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De l'interruption de grossesse

De l'interruption de grossesse

(Extrait de Explorations talmudiques)


Existe-t-il une position déterminée du judaïsme traditionnel face à l'interruption de grossesse ? Le but de cette étude est de mettre en évidence les deux points suivants.

En premier lieu, pour l'instant, la réponse à cette question est oui et non à la fois ; oui, si l'on entend par là que le problème de l'interruption de grossesse a été traité par les autorités responsables, par ceux que l'on appelle les possekim , les décisionnaires ; non, si l'on veut signifier que, sur tous les problèmes, une solution commune a été dégagée. A l'heure actuelle, il existe non pas une position du judaïsme, mais plusieurs positions, toutes authentiques, et qui, sur certains points, peuvent diverger sensiblement.

En second lieu, le fait même que la réponse soit ``oui et non'' est une situation habituelle rencontrée à chaque fois que la tradition est confrontée à une question nouvelle. Ce oui-non ne doit pas s'interpréter comme une indifférence ou comme la manifestation d'un doute. Il ne résulte pas d'une incertitude mais de la multiplicité des certitudes et je m'efforcerai de montrer que cette multiplicité des certitudes n'est pas une simple variété d'opinions ou d'a priori idéologiques, mais qu'elle exprime la complexité du problème posé.

Pour la tradition juive, le problème de l'avortement est à la fois ancien et nouveau, et l'histoire du problème dans la littérature traditionnelle est déjà instructive. On peut y distinguer trois périodes. Tout d'abord, la période talmudique. Dans son principe, le problème est connu et abordé dans le Talmud sous différents aspects, le plus important étant celui de la protection de la vie de la mère lors d'un accouchement. Puis, d'une manière surprenante, le problème disparaît quasiment jusqu'au XVIIe siècle. Tout se passe comme s'il était devenu essentiellement académique. Une référence explicite à l'avortement volontaire au sens moderne apparaît bien dans le Zohar, mais de leur côté, les autorités rabbiniques ne semblent guère se préoccuper de la question. Certains ont expliqué cela par l'absence de fait de l'avortement dans la communauté juive. J'ignore ce que les historiens diraient de cette explication.

La deuxième période commence au XVIIe siècle avec une consultation rabbinique : une femme a commis un adultère et le regrette amèrement ; elle est enceinte et demande s'il lui est permis de procéder à un avortement. Dans les deux siècles suivants, diverses questions sont traitées. Il s'agit surtout de déterminer dans quelle mesure des menaces sur l'état de santé de la mère justifient un avortement.

Enfin, au XXe siècle, surtout à partir de 1950, apparaît une question toute nouvelle. La médecine permet de prévoir que l'enfant à naître va souffrir d'un handicap ou sera affecté par une maladie éventuellement incompatible avec une vie normale. Quelle est la conduite à tenir en pareil cas ?

Une observation ayant valeur générale peut être faite immédiatement. Lorsqu'une nouvelle question se pose, la réponse de la tradition juive n'apparaît jamais d'emblée. Pendant une période plus ou moins prolongée, chaque autorité formule son avis et ces avis sont le plus souvent contradictoires. Un observateur extérieur pourrait en conclure que la tradition dans son ensemble n'est pas à même de donner une réponse au problème posé, tant les différentes positions peuvent diverger. Cependant cette conclusion est trop rapide. En effet, après un certain temps, une majorité se dégage, et le plus souvent se forme un accord qui trouve son expression définitive dans une codification. En ce qui concerne notre problème, nous en sommes encore au stade de la controverse, bien que sur certains points un consensus soit déjà acquis. Il est probable que les discussions actuelles se poursuivront encore pendant un temps plus ou moins long, puis qu'une conduite majoritaire deviendra la règle pour tous. Néanmoins, nous verrons que sur un point précis et important, il existe un clivage irréductible qui se maintiendra vraisemblablement jusqu'à l'arrivée du Messie.

Un principe de base sans discussion est énoncé dans le Traité Ohalim 1:

Lorsqu'une femme a des difficultés pour son accouchement, on découpe l'enfant dans sa matrice et on le fait sortir membre après membre car la vie de la mère passe avant la sienne. En revanche, si la plus grande partie du corps de l'enfant est déjà sortie, on n'y touche plus, car on ne repousse pas une personne à cause d'une autre (ein dohin nefech mipne nefech).

