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Le sacr\'e et le profane

Le sacré et le profane



L'objet des lignes qui suivent est de revenir sur les notions de sacré et de profane, non pas d'un point de vue théorique, qu'il soit théologique ou philosophique, mais sous l'angle de leur mise en oeuvre sociale. Comment le sacré et le profane s'incarnent-ils dans les institutions de la société juive, quels sont leurs relations de principe et comment ces relations ont-elles pu se détériorer pour aboutir à une situation pathologique ?

La place du sacré dans la vie hébraïque s'institutionnalise dès l'année qui suit la sortie d'Egypte avec la construction du tabernacle et l'organisation du culte des sacrifices. Les maîtres d'oeuvre en sont la tribu de Lévi dans son ensemble pour tout ce qui concerne les taches d'intendance, et au sein de cette tribu les prêtres (les cohanims ), Aharon et ses descendants, pour la réalisation du culte proprement dit et la relation directe avec le sacré.

D'emblée apparait cette idée qui ne fera que se développer : le peuple doit être protégé du sacré. Il doit pouvoir mener son existence à l'abri du sacré. Le sacré apparaît comme une donnée inévitable mais dangereuse. La solution choisie est de charger les cohanims de sa gestion, de sorte que le reste du peuple en soit protégé. Voici un exemple significatif parmi bien d'autres. Lorsqu'il s'agit de déménager le tabernacle, la famille de Kehat, c'est-à-dire la branche des lévites chargées de porter les objets sacrés, ne doit pas avoir avec eux un contact direct1 :

Aaron et ses fils achèveront d'envelopper les choses saintes et tous les ustensiles sacrés lors du départ du camp ; alors seulement viendront les fils de Kehath pour les porter car ils ne doivent pas toucher aux choses saintes sous peine de danger mortel.

Ce principe trouve son expression ultime quelques siècles plus tard avec l'interdiction de tout sacrifice hors de l'enceinte du temple de Jérusalem. Le sacré est ainsi définitivement limité à un espace restreint. Le peuple dans son ensemble est déchargé de la gestion du sacré. Il n'a avec lui de relation qu'à certains moments privilégiés, essentiellement dans les périodes de fêtes, lorsqu'il se rend à Jérusalem pour consommer quelques repas sacrés.

Avec la destruction du temple, le sacré dans son expression pure a été provisoirement mis en veilleuse et les autorités talmudiques lui ont substitué des rites divers, principalement le culte rendu à la synagogue.

Mais en face de ce domaine sacré, en quoi consiste l'existence profane, quelles en sont les institutions ? Bien que ce soit très schématique et demanderait à être nuancé, on peut répondre ceci : la vie profane du peuple est organisée par lui-même, par le moyen d'institutions qu'il agrée, nous dirions aujourd'hui d'institutions démocratiques. Ainsi le talmud de Jérusalem signale que le pouvoir d'un roi n'est légitime qu'à partir du moment où il est accepté par la majorité de la population. Par la suite, tout au long de notre exil, et jusqu'à la période de l'émancipation, les communautés se sont constamment dotées de dirigeants élus selon selon des modalités variables mais essentiellement démocratiques.

Entre ces deux pôles de l'existence juive, la vie rituelle d'un côté, la vie profane de l'autre, existe-t-il un pont ? Ne doit-il pas y avoir une institution qui les surplombe tous les deux  ? Le grand-prêtre d'un côté et le roi de l'autre résument-ils convenablement l'organisation de notre société ? N'existe-t-il pas un domaine que l'on ne saurait qualifier de profane et mais n'est pas non plus confiné à l'espace du sacré ?

Un tel domaine existe aussi bien pour la vie privée que pour la vie publique et en ce qui concerne cette dernière, seul objet de cet exposé, il a un nom : le droit . L'organisation de la société juive ne se résume pas à ses institutions liturgiques d'un côté et à sa représentation politique de l'autre. Entre ces deux pôles, au centre même de la vie juive, apparaît un troisième acteur, le tribunal, le bet-din . Sous sa forme la plus pure, il s'agit d'un tribunal central, le Sanhédrin, relayé par un système complexe de tribunaux de rangs inférieurs. Par la suite, le Sanhédrin proprement dit a disparu et une décentralisation de plus en plus marquée est intervenue. Mais jusqu'à l'émancipation, l'existence d'une institution juridique s'est toujours maintenue en dépit de toutes les persécutions.

