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Qu'est-ce que le <I>mouktsé</I>

Qu'est-ce que le mouktsé


La notion de mouktsé a trois caractéristiques : sa définition est très simple ; cette définition se ramifie en une cinquantaine de d'espèces de sorte qu'il s'agit d'une notion donnant lieu déjà dans le Talmud à une élaboration raffinée et par la suite à de très nombreux développements ; et enfin, ce qui est paradoxal pour une notion aussi étudiée, elle est fréquemment comprise de manière incorrecte.

Mais avant de l'introduire, il ne sera pas inutile de rappeler quelques données relatives au problème du temps tel qu'il se pose dans la loi juive. Il ne s'agit pas ici de traiter du problème philosophique du temps. Chaque philosophe a sa propre conception et déterminer laquelle est le plus en accord avec la pensée juive ne serait pas une mince affaire. Mais il y a une autre manière d'aborder la question : mettre de côté les problèmes proprement métaphysiques et se restreindre au sens du temps tel qu'il se décrit concrètement.

Deux directions nous sont proposées. La première nous vient d'Aristote et trouve son origine dans l'observation du monde extérieur. Nous y observons des mouvements et avons besoin d'effectuer des mesures. On est ainsi conduit à une vision quantitative du temps et on se représentera le temps comme une ligne droite, chaque instant étant figuré par un point. Je laisse de côté le problème de savoir si le temps a une origine ou non, s'il faut le représenter par une demi-droite ou par une droite infinie dans les deux sens. Ce serait à nouveau entrer dans une question métaphysique. Ce qui importe en premier lieu dans cette description est que le temps s'écoule de manière uniforme. Deux instants différents sont équivalents à ceci près que l'un est antérieur et l'autre postérieur.

La deuxième direction se trouve en germe chez de nombreux penseurs, mais c'est Bergson qui lui a donné sa forme la plus déterminée. A côté du temps de l'horloge et du physicien, à côté du temps quantitatif, il y en a un autre, le temps qualitatif de la conscience. On va l'appeler la durée. Comme le décrit Jean Wahl dans son Traité de Métaphysique, c'est le temps de nos ennuis et de nos regrets, de nos impatiences et de nos espoirs, c'est le temps dont nous avons conscience quand nous écoutons une phrase ou une mélodie. Cette durée s'écoule de manière continue, les instants successifs apparaissent à la fois comme attachés les uns aux autres et dans un renouvellement continu. Cette nouvelle conception a été surtout explorée au XXe siècle par plusieurs penseurs, chacun avec sa propre équation personnelle.

Il y a toutefois un côté commun à ces deux approches. Qu'il s'agisse du temps quantitatif suggéré par le monde physique ou de la durée qualitative de la conscience, dans les deux cas, le temps s'écoule sans qu'il lui soit attribué une structure plus déterminée. L'essentiel est que, comme le dit la formule populaire, le temps passe. Cela est vrai aussi bien du temps homogène du physicien que du flux coloré et subjectif de la conscience.

On peut se demander si les descriptions que nous proposent les philosophes rendent bien compte de ce que signifie le temps, si elle ne font pas l'impasse sur d'autres manières irréductibles d'être confronté à ce phénomène. Mais, quoi qu'il en soit, le temps de la vie juive tel qu'il est appréhendé dans la tradition talmudique ne se réduit pas à ces schémas philosophiques. Il s'en distingue d'emblée par deux caractéristiques :

D'une part, on se trouve en présence de plusieurs systèmes temporels se déployant parallèlement. En d'autres termes, l'image d'une droite pour décrire le temps est inadéquate. Chaque instant appartient simultanément à plusieurs déroulements temporels et le problème dont ces différentes successions se rejoignent ou ne se rejoignent pas est loin d'être simple.

D'autre part, en second lieu, le temps talmudique connaît des temps, des instants ou des intervalles privilégiés. A la différence du temps du physicien, les instants ne sont pas équivalents et à la différence du temps de la conscience, cette non-équivalence est structurée rigoureusement.

Je ne m'attarderai pas sur le premier point, sur le caractère multidimensionnel du temps, car il ne concerne pas directement le sujet d'aujourd'hui. Le temps a au minimum trois dimensions, marquées par trois commencements de l'année, qui se situent respectivement le premier tichri, le premier nissan, et le 15 chevat. Pour le dire succinctement, ce sont l'année universelle rythmée par le soleil qui commence en tichri, l'année juive proprement juive rythmée par la lune qui commence en nissan, et l'année des arbres1. Sur cette base s'édifie une construction complexe permettant à ces différents temps de se coordonner. Le traité talmudique de Roch Hachana est presque entièrement consacré à ces problèmes.