Nous avons ici deux situations nettes et extrêmes pour lesquelles la réponse de la tradition est sans ambiguïté : tant que l'accouchement n'est pas pratiquement terminé, la vie de la mère passe avant la vie de l'enfant, et il est non seulement permis mais même obligatoire de procéder à un avortement si nécessaire. En revanche, dès l'instant où l'enfant est quasiment né, la mère et l'enfant se trouvent à égalité et l'on n'accorde aucune prééminence à l'un sur l'autre. Cette deuxième règle ne soulève que peu de problèmes. Lorsque l'enfant est presque né, il a le statut d'une personne humaine à part entière vivant indépendamment et il est difficile de voir en vertu de quel principe on pourrait favoriser la mère plutôt que l'enfant. Comme le dit la Michna, ``on ne repousse pas une personne à cause d'une autre''. C'est donc sur la première règle que va porter notre réflexion. Pour quelle raison décide-t-on de sacrifier la vie de l'enfant qui va naître pour sauver la vie de la mère ? Nous allons rencontrer ici un clivage net dans la compréhension de cette règle.

Pour présenter la première ligne de pensée, laquelle regroupe un grand nombre d'autorités, probablement la majorité, on peut partir du commentaire de Rachi2:

Tant qu'il n'est pas sorti à l'air libre (leavir haolam), ce n'est pas une personne (nefech) et il est donné à être tué pour sauver sa mère.

Divers commentateurs, chacun à sa manière, ont précisé cette idée et il est impossible de rendre compte ici des nuances subtiles qui peuvent les séparer. Le schéma général est que, jusqu'à la naissance, le foetus est considéré comme un membre de sa mère. Selon l'expression talmudique, le foetus est ``la jambe de sa mère''. Une atteinte au foetus ne doit donc être considérée que comme une atteinte au corps de la mère, une blessure ou une opération chirurgicale suivant les cas.

Ce point de vue peut tirer argument de plusieurs lois traditionnelles incontestées. La première apparaît dans un passage de la Michna du Traité Nida 3:

Un enfant, dès la naissance, ..., hérite et fait hériter, et celui qui le tue est coupable [c'est-à-dire passible de mort s'il l'a fait volontairement]4.

Mais a contrario , un avortement n'est passible d'aucune sanction pénale. L'avortement est dépénalisé, même dans les cas où il est considéré comme moralement condamnable. Ce point important est encore confirmé par une autre loi de la Torah appelée la ``loi du prix des enfants'' 5:

Si des hommes se querellent, frappent une femme enceinte, provoquent un avortement et qu'il n'y a pas de malheur (sous-entendu si la femme n'en meurt pas), le responsable devra payer ce à quoi le mari le fera condamner par les juges.

Ce texte est à la source d'une législation spéciale qui stipule qu'en plus des diverses indemnités dues à la femme pour les blessures occasionnées, pour son préjudice physique, ses frais médicaux et son manque à gagner, il est prévu une indemnité spéciale pour le seul fait d'avoir provoqué un avortement. Cela indique de manière nette que l'avortement est placé dans le cadre de la législation sur les dommages corporels, laquelle en droit juif ressort principalement du droit civil et non du droit pénal. L'avortement n'est pas assimilé à un crime6. Suivant les cas, l'avortement peut être requis, autorisé, ou interdit, mais même dans cette dernière éventualité, il n'est pas passible d'une sanction pénale. Tout au plus peut-il donner lieu à un paiement pour dommage.7

Toujours à l'appui de ce premier point de vue, on peut encore évoquer une loi très spéciale énoncée dans le Talmud8: si une femme enceinte est condamnée à mort, on n'attend pas qu'elle accouche pour exécuter la sentence9. Ainsi, on ne laisse pas un condamné à mort dans le désarroi de l'attente de son exécution. De plus, ajoute le Talmud, si cela est nécessaire, on fait avorter la femme avant l'exécution pour lui éviter la disgrâce physique (nivoul ). On ne tient pas compte du foetus qui n'est pas encore une personne à part entière, dès lors qu'il s'agit d'éviter une souffrance psychologique grave ou une indignité.