Cette structure est indépendante à la fois de l'institution liturgique et du pouvoir politique. Son rôle est simultanément législatif et judiciaire. Le tribunal décrète des lois, organise le cadre législatif de la vie du peuple et règle les conflits survenant entre les particuliers ou entre particuliers et administration.

La fonction du bet-din ne peut se qualifier au moyen des seules notions de sacré et de profane, de kodech et de hol . Il y a là apparition d'un domaine spécifique qui les transcende tous les deux et en dernière analyse, il a prééminence sur eux. Le bet-din organise la vie sociale, construit la structure législative de la vie profane, mais il est significatif que le Sanhédrin siège à côté du temple de Jérusalem, le bet-hamikdach . La torah atteste que les prêtres ou les lévites font souvent partie des tribunaux mais, sous certaines conditions, le roi également peut en être membre. En fait, le tribunal est composé de « sages », de hakhamims , terme qui synthétise à la fois l'érudition relativement à la loi, la pesrpicacité et l'autorité morale. Nous sommes donc bien ici au delà des catégories standard de sacré et de profane.

Avec l'émancipation, la communauté a perdu son autonomie juridique, ses tribunaux et également toute forme d'indépendance administrative. Elle se trouve ainsi écartelée entre deux pôles extrêmes, une organisation liturgique d'un côté, une population engagée dans sa vie économique et sociale de l'autre. Autrement dit, du point de vue de ses institutions, la communauté juive est sinistrée et il s'agit certainement là d'une évolution définitive.

Cette transformation n'est pas restée sans conséquences. Elle a eu pour résultat une hypertrophie de l'aspect rituel dans le développement de l'étude traditionnelle. Cela a conduit dans l'esprit du public à quasiment identifier le judaïsme à une religion, ce qu'il n'est pas. L'effet le plus pernicieux de cet état de choses a été la division supposée ou réelle du peuple juif en deux sous-groupes, les « religieux » ou datiim (encore appelés les « craignants » ou haredim ) d'un côté, les « non religieux » (lodatiim ) (encore appelés « laïques » (hilonim ) ou « libres » (hofchim ) de l'autre). Il y a là une atteinte à l'unité du peuple et c'est à ce problème que je voudrais consacrer les réflexions qui suivent en considérant surtout ce qui se produit en Israël.

Tout d'abord, écartons une idée aussi répandue que fausse. L'idée selon laquelle le fossé serait en train de s'approfondir entre « religieux » et « laïques », pour employer cette terminologie. Même en admettant que ces dénominations aient un sens, l'histoire du sionisme nous montre que le contraire est vrai : on peut démontrer que l'opposition entre ceux qui voulaient rejeter la tradition et ceux qui voulaient s'y rattacher était infiniment plus virulente dans le passé qu'elle ne l'est actuellement. Sur le long terme, abstraction faite d'effets médiatiques superficiels et momentanés, il y a atténuation des oppositions et non aggravation. Il faut donc à cette égard remettre les choses en perspective, en somme « remettre les pendules à l'heure ».

Mais il y a plus. La distinction même entre « religieux » et « non religieux » est en grande partie illusoire, sauf éventuellement sur un point dont je parlerai dans un instant. Ce prétendu clivage n'est qu'une fiction dont il faut se dégager, fiction résultant avant tout de l'amoindrissement du rôle social du rabbin. Pour le mettre en évidence, examinons donc le comportement majoritaire de l'israélien moyen, relativement aux éléments fondamentaux de la loi juive. Cette loi, fixée dans le Choulhan Arouch , comprend 4 livres.

1) Le Hochen Michpat , où sont élaborées les règles du droit civil (droit commercial, droit des contrats, droit des dommages, ...) à l'exclusion du droit des personnes. En ce domaine, le droit israélien a hérité principalement du droit anglais. Il y a là en soi un état de fait regrettable, mais cela ne concerne pas le problème du clivage entre « religieux » et « non religieux ». Tous les israéliens sont soumis au même droit, un droit étranger. En d'autres termes, pour ce qui concerne le Hochen Michpat , tous les israéliens, quels qu'ils soient, se trouvent en dehors de la tradition juive. Ce n'est pas là que l'on peut rencontrer ce prétendu clivage.

