: où ?...

Toute mon intimité s'investit en contre-mon-gré-pour-un-autre. Malgré moi, pour-un-autre - voilà la signification par excellence et le sens du soi-même, du se - accusatif ne dérivant d'aucun nominatif - le fait même de se retrouver en se perdant52.

De qui est-on responsable ? D'autrui certainement, mais puisque cette responsabilité ne se décrit pas comme postérieure à la rencontre, puisque qu'elle est a priori constitutive du sujet, il s'agit donc d'autrui le premier venu ou même d'autrui l'inconnu. De quoi est-on responsable ? Levinas s'engage ici sur un chemin abrupt de radicalisme croissant.

En premier lieu, je suis responsable de l'oppression et des malheurs subis par autrui. Ce degré de la responsabilité n'est pas déconnecté de la réalité quotidienne, du moins dans ses aspects les plus nobles. S'il y a utopie, c'est une utopie observable, et c'est justement ainsi que Levinas répond au reproche de développer une pensée utopique.

La passivité la plus passive, l'inassumable subjectivité - ou sujétion même du sujet - tient à mon obsession par la responsabilité pour l'opprimé autre que moi53.

On peut la dire utopique - c'est pourtant la situation exacte des hommes, de notre temps au moins, où des intellectuels se sentent otage des masses malheureuses inconscientes de leur malheur54.

Levinas ne s'arrête pas là. Je ne suis pas seulement responsable des malheurs d'autrui. En bonne philosophie classique, l'homme libre est responsable de ses propres actes et coupable de ses propres fautes. Levinas va plus loin. `` Responsable d'autrui '' signifie responsable pour les fautes d'autrui, responsable de la liberté d'autrui. Encore un effort et conduisons cette idée jusqu'à son extrême limite. Je suis responsable de la faute d'autrui et même de la persécution dont il me persécute. Levinas va jusque là tout en marquant qu'une telle perspective doit immédiatement être nuancée.

Mais la relation avec un passé d'en deçà tout présent et tout re-présentable... est incluse dans l'événement extraordinaire et quotidien de ma responsabilité pour les fautes ou le malheur des autres, dans ma responsabilité répondant de la liberté d'autrui; dans l'étonnante fraternité humaine où la fraternité par elle-même - pensée avec la sobre froideur caïnesque - n'expliquerait pas encore la responsabilité entre être séparés qu'elle clame55.

Il m'est arrivé de dire quelque part, c'est un mot que je n'aime pas beaucoup citer, car il doit être complété par d'autres considérations, que je suis responsable des persécutions que je subis. Mais seulement moi! Mes " proches " ou " mon peuple " sont déjà les autres et, pour eux, je réclame justice.... Ce sont là des formules extrêmes qu'il ne faut pas détacher de leur contexte. Dans le concret, beaucoup d'autres considérations interviennent et exigent la justice même pour moi56.

On ne saurait trop insister sur l'importance de la dernière phrase citée. A côté de la responsabilité à l'égard d'autrui surgit la responsabilité à l'égard du tiers, laquelle n'est pas moins urgente et, comme on le verra, s'ouvre sur une dimension proprement politique distincte de celle que j'ai présentée plus haut. Il en résulte que la perspective radicale ouverte par Levinas est une structure philosophique dont la liaison avec la réalité empirique et sa traduction en action sont tout sauf immédiates57. C'est seulement si on oublie cette complexité que l'on peut considérer la pensée de Levinas comme une utopie ignorant toute réalité. Le fait qu'une notion philosophique ultime n'apparaisse pas de prime abord dans le quotidien ne doit pas nous étonner plus que l'invisibilité de l'hydrogène et de l'oxygène constitutifs de l'eau. L'hydrogène et l'oxygène ne sont pas directement perçus par les sens et pourtant les propriétés de l'eau en dépendent fortement. De la même façon, pour Levinas, la structuration du sujet comme responsabilité jusqu'à ce qui est jugé excessif ou illusion par le regard empirique est une condition de possibilité pour qu'il y ait bonté, pour `` ce peu de mal que nos mains répudièrent58 ''.

La substitution

La responsabilité ainsi portée à cette extrémité s'insère dans une trame philosophique où se renouvelle et même s'inverse la notion de subjectivité. Les termes qui marquent cette inversion sont la subjectivité comme substitution à autrui et en situation d'otage et l'unicité du moi en vertu de sa responsabilité. Ces notions de prime abord un peu abstraites s'éclairent si on les met en regard des approches usuelles de la subjectivité.