A partir de ces éléments, une conception d'ensemble de l'interruption de grossesse a été élaborée. Elle est prohibée lorsqu'elle est effectuée sans raison valable, mais il s'agit d'un interdit léger. Qu'appelle-t-on avortement sans raison valable ? C'est un avortement par simple convenance, par facilité. Qu'un tel avortement soit moralement interdit ne fait pas l'objet de controverses et j'en examinerai plus loin les raisons. Mais il ne faut pas y voir même la trace d'un crime ( nidnoud retsiha ). Cela n'est en aucune façon la destruction d'une personne humaine (iboud nefech ), un homicide.

Inversement, dès qu'une raison sérieuse existe, l'avortement est autorisé. Et là, nous rencontrons explicitement toute une gamme de raisons suffisantes pour justifier cette autorisation. En premier lieu, toute menace pour la vie de la mère, qu'elle soit directe ou indirecte. Mais aussi toute indication médicale considérant la grossesse comme induisant ou aggravant une simple maladie, aussi bien physique que psychique. On ira même encore plus loin : l'avortement pourra être admis en cas d'adultère et même, peut-être, dans le cas d'une grossesse hors mariage perçue comme une atteinte grave à l'honneur de la famille. Enfin, cas extrême, une interruption de grossesse est licite si l'on prévoit que l'enfant à naître sera frappé d'une infirmité physique grave. Cela se justifie, soit par pitié pour l'être appelé à vivre, soit en prévision du calvaire que les parents auront à supporter.

Dans le cadre de cette conception où un avortement n'a rien à voir avec un homicide, pourquoi reste-t-il néanmoins interdit s'il n'y a pas de raison sérieuse ? Deux problématiques principales ont été développées par les talmudistes à ce sujet.

La première peut se résumer ainsi : comme on l'a dit, l'avortement constitue une blessure, une atteinte à l'intégrité physique de la mère. De sorte que les indications autorisant un avortement sont essentiellement les mêmes que celles qui peuvent justifier une intervention chirurgicale. Mais il est interdit à quiconque de s'infliger sans raison une blessure ou de blesser son prochain, même avec son consentement. A cela s'ajoute le fait que l'interruption de grossesse peut être dangereuse et que l'on ne doit pas mettre sa vie en danger sans raison valable. Les décisionnaires remarquent cependant que ce dernier motif a perdu une part de son acuité avec les progrès de la médecine. Il n'en reste pas moins vrai qu'un avortement pratiqué sans un contrôle médical rigoureux est fréquemment cause de la mort de la mère.

Une autre perspective conduisant à l'interdiction de l'avortement est relative au foetus lui-même. Il n'a pas le statut d'une personne humaine mais il n'en est pas moins qualifié de semence sainte (zera kodesh) . Il est frappant d'observer que le génie de la langue hébraïque confond dans un même terme, le mot zera , les concepts distincts de graine végétale ou de sperme d'un côté, de postérité de l'autre. Il est interdit de détruire gratuitement cette semence sainte porteuse de notre avenir, source d'une infinité d'êtres qui sont, comme on dit, ``à l'image de Dieu'', êtres doués de liberté et de pensée. Il faut cependant signaler que nombre de décisionnaires refusent explicitement cette direction de pensée et considèrent que la question de la procréation n'a pas à être prise en compte dans le problème de l'avortement.

Nous en aurions terminé avec notre investigation s'il n'existait un tout autre point de vue que je vais maintenant présenter en partant d'un texte de Maïmonide relatif au problème de l'accouchement évoqué précédemment10:

C'est une interdiction de la Torah que d'avoir pitié de la vie d'un poursuivant, c'est-à-dire de quelqu'un qui poursuit autrui et risque de le tuer. C'est pourquoi les Sages ont indiqué que si une femme a des difficultés à l'accouchement, il est autorisé de découper le foetus dans sa matrice de quelque manière que ce soit, car ce foetus est considéré comme quelqu'un qui la poursuit pour la tuer ; mais s'il a déjà sorti sa tête, on n'y touche plus, car on ne repousse pas une personne à cause d'une autre personne, et telle est la nature des choses.