Le deuxième point va nous concerner plus directement. Le temps de la vie juive n'est pas composé d'instants équivalents. Certains moments ou certains intervalles sont privilégiés, constituent au sens littéral des temps forts. Le temps est découpé en période d'égales longueur, chacune de ces périodes étant à son tour divisée en une partie principale profane et un aboutissement sacré. Cela est réalisé à au moins trois échelles de temps, l'échelle des jours, l'échelle des années, et l'échelle des septennats où le modèle se complique un peu.

A l'échelle des jours, nous avons le rythme des semaines. A chaque fois, six jours profanes, six jours d'activité, aboutissant à un jour saint, un jour de chômage. A l'échelle des années, six années de travail agricole normal suivie d'une année de jachère, avec diverses caractéristiques définissant sa sainteté. Enfin à l'échelle des septennats, la Torah définit des périodes de 50 ans, sept septennats suivis d'une année sainte, l'année du jubilé avec non seulement jachère mais aussi libération des esclaves et retour de la plupart des terres à leur propriétaire.

On observera qu'une même structure gouverne ces niveaux de découpage. Un temps d'activité profane s'achève par un temps sacré où les occupations changent de nature, où le pouvoir d'exploitation et de transformation du monde est restreint.

De cette organisation complexe du temps, je ne vais retenir qu'un élément, la division en semaines, avec à chaque fois six jours profanes et un jour sacré. C'est là que va s'introduire la notion de mouktsé. Mais pour la comprendre, il nous faut approfondir encore notre analyse.

L'opposition entre temps profane et temps sacré a deux faces. La première est la plus connue : six jours tu travailleras et le septième tu chômeras. Six jours sont voués à la transformation du monde, à l'exercice par l'homme de son pouvoir d'aménagement de la nature ; le septième jour, la Torah nous prescrit la renonciation à ce pouvoir. Il y a donc le temps de la melakha, de l'ouvrage, et le temps du shabbat, temps de cessation2.

Mais il y un deuxième aspect à l'opposition entre profane et sacré, un aspect intériorisé, lié directement à la manière dont le temps est perçu. Il existe des temps de préparation et des temps d'aboutissement. Dans le langage courant, nous parlons de moyens et de fins. Notre activité a une finalité, elle vise un certain but. Il y a donc le temps du déploiement de l'activité et celui où le but est atteint. Le premier est vécu comme tendu vers l'avenir, le second est vécu pour lui-même, comme reposant sur soi. Les étudiants qui préparent un examen et le réussissent, les créateurs, les peintres, les artistes, connaissent tous cette différence de nature entre un temps qui est tendu vers un avenir et le moment de l'accomplissement, l'instant de l'achèvement de l'oeuvre.

La loi du mouktsé que je vais maintenant introduire se rattache à ce deuxième aspect de la différence entre profane et sacré. Le terme mouktsé est une abréviation pour mouktsé min hadaat, ce qui signifie écarté de l'esprit. Réduite à son principe, la loi du mouktsé prescrit de s'abstenir d'utiliser une chose qui, à l'entrée de shabbat, est écartée de l'esprit pour telle ou telle raison. Conformément à la deuxième signification de la sainteté, on n'emploie shabbat que ce qui est prévu d'emblée explicitement ou implicitement. La relation entre le temps profane et le temps sacré se détermine ainsi comme la relation entre une période de préparation et le moment où tout est prêt. En revanche, ce qui se trouve rejeté de l'esprit à l'entrée de shabbat est décrété impropre à l'utilisation.

En réalité, la loi est plus stricte encore. Elle prohibe non seulement l'utilisation proprement dite, mais étend l'interdiction à la manipulation ou au déplacement, au tiltoul. Toutefois, et contrairement à une idée courante, cela ne va pas jusqu'à interdire le simple contact avec l'objet mouktsé. On entend souvent dire, mouktsé signifie interdiction de toucher. C'est une erreur. L'objet mouktsé, l'objet écarté de l'esprit, ne doit pas être utilisé et par extension ne doit pas être manipulé ou déplacé. Mais le contact avec l'objet mouktsé reste parfaitement autorisé.