Reprenons la description classique du sujet humain. Je suis une personne libre, consciente, douée de volonté et de raison. Je choisis et développe mon activité, j'étends mes connaissances, je possède des biens et des pouvoirs, j'ai ma place légitime au soleil que je maintiens et élargis autant qu'il m'est possible, j'affermis mon identité. Selon une expression connue, ma grande affaire est ainsi de "persévérer dans mon être". Certes je rencontre des obstacles et suis soumis à des forces extérieures qui assortissent cette activité d'une bonne dose de passivité. Qu'à cela ne tienne, j'assume résolument cette passivité de sorte que finalement rien n'échappe à mon pouvoir de décision. Egalement je rencontre d'autres sujets dont l'existence et l'activité limitent mon expansion. Mais je peux me maintenir dans une logique de puissance et de liberté, soit en entrant en lutte avec autrui, soit en concluant un contrat de limitation réciproque à notre avantage mutuel.

Le monde moderne conteste souvent la pertinence de cette description que la science et l'histoire mettent à mal. La subjectivité souveraine n'est qu'illusion. Je ne suis que l'expression de lois qui m'enserrent. Le psychologue, le sociologue, l'historien, le linguiste et dans leur sillage tout un courant de la philosophie contemporaine dénoncent l'illusion d'une intimité du sujet humain.

Levinas s'inscrit simultanément en faux contre les deux approches qui viennent d'être décrites. En effet elles ont un point commun. Pour le fixer par une formule, dans les deux cas, le Moi a une place dans l'être. Place au soleil qu'il conquiert et maintient dans le premier cas, élément d'une totalité régie par un ordre rationnel dans le second. Dans les deux cas, le Moi est dans une place-forte, solidement amarré dans l'être. Le Moi appartient au jeu de l'être, seule la modalité change, liberté et puissance d'un côté, structure et rationalité de l'autre. Aucune transcendance dans tout cela. Rien n'échappe au jeu de l'être.

La figure du sujet humain décrite par Levinas se situe en deçà du jeu de l'être. Cela se comprend déjà avec le simple souci pour autrui compris dans un sens fort. Avec la préoccupation pour le sort d'autrui, être ou ne pas être n'est plus la question, cette question s'oublie. Il ne s'agit pas d'une inconscience, ce n'est pas un oubli ßans contrôle", mais un oubli qui est üne ignorance au sens ou la noblesse ignore ce qui n'est pas noble59". D'emblée, le souci pour autrui signifie son congé à la persévérance dans l'être, au conatus.

Mais avec la responsabilité pour la liberté et la culpabilité pour la faute d'autrui, un échelon supplémentaire est franchi que Levinas dénote par les termes de substitution, d' otage et d'expiation. L'otage est celui qui est tenu pour responsable et coupable d'un acte qu'un autre a commis. Il est frappé à la place et expie pour la faute d'un autre, il lui est substitué. Tel est le véritable sens de la subjectivité humaine.

La subjectivité est d'emblée substitution, offerte à la place d'un autre (et non pas victime s'offrant elle-même à sa place - ce qui supposerait une région réservée de volonté subjective derrière la subjectivité de la substitution), mais avant la distinction de la liberté et de la non-liberté: non-lieu où l'inspiration par l'autre, est aussi expiation pour l'autre...60

Ce n'est pas que le Moi soit seulement un être doué de certaines qualités dites morales qu'il porte comme des attributs. C'est " l'égoïté " du moi, son unicité ex-ceptionnelle et étrange qui est cet événement incessant de substitution, le fait pour un être de se vider de son être, de non-être. L'événement éthique de " l'expiation pour un autre ", est la situation concrète que désigne le verbe non-être61.