A première vue, ce texte de Maïmonide ne fait que reprendre la loi de la Michna déjà citée. Mais il la motive d'une façon nouvelle : on peut sacrifier la vie du foetus car il est assimilé à un individu qui en poursuit un autre pour le tuer. Maïmonide n'a pas invoqué la raison que Rachi avait donnée, à savoir qu'avant la naissance, le foetus n'est pas un nefech , n'est pas un être humain dont la vie est déjà autonome. Tous les commentateurs de Maïmonide se sont interrogés sur ce qui a pu le motiver à donner cette nouvelle raison et il n'y a pas moins de 14 explications de ce fait. Je me limiterai ici à réunir en une vision cohérente un sous-ensemble de ces explications sans m'attarder sur leurs nuances.

Pourquoi Maïmonide a-t-il introduit l'argument du poursuivant ? Parce qu'en réalité, contrairement au premier point de vue exposé précédemment, le foetus est déjà une personne, sinon achevée, du moins en voie de formation. On emploiera pour le caractériser diverses expressions telles que demi-personne (hatsi nefech ), personne hypothétique (sefeq nefech ), être dont la viabilité n'est pas encore certaine, personne incomplète. Toutes ces formulations témoignent d'un effort pour saisir une réalité que l'on ne peut encore définir de manière tranchée : une personne humaine est en voie de constitution, est déjà présente, quoique non encore indépendante.

Le corollaire de cette nouvelle conception est que l'avortement ne se définit plus comme une simple blessure ou une opération chirurgicale. Ce n'est pas un homicide au sens strict, mais il y a dans l'avortement quelque chose d'apparenté à un homicide, une trace, un relent d'homicide. Les talmudistes ont introduit divers termes pour exprimer cette idée ambiguë d'un acte s'apparentant à un homicide sans en être un. Et dès lors que l'avortement est qualifié de cette manière, les conditions à remplir pour le justifier sont nettement plus strictes. Avant de les préciser, voici un texte talmudique qui va dans le sens de ce nouveau point de vue.

Lorsque Noé sort de l'arche après le déluge, Dieu lui donne l'autorisation de consommer de la viande animale, autorisation que n'avait pas notre ancêtre Adam, lequel était végétarien. Cette autorisation est assortie de l'interdiction de l'homicide qui se trouve ainsi être l'une des lois universelles de l'humanité, une des lois des fils de Noé selon la formule traditionnelle. Il est indiqué de plus que la transgression de l'homicide mérite dans son principe la peine de mort11:

celui qui verse le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé, car c'est à l'image de Dieu que l'homme a été créé.

Telle est la traduction du sens simple de ce verset. Mais les talmudistes, selon leur habitude, s'en écartent et donnent au verset une signification étendue. Dans le Traité Sanhedrin 12, Rabbi Ismaël articule le verset différemment et le lit ainsi :

celui qui verse le sang de l'homme dans l'homme, son sang sera versé. Qu'est-ce qu'un homme dans l'homme , c'est le foetus.
Il ne faut évidemment pas voir un simple jeu de mot dans le détournement du sens premier effectué par Rabbi Ismaël. Il s'agit bien plutôt de cerner et de formuler ce que signifie la présence du foetus dans le corps de sa mère. Ce n'est pas encore une personne individuelle, ce n'est peut-être même pas encore un être humain considéré dans sa généralité, mais c'est déjà un homme dans un homme , un homme qui apparaît et, petit à petit, se fraye sa place, protégé dans le corps d'une personne déjà existante. Si l'on part de cette description, il n'y a rien d'étonnant à ce que l'avortement soit considéré comme un acte grave et même dramatique, qu'il y ait dans tout avortement un relent d'homicide.

Ce point de vue n'est pas sans conséquence sur la loi à suivre. Puisqu'un avortement se rattache d'une certaine façon à un homicide, il n'est autorisé que dans des circonstances qui justifient un tel semi-homicide. C'est ce que Maïmonide a voulu exprimer en autorisant l'avortement en tant que légitime défense devant une agression. Si la vie de la mère est mise en danger par ce foetus qui se constitue en elle, alors il est justifié et même prescrit de la défendre contre cette attaque, tout comme on doit protéger une victime devant son agresseur. Mais dans les cas où il n'y a pas de menace sérieuse pour la vie ou au moins pour la santé de la mère, l'avortement est interdit.