Tel est l'idée de base de la loi du mouktsé. Mais, à partir de là, Talmud procède à une construction extraordinairement raffinée. Le principe initial est simple mais ce serait une erreur de croire que sa mise en oeuvre s'effectue sans difficulté. En fait, à travers la multiplicité des aspects du mouktsé, c'est la toute la conception que le Talmud se fait du psychisme humain, de ce qu'il est ou de ce qu'il devrait être, qui transparaît dans les lois du mouktsé.

La question fondamentale est : Qu'appelle-t-on écarté de l'esprit? La difficulté vient des multiples facteurs qui amènent à se distancer d'une chose. Certains facteurs sont matériels, d'autres sont affectifs, d'autres sont intellectuels et font intervenir les facultés de prévision ou la volonté et la décision. Je vais commencer par dresser un tableau synthétique des classes les plus importantes de mouktsé puis nous verrons un texte où apparaissent certaines controverses.

Il y a quatre classes de base.

1) La première est intitulée écarté par économie, mouktsé mehemat hessron kiss mot-à-mot écarté par cause de diminution de bourse. Certains objets sont précieux ou fragiles et on ne les utilise que dans un but déterminé. Le reste du temps, ils sont rangés avec précaution. Un objet de ce type est présumé mouktsé, écarté de l'esprit.

Exemple : le couteau du shohet fait l'objet de soins particuliers. Il doit être parfaitement aiguisé et, en règle générale, on ne s'en sert pas pour un autre usage. En conséquence de quoi, la loi du mouktsé s'applique. Il est interdit le shabbat d'employer un couteau de shohet pour couper sa viande, et comme je l'ai déjà indiqué, il est même prohibé de le déplacer. Mais ce n'est là qu'un exemple et il y en a bien d'autres. Il en est de même des objets pesants auxquels on fixe une place et que l'on ne déplace que rarement et avec précaution. Et d'une façon générale tout objet qu'un commerçant destine à la vente et qu'il s'abstient d'utiliser lui-même pour ne pas l'endommager appartient à cette classe.

Cependant, il va de soi que si l'on a prévu explicitement avant shabbat d'utiliser de tels objets, l'interdit du mouktsé est levé. Il serait absurde de dire que l'objet est écarté de l'esprit puisque l'on a justement décidé d'en faire usage. Il n'y a pas là de facteur objectif qui l'emporterait sur la libre décision humaine.

2) Une deuxième classe de mouktsé est intitulée ce qui est écarté de soi-même, mouktsé méhémat goufo, littéralement écarté de par son propre corps. Le plus commode est de définir cette classe négativement : il s'agit d'une chose qui n'est ni un aliment pour l'homme ou l'animal, ni un objet fabriqué tel que outil, récipient, élément d'ameublement, instrument de toute sorte. Quelque chose qui, dans la terminologie talmudique n'est, ni maakhal, ni keli. Exemples : un animal, une coquille d'oeuf, un os sans moelle, une pierre, du sable, un morceau de bois, des débris d'objet devenus inutilisables. Le principe général est que ce sont des choses qui, a priori, ne sont pas envisagées pour un usage en shabbat. A cette classe se rattache également l'argent ou encore une chose qui n'est pas un ustensile et sur l'emploi de laquelle pèse un interdit, par exemple le pain levé pendant les huit jours de Pâque.

La différence avec la première classe est qu'ici la chose est écartée d'elle-même a priori et non parce qu'elle serait volontairement réservée à un usage spécifique ou explicitement rangée ou mise de côté. Mais, comme dans le premier cas, il est parfois possible de changer son statut en lui affectant d'avance un usage. Je peux préparer d'avance une pierre pour casser des noix et, dès lors, elle n'est plus mouktsé, elle n'est plus écartée de l'esprit. Une telle affectation doit-elle être définitive ou suffit-il qu'elle soit provisoire, faut-il prévoir un usage spécifique ou non, l'affectation suppose-t-elle un acte déterminé ou non ? Il y a lieu ici de faire une étude plus approfondie mais je n'entrerai pas dans ces détails.

3) La troisième classe de mouktsé va exiger une analyse plus précise. Il s'agit de tous les objets fabriqués dont l'utilisation normale, dont la destination généralement prévue est interdite le shabbat, keli chemelakhto leissour, un objet dont la mise en oeuvre propre est interdite.