L'ipséité... est otage. Le mot Je signifie me voici, répondant de tout et de tous.62

Mais la subjectivité en tant que substitution et otage n'est-elle pas plutôt un accomplissement ultime, une excellence éthique qui ne se fait jour dans l'humain que secondairement, résultat d'une longue évolution ? Il est rare que la réflexion de Levinas se porte sur de tels problèmes63, mais ici c'est le cas, dès l'apparition dans ses oeuvres de la notion d'otage :

C'est de par la condition d'otage qu'il peut y avoir dans le monde pitié, compassion, pardon et proximité (même le peu qu'il y en a). Tous les " transferts de sentiment " par lesquels les théoriciens de la guerre originelle expliquent la naissance de la générosité, n'arriveraient pas à se fixer dans le Moi, s'il n'était pas de tout son être (ou de tout son non-être) otage. Il n'est pas sûr que la guerre fût au commencement. Avant la guerre, étaient les autels.64

Levinas a toujours mené parallèlement recherche philosophique et explicitation du judaïsme. Il n'est donc pas surprenant que l'apparition de la notion d'otage soit simultanée dans ces deux types d'écrits. En conclusion d'une lecture talmudique, Levinas interprète la notion hébraïque de temmimouth qui au sens courant signifie intégrité, en ces termes de responsabilité, de substitution et d'otage  :

La distinction du libre et du non-libre est-elle ultime ? La Tora est un ordre auquel le moi tient sans qu'il ait eu à y entrer, un ordre d'au-delà de l'être et du choix... Ce poids s'appelle responsabilité. Responsabilité pour la créature - être dont le moi n'avait pas été l'auteur - qui institue le moi. Etre moi, c'est être responsable au-delà de ce qu'on avait commis. La temmimouth consiste dans une substitution aux autres. Ce qui n'indique aucun asservissement, car la distinction du maître et de l'esclave présuppose déjà un moi institué... Cette condition (ou incondition) d'otage est une modalité essentielle de la liberté - la première - et non pas un accident empirique d'une liberté toujours superbe. Dans cette impossibilité de se dérober à l'appel impérieux de la créature l'assomption ne déborde en rien la passivité.65

Unicité du moi

On pourrait penser qu'avec le retournement de la persévérance dans l'être en pour-l'autre et à la place-de-l'autre, le moi disparaîtrait, passerait au néant ou subirait une transsubstantiation en autrui, ou encore ne serait plus qu'un élément particulier défini par sa place dans la trame de la totalité. Rien ne serait plus faux. En effet, substitution ne signifie pas substitution d'un être à un autre être. La notion de substitution introduite par Levinas est préalable à la notion d'être : c'est en tant que défini par une responsabilité que le moi se substitue à autrui et prend sur soi la faute d'autrui. Or, précisément dans cette responsabilité, il est irremplaçable, il est unique, unique dans son pour-l'autre. La responsabilité pour autrui promeut donc l'unicité du moi. Levinas est ainsi conduit à distinguer entre le Moi et le moi : le Moi est certes particularisé mais appartient encore à l'universalité ; comme tous les autres Moi, il se définit par des attributs, des modes d'être qui lui sont propres, une identité ; en revanche le moi est unique, sans être élément d'un ensemble, sans relever d'un concept, fût-ce le genre Homme, Ame ou Individu ; le moi est constitué dans le mouvement même de `` défection de l'identité '' qu'est la substitution à autrui. L'unicité du moi, encore appelée singularité, est donc en deçà de la différence entre particulier et universel.

L'unicité du moi, accablé par l'autre dans la proximité, c'est l'autre dans le même, psychisme. Mais c'est moi - moi et pas un autre - qui suis otage des autres ; en substitution se défait mon être à moi et pas à un autre; et c'est par cette substitution que je ne suis pas ün autre", mais moi. Le soi dans l'être c'est exactement le "ne pas pouvoir se dérober" à une assignation qui ne vise aucune généralité. Il n'y a pas d'ipséité commune à moi et aux autres, moi c'est l'exclusion de cette possibilité de comparaison, dès que la comparaison s'installe. L'ipséité est par conséquent un privilège ou une élection injustifiable qui m'élit moi et non pas le Moi. Je unique et élu. Election par sujétion66.

Substitution de l'un à l'autre - moi - homme - je ne suis pas une transsubstantiation, mue d'une substance en une autre; je ne m'enferme pas dans une identité autre, je ne me repose pas dans un avatar nouveau67.

Où la politique apparaît

Passer d'autrui face au même à autrui dans le même, oser énoncer que le sujet dans sa propre définition, dans son ipséité, est structuré par la responsabilité, qu'il est pour l'autre avant d'être un Moi, dénote une amplification extrême accordée à la place d'autrui. Il n'est donc pas étonnant que cette accentuation suscite d'elle-même son contrepoids : la prise en considération du tiers un instant disparu de la scène. Celui qui oublie l'inspiration proprement éthique de la pensée de Levinas pourrait même interpréter (à tort) ce rééquilibrage comme un mouvement dialectique, à la limite comme une nécessité logique. La prise en compte du tiers va se traduire, en premier lieu, par la différenciation nette entre les notions de charité et de justice, mais surtout, en second lieu, par l'apparition dans la pensée de Levinas d'un véritable horizon politique.