2) Deuxième partie de la loi juive, Even ha Ezer , où sont rassemblées les lois du droit familial, mariage, divorce et questions annexes. Dans ce domaine, la situation est exactement inverse. Cette partie du droit est gérée par les autorités rabbiniques et en conséquence, tous les israéliens, quels qu'ils soient, obéissent à une même loi, la loi traditionnelle. Certes une minorité réclame la modification de cet état de fait et le sujet mérite d'être considéré. Mais, encore une fois, pour notre problème, ce n'est pas là que l'on peut trouver un clivage.

3) Troisième partie de la loi juive, le Yoré Dea . Cet ouvrage regroupe de nombreuses lois et là, la situation est moins tranchée. Mais quelle est la loi principale dans cette classe ? C'est la circoncision. Or voilà une loi respectée par la très grande majorité de la population. Nous n'avons pas ici à considérer les motivations diverses qui peuvent conduire à la pratique de cette loi. Un seul fait importe : dans sa très grande majorité, le peuple respecte cete loi fondamentale. Toujours pas de clivage. Si maintenant nous examinons plus en détail les autres lois de Yoré Dea , la conclusion sera la suivante : on peut trouver une infinité de comportements à leur égard, allant du plus scrupuleux au plus laxiste. Il n'y a toujours pas de raison de définir une coupure nette entre deux parties de la population conduisant à qualifier les uns de « religieux » et les autres de « non religieux ».

4) Enfin quatrième partie, Orah Haim . Ce livre contient les lois gouvernant la vie juive et liées au déroulement du temps suivant ses différents cycles, quotidien, hebdomadaire et annuel. A nouveau, considérons en les lois essentielles. Nous en trouvons trois: le jeûne de Yom Kippour, l'interdiction de consommer du pain levé pendant la fête de Pâque, et enfin les lois du Chabbat. Le jeûne de Yom Kippour et l'interdiction du pain levé sont des lois largement respectées dans la population israélienne et ne permettent toujours pas de définir un clivage.

Si notre analyse s'arrêtait là, la conclusion serait simple : la prétendue division entre « religieux » et « non religieux » n'est qu'un fantasme, un mirage créé de toutes pièces par les diverses propagandes partisanes. La seule réalité est celle d'un peuple présentant un spectre continu d'attitudes, allant de la fidélité rigoureuse aux lois traditionnelles jusqu'à une opposition déterminée envers leur maintien, avec une majorité significative qui respecte les lois fondamentales dans le domaine « de l'interdit et du permis » et inversement une quasi-totalité gouvernée par un droit civil étranger.

Cependant cette description, vraie pour l'essentielle, doit néanmoins être nuancée. Le respect des lois du Chabbat est un élément capital de la tradition juive et ces lois ne sont pas respectées par une majorité de la population. Là se trouve le seul véritable point qui fait problème, la seule division réelle de la communauté juive. Il est impossible à quiconque se réclame de la tradition d'admettre qu'une majorité du peuple profane la sainteté du Chabbat, de considérer cette situation comme normale. Ouvrez les livres des prophètes et examinez le contenu de leurs injonctions. Elles portent pratiquement toujours sur les atteintes au droit, à la morale, ou sur les pratiques idolâtres. Si vous me permettez cet anachronisme, le prophète ne s'intéresse guère au Choulhan Arouch . Une exception cependant : le rappel au respect du Chabbat mentionné par les trois grands prophètes Isaïe, Jérémie et Ezéchiel (et également par Néhémie). Parler en général d'une séparation entre « religieux » et « non religieux » est une erreur, une falsification de la réalité. Il reste cependant que le fossé entre celui qui respecte le Chabbat et celui qui ne le respecte pas n'est pas une chose anodine. Ce point porte effectivement atteinte dans une certaine mesure à l'unité du peuple.2

De l'analyse qui précède se dégagent les conditions qui permettront dans l'avenir de résoudre le problème de la laïcité d'une manière conforme à la fois aux exigences de la tradition juive et à celles de l'unité du peuple. A mon sens, elles sont essentiellement au nombre de trois, une condition négative et deux conditions positives.