Notamment, la conduite à tenir si l'enfant à naître présente un risque d'être handicapé diffère avec le point de vue choisi. Les décisionnaires qui considèrent que l'avortement n'est tout au plus qu'un interdit léger mais n'a rien à voir avec un homicide autorisent l'avortement dans un tel cas. En revanche, ceux pour qui l'avortement se rattache même de loin à l'homicide l'interdisent. Une controverse semblable existe lorsque la grossesse ne met pas du tout en danger la vie de la mère mais retarde la guérison d'une maladie.

Un élément supplémentaire doit encore être introduit pour compléter ce qui précède, à savoir le degré d'avancement de la grossesse. Il est parfois pris en compte, aussi bien par des tenants du premier point de vue que par ceux du second. A diverses reprises, à l'occasion de lois qui n'ont rien à voir avec la question de l'interruption de grossesse, le Talmud indique qu'il existe plusieurs phases dans la grossesse. Jusqu'à 40 jours, l'embryon est pratiquement considéré comme une substance sans forme. Selon l'expression talmudique, ce n'est que de l'eau . Peu importe que le microscope nous conduise à une représentation différente. La loi juive se décide en fonction d'un réseau de significations humaines et non en vertu de la seule approche du savant dans son laboratoire. A 40 jours, l'embryon est considéré comme formé, disons que l'embryon est devenu un foetus et commence sa croissance véritable. A 3 mois, nouvelle étape : la présence du foetus devient perceptible de l'extérieur (nikar haoubar ). Cette période se poursuit jusqu'à l'accouchement où le Talmud introduit un nouvel intervalle, à savoir le laps de temps qui s'écoule entre le moment où le foetus se détache du corps de la mère et sa naissance.

On comprend aisément que la décision d'autoriser un avortement puisse dépendre de l'importance de principe accordée à tel ou tel de ces seuils de développement. Il en résulte qu'avec la prise en considération de cet élément temporel, un grand nombre de positions différentes peuvent trouver une justification logique et c'est ce que nous observons dans les divergences multiples entre décisionnaires.

Même dans l'optique où le foetus se définit comme une personne inachevée, peut-être y a-t-il lieu d'introduire des nuances en fonction du degré d'avancement de la grossesse. On ne peut parler de personne inachevée, de demi-personne, qu'à partir d'un certain stade de développement. Certains décisionnaires ont pris cette voie et modulent la gravité de l'interdit en prenant en compte ce facteur. D'autres, au contraire, tel Rav Unterman, un ancien grand-rabbin d'Israël, ou encore Rabbi Moshé Feinstein, ne veulent pas s'engager dans cette voie. Pour eux, dès la conception, le foetus est une ``personne à venir''. L'avortement porte d'emblée atteinte à ce futur qui s'annonce. L'avenir prévisible confère à l'acte présent toute sa dimension de gravité et il n'y a pas lieu d'introduire des distinctions temporelles.

Récapitulons les points essentiels de cette analyse. Il y a d'abord un éventail assez large de situations où les décisionnaires ont un avis unanime. Dans tous les cas où la vie de la mère est mise en danger, il est autorisé et même prescrit de procéder à un avortement si cela s'avère nécessaire. Inversement, l'avortement pratiqué par pure convenance, par pure facilité, est toujours condamné. Mais il s'agit d'une condamnation morale sans incidence pénale. Voilà pour les points acquis.

En ce qui concerne les controverses qui subsistent à l'heure actuelle, la plus marquante est relative à la qualification de l'avortement. S'agit-il d'une simple intervention sur le corps de la mère, blessure ou intervention chirurgicale ? Dans ce cas, l'avortement n'a strictement rien à voir avec un homicide. Ou bien, au contraire, le foetus est-il déjà une personne en formation, un être humain partiel. Alors, sans être un homicide au sens strict, l'avortement en a tout de même le relent. Sur cette question, il y a un clivage net entre les décisionnaires. La conséquence en est qu'ils sont divisés dans les cas où des raisons valables de procéder à un avortement existent, mais où la vie de la mère n'est pas en cause.