Prenons comme exemple un marteau. Cet instrument sert à enfoncer des clous ou plus généralement est employé dans la fabrication ou la réparation d'autres objets. Il est donc destiné normalement à un usage prohibé le shabbat. On peut donc le considérer comme mouktsé, écarté de l'esprit. Il est évidemment hors l'esprit d'employer shabbat un ustensile pour un usage proscrit.

Cependant, pour le Talmud, cela n'est pas si simple. La difficulté tient à la double nature d'un tel objet. C'est d'une part un objet fabriqué et par nature prévu pour être utilisé. Mais inversement son utilisation standard est interdite le shabbat. Le Talmud va prendre en compte cette double face et construire une synthèse qui ne manque pas de subtilité.

D'un côté, il s'agit d'un objet fabriqué, donc porteur d'emblée d'une intention d'utilisation. Le fait que l'utilisation principale de l'objet soit interdite le shabbat n'exclut pas qu'il puisse avoir telle ou telle utilisation accessoire. Avant d'avoir une utilisation spécifique, tout objet fabriqué a par essence vocation à être employé. Cela fait partie de son essence d'avoir certes une utilisation principale, mais éventuellement aussi des emplois accessoires. Tant que ceux-ci ne sont pas exclus, ils font implicitement partie de la fonction de l'objet. Exemple: un marteau peut être utilisé pour casser des noix. Cela n'est certes pas sa fonction principale, mais il appartient implicitement à son essence de marteau de pouvoir être employé à cet usage occasionnel, en tout cas si l'on ne dispose pas d'un instrument plus adéquat.

Va-t-on en conclure tout simplement qu'un instrument dont l'utilisation standard est interdite n'est mouktsé en aucune façon, n'est écarté de l'esprit en aucune façon ? Tel n'est pas le cas. Mais il faut ici raffiner notre analyse. Considérons un instrument quelconque. Il peut, nous dit le Talmud, entrer dans le champ de notre attention de trois manières.

a) Nous en avons besoin pour une utilisation éventuellement accessoire. Cela s'énonce : il est manipulé letsorekh goufo, pour une nécessité liée à lui-même, c'est-à-dire entrant dans l'extension de sa fonction. A cet égard, l'objet n'est pas mouktsé, il n'est pas hors l'esprit. Même si sa fonction standard est proscrite le shabbat, l'objet reste utilisable pour telle ou telle fonction accessoire. Pour l'énoncer de manière formelle, un keli chemelakhto leissour peut être manipulé le tsorekh goufo, un instrument dont l'utilisation principale est interdite, peut être néanmoins employé pour une utilisation accessoire.

b) Mais un instrument peut entrer dans le champ de mon attention d'une autre manière. Il peut se faire que là où il se trouve, l'objet m'importune, notamment s'il occupe une place dont j'ai besoin pour autre chose. Est-il autorisé de le déplacer pour récupérer sa place ? Le Talmud répond positivement à cette question. Selon une formule classique l'instrument peut être manipulé letsorekh mekomo, c'est-à-dire si l'on a besoin de la place qu'il occupe.

Cette autorisation peut se comprendre de la manière suivante. Par nature un objet n'est pas fabriqué uniquement pour lui-même. Il a d'emblée vocation à faire partie d'un ensemble. Le marteau est élément d'un atelier. Un ustensile a une place au sein d'un ensemble d'ustensiles destinés à servir les divers buts que l'on se donne. Il peut se faire qu'à un moment donné, là où il se trouve, l'objet devienne encombrant, que là où il est, il me gêne. Cet aspect négatif fait partie a priori des propriétés inhérentes à l'objet. A tel moment, il m'est utile. A tel moment, sa présence contrecarre le but que je me fixe. L'emploi d'un instrument inclut dès l'origine ces deux aspects. Je le manipule aussi bien pour l'un des usages auxquels il peut être employé que pour l'éloigner lorsqu'il devient encombrant ou que sa présence me dérange. L'objet n'est donc pas mouktsé à cet égard. Il n'est pas écarté de l'esprit pour ce qui est de le retirer lorsqu'il devient gênant. Pour le dire formellement, un keli chemelakhto le issour peut être manipulé letsorekh mekomo, un instrument dont l'emploi standard est interdit peut-être déplacé s'il s'agit de récupérer la place qu'il occupe. Donc jusqu'à présent un instrument n'est pas mouktsé.

c) Mais il existe une troisième motivation qui amène à se saisir d'un instrument. Je peux vouloir le déplacer pour sa propre protection, ou comme l'exprime de façon imagée le Talmud, le déplacer mehama letsel, du soleil à l'ombre. Et dès lors, la règle change. Un tel déplacement est prohibé en vertu de la loi du mouktsé. Reprenons l'exemple d'un marteau. Il est interdit de le déplacer si la finalité de ce déplacement est la protection du marteau lui-même, par exemple pour éviter qu'autrui s'en empare ou parce que la pluie pourrait l'endommager.