La première condition est que les autorités rabbiniques cessent leur intervention au jour le jour dans la vie politique. Ce n'est pas leur rôle, elles n'ont aucune compétence particulière à cet égard et cette intervention ternit leur image car elle est par nature associée à toutes sortes de compromissions. En matière politique, le rôle des autorités rabbiniques doit se limiter à rappeler les principes fondamentaux de justice et de moralité, tels que le respect des accords signés ou des alliances conclues3. Notez que cette première condition ne se confond pas avec une « séparation entre spirituel et temporel », pour employer cette expression habituelle. Il s'agit seulement de marquer la distinction entre vie politique quotidienne et principes durables de la vie sociale, et cela me conduit à la deuxième condition.

L'autorité rabbinique doit retrouver ce qui constitue son rôle social fondamental, à savoir la fonction de juge, la mise en oeuvre du droit. Elle l'a conservée en matière de droit des personnes, elle doit le retrouver dans les autres domaines du droit civil. Il est à terme inévitable que le peuple juif soit régi par le droit juif, car celui-ci constitue une partie essentielle de son héritage culturel. L'adaptation de ce droit aux conditions de la vie moderne doit se réaliser à travers la coopération entre les institutions représentatives du peuple et l'autorité traditionnelle. La mise en oeuvre de cette coopération fera disparaître ce qu'il y a d'illusoire dans la division entre « religieux » et « non religieux », conduisant par là au renforcement de l'unité du peuple. Un droit juif cohérent et en accord avec les principes de justice du peuple juif est une structure collective qui doit être reconstituée au même titre que les autres structures collectives déjà rétablies que sont la terre, la langue, la démocratie ou l'armée.

Enfin dernière condition, le respect du Chabbat par une majorité de la population. Tout comme pour la circoncision, peu importe les motivations particulières qui conduiront à ce respect. Elles peuvent être rituelles ou théologiques mais également culturelles, sociales ou nationales. Dans tous les cas, le respect du Chabbat est la condition primordiale pour la constitution d'une société juive originale, d'une société qui ne soit pas un simple décalque des autres sociétés occidentales. Jointe aux conditions précédentes, elle permettra d'en finir avec à la fois tout ce qu'il y a d'illusoire et le peu qu'il y a de réel dans la division entre « laïques » et « religieux ».


Notes:

1Nombres 4,17

2On peut remarquer qu'un autre problème du même type s'est posé dans le passé et a été complètement résolu : le problème de l'abattage des animaux. La chehita est également une loi essentielle, un animal tué sans chehita étant considéré comme une charogne. La menace que cette question faisait peser sur l'unité du peuple a été reconnue par les dirigeants de l'époque et le problème ne se pose plus. Voici notamment ce qu'a écrit Ben Gourion à ce sujet :

« D'après moi, l'organisation ouvrière doit d'elle-même se soucier de ce que toutes ses boucheries et tous ses organismes [en général] soient accessibles à l'ouvrier religieux ; le conseil ouvrier de l'organisation doit veiller à ce que la viande de ces boucheries soit cacher , comme nous l'avons fait pour les boucheries de la caisse de maladie. Je suis prêt de mon côté à faire tout le nécessaire pour que ce soit réalisé. »

De même, le dirigeant socialiste Berl Katznelson que l'on ne peut certes pas soupconner d'avoir été trop pratiquant, écrivait :

« Si vous me demandez ce que je veux : une caisse de maladie socialiste sans le parti poel hamizrahi et avec une boucherie taref ou bien une boucherie cacher avec le poel hamizrahi , je choisirai l'association avec le poel hamizrahi . »

3On observera qu'en Israël, les juges civils sont tenus à un devoir de réserve leur interdisant toute prise de position politique publique et, en conséquence, ils bénéficient d'un grand respect dans l'opinion publique. Il est donc d'autant plus paradoxal que les autorités rabbiniques ne s'imposent pas une telle restriction.


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On 9 Nov 2000, 12:33.