Quelle est l'origine de ces controverses ? A mon sens, il ne s'agit pas simplement de divergence dans l'interprétation de textes et elles ne résultent pas non plus d'a priori idéologiques. Leur source véritable est la complexité même de la situation étudiée. La grossesse est certes un processus banal et fréquent, mais il n'en est pas moins exceptionnel. A partir de presque rien, un nouvel être va venir à l'existence. Il se constitue, très progressivement, en prolongement d'une existence déjà présente dont il finira par se détacher pour accéder à son autonomie et prendre le relais dans la chaîne infinie des engendrements. On peut formaliser ce processus comme constitution de l'autre à partir du même, ou comme apparition de l'avenir au sein du présent. Dès lors, quel aspect va-t-on privilégier, l'avenir en puissance ou l'actualité du présent, l'autre qui s'annonce ou le même qui est la seule réalité solide ?

D'un côté, nous pouvons dire sans état d'âme que rien ne s'est encore produit, le foetus n'étant pour l'instant qu'un prolongement physique du corps de la mère. Aucune conscience n'est encore apparue et ses mouvements ne sont pas différents de ceux de la ``queue d'un lézard''. Mais, inversement, il est légitime de considérer que le nouvel être est déjà presque là. Sauf accident, demain, il sera présent parmi nous, avec toute l'importance que notre tradition reconnaît à chaque personne, être unique, non interchangeable. Selon que l'on adopte l'un ou l'autre de ces points de vue, l'avortement est un simple acte chirurgical ou au contraire le drame d'une vie humaine qui n'aura pu se réaliser, qui aura été au sens propre tuée dans l'oeuf.

Nous voici devant une antinomie, devant une contradiction irréductible. Peut-on imaginer cependant une voie pour la surmonter ? On ne saurait l'affirmer avec certitude. Mon opinion personnelle, mais ce n'est là qu'une vue dont j'ai conscience de la subjectivité, est que la solution passe par la maîtrise complète du processus génétique. Et peut-être est-ce là l'un des sens de ce passage talmudique curieux par lequel je terminerai13:

Raban Gamliel donnait l'enseignement suivant. A l'avenir une femme pourra enfanter chaque jour ainsi que dit le prophète Jérémie14: Oui je veux les ramener de la région du Nord, les rassembler des extrémités de la terre ; l'aveugle même et le boiteux, la femme enceinte et l'accouchée se joindront à eux, ce qui peut se lire : la femme qui accouche le jour même où elle devient enceinte.

Un de ses élèves s'est moqué de Raban Gamliel en disant [citant l'Ecclésiaste] : il n'y aura jamais rien de nouveau sous le soleil15. Raban Gamliel lui dit : viens avec moi et je te montrerai qu'une chose voisine se produit déjà dans le monde actuel. Ils sortirent dehors et il lui montra une poule.


Footnotes:

1Chapitre 7, michna 6.

2Traité Sanhedrin , 72b.

3Page 43b.

4Michne Torah , Lois de l'assassin et de la préservation de la vie, II, 6.

5Exode, XXI, 23.

6Cela restera vrai également dans le cadre de la deuxième conception développée plus loin.

7On peut signaler ici une divergence nette avec le point de vue de l'Eglise catholique qui interdit l'avortement quelles que soient les circonstances et l'assimile à un crime pur et simple. Même dans le cas extrême où, si l'on n'intervient pas, à la fois la mère et le foetus doivent mourir, il est interdit d'effectuer un avortement pour sauver la mère selon le principe que ``deux morts sont préférables à un homicide''.

8Traité Arakhin , 7a.

9On peut noter ici la différence avec les droits romain, grec et égyptien, qui prévoyaient de retarder l'exécution.

10Michne Torah , Lois de l'assassin et de la préservation de la vie, I, 9.

11Genèse, IX, 6.

12Page 57a.

13Traité Shabbat , 30b.

14Jérémie, XXXI, 8.

15Ecclésiaste, I, 9.


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On 20 Mar 2000, 15:56.