Charité et justice

Comme on l'a vu, dans Totalité et Infini les notions de charité et de justice sont utilisées indifféremment et sont toutes deux relatives à une relation éthique où une précédence est conférée au droit d'autrui, soit directement, soit après enquête. En réalité cette quasi identification n'est une parenthèse dans le chemin parcouru par Levinas car la distinction entre charité et justice est déjà nettement posée dans ses écrits antérieurs, aussi bien philosophiques que "confessionnels", mais cette distinction ne trouve véritablement sa place que bien plus tard. Voici comment elle s'énonce :

Entre la charité et la justice la différence essentielle ne tient-elle pas à la préférence de la charité pour l'autre, alors même qu'au point de vue de la justice aucune préférence n'est plus possible ?68

Justice est le terme que le judaïsme préfère à des termes plus évocateurs de sentiment. Car l'amour lui-même demande la justice et ma relation avec le prochain ne saurait rester extérieure aux rapports que ce prochain entretient avec des tiers. Le tiers est aussi mon prochain.69

La distinction entre justice et charité est donc bien connue de Levinas et n'est qu'occultée dans Totalité et Infini. La relation de charité est dissymétrique et se produit entre moi et autrui. En revanche, la notion de justice fait intervenir le tiers et la dissymétrie y fait place à l'égalité70.

Autrui et le tiers

La relation éthique signifie révélation d'autrui. Dans le face-à-face avec autrui, je dois me justifier et suis requis par des obligations et une responsabilité qui s'accroissent à l'infini. Poussé à la limite, je lui devrais tout. Jouons le jeu, admettons-le, au moins à titre d'hypothèse. Mais voilà que je rencontre un tiers, un deuxième autrui. A lui aussi, je dois tout. A côté d'autrui qui me fait face survient le tiers qui ne mérite pas moins d'égard, qui n'est pas moins infini71. L'entrée en scène du tiers modifie la donne. Elle introduit un élément d'égalité là où ne régnait que encore que la dissymétrie :

La relation avec le tiers est une incessante correction de l'asymétrie de la proximité où le visage se dé-visage72.

La responsabilité pour l'autre homme est, dans son immédiateté, certes antérieure à toute question. Mais comment oblige-t-elle si un tiers trouble cette extériorité à deux où ma sujétion de sujet est sujétion au prochain ? Le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain et aussi un prochain de l'autre et non pas simplement son semblable73.

Tant qu'il n'y a qu'autrui, je peux bien imaginer que je lui donne tout, mais lorsque le tiers, lorsqu'un deuxième autrui se présente, les choses se compliquent singulièrement. La générosité et le don de soi ne suffisent plus. Disons le mot, il faut de la justice. Tout d'abord, il va falloir réfléchir, comparer les droits des uns autres, peser ce qui revient à chacun. L'éthique est insuffisante, il faut de la sagesse.

Entre le deuxième et le troisième homme, il peut y avoir des relations où l'un est coupable envers l'autre. je passe de cette relation où je suis l'obligé de l'autre, le responsable de l'autre, à une relation où je me demande qui est le premier. Je pose la question de justice, lequel dans cette pluralité est l'autre par excellence ? Comment juger ? Comment comparer les autres, uniques et incomparables ?... A l'heure du savoir et de l'objectivité, par delà et en deçà de la nudité du visage, commence la sagesse grecque74.

`` Sagesse grecque '' ne désigne pas ici la philosophie proprement dite mais la pensée politique, terminologie bien justifiée par le fait que, comme le note Hannah Arendt, `` les hommes n'ont jamais, ni avant ni après, pensé si hautement l'activité politique et attribué tant de dignité à son domaine ''75. Là encore, mais dans une perspective nouvelle, Levinas n'est pas un anarchiste :

O messages bienvenus de la Grèce ! S'instruire chez les Grecs et apprendre leurs verbe et sagesse. Le grec, inévitable discours de l'Europe que la Bible elle-même recommande La Bible demande justice et délibération ! Du sein de l'amour, du sein de la miséricorde. Il faut et juger et conclure : il faut un savoir, il faut vérifier, science objective et système. Il faut juger, et Etat, et instances politiques. Il faut que l'humanité de l'Humain se replace dans l'horizon de l'Universel.76.