Il y a en effet une différence de principe entre ce dernier cas et les deux premiers. Dans les deux premiers cas, mon intention, ma visée ne porte qu'indirectement sur l'instrument. Je vise à réaliser un but qui est extérieur à l'objet lui-même. Pour ce but j'ai besoin de manipuler l'outil, mais ma visée porte sur le but et non sur l'outil. Je veux casser des noix et pour cela j'ai besoin du marteau et cela fait partie de sa vocation, au moins à titre accessoire. Je veux reprendre sa place et là encore ma visée porte d'abord sur la place et non sur le marteau.

En revanche, s'il s'agit de protéger un objet, l'intention se porte directement sur l'objet. Mais à l'entrée de shabbat, un objet dont l'emploi principal est interdit est mouktsé min hadaat, est écarté de l'esprit. Ses fonctions ne le sont pas mais l'objet lui-même l'est. Lorsque shabbat commence, le marteau lui-même n'appartient plus au complexe de mes finalités, de mes préoccupations. Mon esprit se porte ailleurs. Le marteau en tant que tel, l'objet-marteau, n'appartient pas au monde que je me suis préparé pendant la semaine, à ce qui est prévu pour shabbat. Il est hors l'esprit et il doit le rester.

Je récapitule : un keli chemelakhto leissour, un instrument dont l'emploi principal est interdit, peut être utilisé pour un emploi accessoire permis, peut être déplacé s'il s'agit de récupérer sa place, mais non pour sa propre protection, pour l'amener du soleil à l'ombre.

4) La quatrième classe de mouktsé est définie selon un principe général qui peut lui-même conduire à plusieurs ramifications. Comme je l'ai dit dans la première partie de cet exposé, on n'utilise shabbat que ce qui est prêt à l'emploi à l'entrée de shabbat. Le reste est présumé écarté de l'esprit. Par conséquent, si à l'entrée de shabbat, un objet ne doit pas être déplacé pour une raison qui tient à la loi elle-même, il devient inemployable pendant toute la durée de shabbat. L'objet est dit mouktsé mehemat issour, c'est-à-dire écarté de l'esprit par suite de l'interdit qui pèse sur lui.

Voici un exemple. Un bougeoir allumé à l'entrée de shabbat ne doit pas être déplacé, soit par suite du risque d'éteindre la flamme, soit de manière plus fondamentale parce que sa fonction est d'être support de flamme, la flamme elle-même étant une réalité inutilisable en shabbat. Donc à l'entrée de shabbat le bougeoir est indisponible en vertu d'un interdit. Il est donc ipso facto écarté de l'esprit et en conséquence, il ne pourra être déplacé pendant toute la durée de shabbat, même lorsqu'il se sera éteint. Le bougeoir est mouktsé mehemat issour, écarté de l'esprit à cause d'un interdit.

On peut toutefois se demander ce qu'il en est si, étant certain qu'il s'éteindra avant la fin de shabbat, je prévois explicitement de le déplacer après. Va-t-on dire encore que le bougeoir est hors l'esprit ? Ma faculté de prévision ne permet-elle pas de surmonter la situation momentanée pendant la durée de laquelle je ne peux manipuler le bougeoir ? Doit-on dire ``loin des mains, loin du coeur'', ou, au contraire, la force de mes intentions me permet-elle de surmonter la réalité immédiate ? Il y a sur ce point une controverse dans le Talmud et cette controverse n'a jamais été complètement tranchée.

Nous allons voir cela plus en détail avec l'étude d'un petit passage du Talmud3:

On peut déplacer une nouvelle lampe à huile mais non une ancienne ; telles sont les paroles de Rabbi Yehouda. Rabbi Méir dit : on peut déplacer toute lampe à l'exception de celle que l'on a allumé pour shabbat. Rabbi Shimeon dit: [on peut déplacer toute lampe] sauf celle qui est en train de brûler en shabbat ; une fois qu'elle s'est éteinte, on peut la déplacer ; toutefois un lampadaire (une grande lampe), on ne le bougera pas de sa place.