Toutefois, il y a un problème. Cet Etat et ces institutions issus d'une nécessité éthique peuvent dans leur rationalité et leur universalisme se trouver en contradiction avec leur justification éthique. Comme on l'a déjà vu, rationalité et universalisme ne font pas bon ménage avec l'unicité de chaque personne. Devenus citoyens d'un Etat, autrui et le tiers risquent fort de perdre leur irréductibilité. L'Etat est à chaque instant menacé par la tentation totalitaire. Il faut donc préserver l'Etat de l'oubli de l'impulsion qui lui a donné naissance. Levinas va donc compléter sa réflexion. La justice, universalisme procédant maintenant de l'infinité d'autrui, doit constamment se perfectionner, se remettre en cause, atténuer ses rigueurs. Pour le dire schématiquement, la justice, rigueur issue d'une bonté initiale, doit être rappelée à son origine et être à son tour modérée par une bonté finale. L'éthique, philosophie première, appelle et laisse sa place à la politique mais réapparaît en dernier ressort, philosophie dernière.

Infini inoubliable, rigueurs toujours à adoucir. Justice toujours à se rendre plus savante au nom, en souvenir de la bonté originelle de l'homme envers son autre où, dans un dés-intér-essement éthique - parole de Dieu! - s'interrompit l'effort inter-essé de l'être brut persévérant à être. Justice toujours à parfaire contre ses propres duretés77.

L'Etat libéral

Une conséquence importante résulte de cette exigence : les formes de l'Etat ne sont pas toutes équivalentes. L'une d'entre elles est privilégiée, l'Etat libéral et démocratique. Prêtons attention à l'originalité de la perspective. Levinas ne justifie pas la démocratie par le fait qu'elle serait le gouvernement du peuple et le libéralisme par des considérations d'efficacité économique. La démocratie est supérieure en ce qu'elle a des mécanismes internes de rénovation, de perfectionnement, de remise en cause de sa propre législation.

C'est peut-être là l'excellence même de la démocratie dont le foncier libéralisme correspond à l'incessant remords profond de la justice : législation toujours inachevée, toujours reprise, législation ouverte au mieux. Elle atteste une excellence éthique et son origine dans la bonté dont l'éloignent pourtant - toujours un peu moins peut-être - les nécessaires calculs qu'impose une socialité multiple, calculs qui recommencent sans cesse... Elle sait qu'elle n'est pas juste autant que la bonté qui la suscite est bonne... Quand elle l'oublie, elle risque de sombrer dans un régime totalitaire et stalinien78....

Dès lors la forme libérale de l'Etat se voit attribuer par Levinas une place de principe au sein de la configuration éthique et il tient à se démarquer explicitement de toute une tradition de pensée politique dont le prototype, sans doute extrême, nous est donné par Hobbes.

L'Etat libéral n'est pas une notion purement empirique - il est une catégorie de l'éthique où, placés sous la généralité des lois, les hommes conservent le sens de leur responsabilité, c'est-à-dire leur unicité d'élus à répondre79.

Alors que dans la vision de Hobbes - où l'Etat sort non pas de la limitation de la charité mais de la limitation de la violence - on ne peut fixer de limite à l'Etat80.

Le sionisme et l'Etat d'Israël

L'attitude de Levinas par rapport au mouvement sioniste a profondément évolué au cours de sa vie. Cette évolution est simultanément parallèle aux événements du siècle et au développement de sa propre pensée81. Avant la deuxième guerre mondiale, à l'instar de la plupart des penseurs juifs, Levinas n'accordait pas de valeur au sionisme, doctrine nationaliste, et se définissait en substance comme un citoyen français de religion israélite. Le sens du judaïsme se déploie en Diaspora et le retour à Sion n'est qu'un espoir déconnecté de toute réalité historique tangible :

La diaspora est une résignation : un renoncement foncier à une destinée politique propre ; un espoir, certes, mais espoir d'un événement surnaturel qui brise et arrête l'histoire terrestre et que seule une puissance divine saurait combler82.

Avec la guerre `` tout a changé '' et la position de Levinas s'est progressivement infléchie dans un sens de plus en plus favorable à l'entreprise sioniste. Après deux mille ans d'exil le peuple juif a retrouvé son Etat et se trouve aux prises avec tous les problèmes associés à l'exercice de la souveraineté politique. Quelle signification doit-on accorder à cet événement ? Levinas prend à cet égard dès 1951 une position sans équivoque préfigurant ce qui ne sera complètement explicité qu'à l'aboutissement de sa réflexion philosophique. Il dénie toute valeur à la prétendue opposition entre religieux et laïcs dont les gazettes sont remplies. Ce n'est pas en ces termes que se joue l'identité ou plutôt la vocation de l'Etat d'Israël. L'Etat d'Israël a un sens, la réalisation de la justice :

L'important de l'Etat d'Israël ne consiste pas dans la réalisation d'une antique promesse, ni dans le début qu'il marquerait d'une ère de sécurité matérielle - problématique, hélas ! - mais dans l'occasion enfin offerte d'accomplir la loi sociale du judaïsme. Le peuple juif était avide de sa terre et de son Etat, non pas à cause de l'indépendance sans contenu qu'il en attendait, mais à cause de l'oeuvre de sa vie qu'il pouvait enfin commencer. Jusqu'à présent il accomplissait des commandements ; il s'est forgé plus tard un art et une littérature, mais toutes ces oeuvres où il s'exprimait demeurent comme les essais d'une trop longue jeunesse. Enfin arrive l'heure du chef-d'oeuvre. C'était tout de même horrible d'être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l'appliquer. Déchirement et sens de la Diaspora. La subordination de l'Etat à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d'Israël comme, aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre.

C'est par là que l'événement politique est déjà débordé. Et c'est par là enfin que l'on peut distinguer les juifs religieux de ceux qui ne le sont pas. L'opposition est entre ceux qui cherchent l'Etat pour la justice et ceux qui cherchent la justice pour la subsistance de l'Etat... Justice comme raison d'être de l'Etat - voilà la religion83.

Conclusion

Levinas a-t-il une `` pensée politique '' ? Si on entend par là un projet d'organisation des pouvoirs publics ou des prises de position détaillées formulées à l'intention de ceux qui détiennent le pouvoir, la réponse est évidemment négative. Levinas ne correspond même pas à l'image qu'on se fait d'un `` intellectuel engagé ''.

Il n'appartient à aucun parti, il ne signe pas de pétitions, il n'intervient que très rarement dans les débats publics et jamais dans le débat proprement politique. Tout en étant parfaitement informé de l'actualité, Levinas se tient en retrait. Toutefois cette réserve ne doit pas être interprétée sur un mode négatif comme un repli dédaigneux des affaires humaines. Pour Levinas, le refus de s'engager est positivement justifié comme en témoigne l'exergue suivant placé en conclusion de Difficile liberté :

Le langage qui se veut direct et nomme les événements manque de droiture. Les événements l'invitent à la prudence et aux compromissions. L'engagement agglomère les hommes, à leur insu, en partis. Leur parler se mue en politique... Qui parle en clair de l'actualité ? Qui s'exprime selon son coeur sur les hommes ? Qui leur montre son visage ? Celui qui s'exprime par `` substance '', `` accident '', `` sujet '', `` objet '' et autres abstractions ...(D'une conversation surprise dans le métro)84.

Levinas n'a donc pas de programme, son souci est ailleurs : quelle place et quel sens faut-il accorder au politique au sein d'une configuration plus large, en fait au sein de la configuration la plus large concevable, au politique en tant que composant de `` l'humanité même de l'homme '' ? La route sur laquelle nous mène alors Levinas est escarpée et il arrive que nous ayons quelque difficulté (ou même quelque réticence) à le suivre mais cela en vaut la peine. Cette route ne conduit pas à la solitude de paysages forestiers mais à des métropoles très habitées dont nous ignorions l'existence et leur découverte nous récompense plus que largement des vicissitudes du chemin. On peut faire confiance au jugement du guide. Il ne donne jamais `` de nom grec à des choses barbares '', il ne nous entraîne pas dans des voies douteuses et ne nous laisse pas charmer par un quelconque mirage. L'éclaireur est celui qui marche devant et voit bien plus loin. Levinas est un éclaireur.


Footnotes:

1 Entre nous, Editions Grasset et Fasquelle, Paris 1991, p. 114.

2 Esprit, 1934, no 26, pp. 199-208 ; repris dans les Cahiers de l'Herne, 1991, puis dans Les imprévus de l'histoire, Fata Morgana, 1994, puis encore aux Editions Payot et Rivages, Paris, 1997.

3 Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.

4 Difficile liberté, Albin Michel, Paris 1963, 1976, 1995 (les références de cette étude sont relatives à cette dernière édition).

5 Autrement qu'être ou au delà de l'essence, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974.

6Les dictionnaires traduisent improprement techouva par «repentir», réduisant cette notion à un remords accompagné d'un désir de réparation, gommant ainsi la «décision» qui en est le coeur.

7Cf. l'étude Emmanuel Levinas et le christianisme dans les Cahiers du judaï sme, no 13, 2003.

8 Cité dans Heidegger, par Francis Guibal, Aubier-Montaigne, Paris, 1980.

9 Terre Nouvelle, no 43, mars 1939.

10Il faut cependant signaler un texte surprenant publié en 1935 dans les Recherches philosophiques , intitulé De l'évasion , et qui, comme l'a montré Jacques Rolland dans sa présentation, contenait déjà le germe de ce qui a suivi, jusqu'aux ultimes développements de la pensée de Levinas.

11 Lettre adressée au professeur Davidson, publiée dans Critical Inquiry, vol. 17, no 1, 1990 et reprise dans les Cahiers de l'Herne, 1991.

12 Dans la terminologie de Totalité et Infini les termes "éthique" et "morale" sont employés indifféremment. Toutefois leur distinction dans le sens que je vais développer m'a été indiquée par Levinas lui-même. On notera de plus que dans Autrement qu'être, l'emploi du terme "morale" a quasiment disparu. Par la suite, Levinas a déclaré qu'au terme "éthique", il préférait désormais ßainteté". (Cf. Qui êtes vous ?, La Manufacture, Lyon, 1987, repris dans Actes Sud 1996, p. 108).

13 En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Librairie philosophique Vrin, Paris, 1967, p. 198.

14 Autrement que savoir, Editions Osiris, Paris, 1988, p. 33.

15 Entre nous, p. 38.

16 Hors sujet, Editions Fata Morgana, 1987, p. 60.

17 Le temps et l'autre, p. 75.

18 Totalité et Infini, p. 168.

19 Totalité et Infini, p. 9.

20 En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 172.

21 Totalité et Infini, p. 37.

22 Totalité et Infini, p. 73.

23 Totalité et Infini, p. 59.

24 Totalité et Infini, p. 56.

25 Totalité et Infini, p. 47.

26 Totalité et Infini, p. 181.

27 Totalité et Infini, p. 229.

28 Totalité et Infini, p. 175.

29 Du sacré au saint, Editions de Minuit, Paris, 1977, p. 20.

30 Difficile liberté, p. 231.

31 Totalité et Infini, p. 218.

32 Berechit Raba, LXV, 1.

33 L'Au-delà du verset, Editions de Minuit, Paris 1982, p. 84.

34 Totalité et Infini, p. 282. A cet égard, on ne peut qu'être stupéfait par l'incroyable faute de logique commise par Derrida lorsqu'il critique ce texte de Levinas en écrivant : "Ce n'est pas pour Sören Kierkegaard seulement que plaide le philosophe Kierkegaard mais pour l'existence subjective en général... ". Bien sûr ! Mais plaider pour le droit de chaque subjectivité, y compris la sienne propre, de se poser face au système, ne saurait être confondu avec l'obligation éthique pour chaque subjectivité de résister au système par souci pour autrui. De plus, indépendamment de cette erreur logique, il y a un abî me de sens entre coalition d'égoï smes et générosité.

35 Cf. Altérité et transcendance, Editions Fata Morgana, 1995, p. 151-154.

36 Du sacré au saint, p. 17.

37 Totalité et Infini, p. 23.

38 Totalité et Infini, p. XI.

39 Préface à l'édition allemande de Totalité et Infini, reprise dans Entre nous, p. 249.

40 Difficile Liberté, p. 41.

41 Difficile Liberté, p. 217.

42 Difficile Liberté, p. 257-258.

43 L'une de ces déformations consiste à situer au centre du développement un thème qui, quelle que soit son importance, n'en constitue qu'une face. Par exemple, alors que Levinas nomme explicitement certaines figures de l'exigence éthique comme étant à l'origine et au centre de la nouvelle voie, on situe le foyer de sa réflexion dans une philosophie du langage. Tel est notamment le contresens surprenant que fait Paul Ricoeur dans son opuscule Autrement (Presses universitaires de France, Paris, 1997). Ainsi écrit-il : Le pari majeur de ce livre est de lier le destin du rapport à établir entre l'éthique de la responsabilité et l'ontologie au destin du langage de l'une et de l'autre : le Dire du côté de l'éthique, le Dit du coté de l'ontologie.

44 La modification intervenue se reflète de manière frappante dans le langage de Levinas : le mot "visage" apparaî t 259 fois dans Totalité et Infini et 67 fois dans Autrement qu'être, tandis que le mot "responsabilité" apparaî t 37 fois dans Totalité et Infini et 270 fois dans Autrement qu'être. L'examen du sens dans lequel ces termes sont employés dans les deux livres ajoute encore à l'évidence de la modification.

45 Ethique et Infini, Editions Fayard, Paris, 1982, p. 100.

46 De Dieu qui vient à l'idée, Librairie philosophique Vrin, Paris, 1982, p. 144.

47 Autrement qu'être, p. 104.

48 Comme on le verra, cette symétrie réapparaî t chez Levinas, mais seulement dans un deuxième temps, avec la survenue du tiers.

49 Altérité et transcendance, page 147.

50 Autrement qu'être, p. 97.

51 Autrement qu'être, p. 178.

52 Autrement qu'être, p.12.

53 Autrement qu'être, p. 70.

54 Autrement qu'être, p. 211.

55 Autrement qu'être, p. 12.

56 Ethique et Infini, p. 106.

57 Un exemple des difficultés rencontrées est fourni par deux réactions presque contradictoires de Levinas à l'occasion du procès Barbie (cf. Entre nous, p. 262, et Les imprévus de l'histoire, p. 202).

58 Autrement qu'être, p. 233.

59 Autrement qu'être, p. 223.

60 Autrement qu'être, 185.

61 En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 234.

62 Autrement qu'être, p. 145.

63 Il est symptomatique que le nom de Darwin n'apparaisse dans aucun de ses ouvrages.

64 En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, p. 234.

65 Quatre lectures talmudiques, Editions de Minuit, Paris, 1968, p.107-108.

66 Autrement qu'être, p. 163.

67 Autrement qu'être, p. 17.

68 Le temps et l'autre, 1948, republié par Editions Fata Morgana, 1979, Quadrige et P.U.F., 1994, Paris, p. 76.

69 Tioumliline I, 1957, repris dans Difficile Liberté, p. 25.

70 Cependant la considération du tiers n'est pas absente de Totalité et Infini, et surtout, dans les conclusions de l'ouvrage, un passage étonnant (page 276) préfigure déjà les développements ultérieurs : Dans la mesure où le visage d'Autrui nous met en relation avec le tiers, le rapport métaphysique de Moi à Autrui, se coule dans la forme du Nous, aspire à un Etat, aux institutions, aux lois qui sont la source de l'universalité. Mais la politique laissée à elle-même, porte en elle une tyrannie.

71 Dans Totalité et infini (p. 188), le tiers apparaî t "dans les yeux" de l'autre et non pas "à coté": Le tiers me regarde dans les yeux d'autrui - le langage est justice. Non pas qu'il y ait visage d'abord et qu'ensuite l'être qu'il manifeste ou exprime, se soucie de justice.

72 Autrement qu'être, p. 201.

73 Altérité et transcendance, p.148.

74 Altérité et transcendance, p. 112..

75 La crise de la culture, Editions Gallimard, Paris, 1972, p. 200.

76 A l'heure des nations, p. 156.

77 Entre nous, p. 259.

78 Entre nous, p. 260.

79 Autrement que savoir, p. 62.

80 Entre nous, p. 123.

81 Le travail de Francoise Mies, Levinas et le sionisme (1906-1952), en donne une description remarquablement informée et fidèle qui n'est pas sans nous réserver ses surprises.

82 L'inspiration religieuse de l'Alliance, Paix et Droit, 15/8, octobre 1935.

83 Difficile Liberté, p. 281.

84 Difficile Liberté, p. 371.


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On 14 Oct 2003, 16:04.