Nous avons ici trois doctrines relatives au mouktsé dont le Talmud montre par la suite qu'elles sont classées par ordre d'extension décroissante.

Selon Rabbi Yehouda, il est autorisé en shabbat de déplacer une lampe à huile neuve mais non une lampe qui a déjà été utilisée. Cet enseignement renvoie à une nouvelle espèce de mouktsé dont je n'ai pas parlé et qui ne sera pas retenue en définitive par la halakha. Une lampe à huile qui a déjà servi est grasse et on répugne à la manipuler. Selon Rabbi Yehouda, cela définit un nouveau type de mouktsé, le mouktsé mehemat miouss, écarté de l'esprit par répugnance. Rabbi Yehouda fait intervenir la pure sensibilité comme facteur de mouktsé et interdit en conséquence de déplacer une lampe à huile ayant déjà servi.

Mais Rabbi Méir et Rabbi Shimeon n'acceptent pas cette idée. L'homme est un être de raison qui surmonte ses réflexes immédiats. La sensibilité n'est pas un facteur déterminant. On n'écarte pas de l'esprit un objet pour la simple raison qu'il nous inspire une réaction affective de rejet. En conséquence, il n'y a pas lieu de considérer qu'une lampe à huile usagée est mouktsé. Rabbi Yehouda étant mis en minorité par le Talmud, sa conception ne sera pas retenue dans la halakha.

Voyons maintenant la conception de Rabbi Méir. Pour lui, une lampe à huile, même usagée n'est pas en soi mouktsé, mais elle le devient si elle était allumée à l'entrée de shabbat. Elle est alors mouktsé mehemat issour, écartée de l'esprit par suite de l'interdit qui prohibait sa manipulation au commencement de shabbat. Dans ses développements, la guemara montre que Rabbi Yehouda est aussi du même avis. Il en résulte que sur ce point, c'est désormais Rabbi Shimeon qui se trouve en minorité. La halakha retient le mouktsé mehemat issour dans ses conclusions. On ne peut déplacer pendant toute la durée de shabbat une lampe qui était allumée à l'entrée de shabbat.

Rabbi Shimeon accorde que l'on ne saurait déplacer une lampe à huile pendant qu'elle est allumée. Mais dès qu'elle est éteinte, cela devient autorisé. Il n'accepte donc pas la notion de mouktsé mehemat issour telle qu'elle a été définie par Rabbi Méir. Mais il ajoute une restriction : une grande lampe, un lampadaire ne doit pas être déplacé, même après son extinction. La guemara explicite le sens de cette différence. La grande lampe dont il s'agit est une lampe destinée à brûler pendant toute la durée de shabbat. Rabbi Shimeon admet que l'on ne peut déplacer une lampe en train de brûler, et en conséquence, si a priori elle est prévue pour brûlerpendant tout le shabbat, elle est écartée de l'esprit, elle est mouktsé. On ne pourra donc la manipuler même si elle s'éteint avant la fin de shabbat. Mais, en revanche, je garde à l'esprit une lampe dont je sais qu'elle va s'éteindre pendant shabbat. Le fait que momentanément je doive renoncer à sa manipulation ne m'empêche pas de conserver implicitement une intention de manipulation future. Autrement dit, non seulement l'homme est un être de raison qui surmonte les réflexes de sa sensibilité, mais c'est un esprit prévoyant qui constamment anticipe le futur. Son horizon ne se limite pas à l'immédiat. Son esprit est constitué à la fois de présent et d'avenir, de conscience de l'actuel et de projet. La réalité vivante et forte de l'interdit dans l'immédiat ne suffit pas à déterminer la pensée humaine. Elle va au delà et vise déjà inconsciemment le moment futur où l'interdit aura disparu. Telle est la doctrine de Rabbi Shimeon.

Sous cette forme radicale, elle n'est pas retenue par la halakha. Mais donnons lui une forme moins abrupte. Qu'en est-il si l'on a explicitement prévu de déplacer notre lampe à huile lorsqu'elle sera éteinte ? Nous savons qu'elle va s'éteindre et nous projetons consciemment de la déplacer après. En somme, nous allumons la lampe en convenant d'emblée que nous la déplacerons dès qu'elle sera éteinte. Un tel projet est-il validé par la halakha ? Pour l'essentiel, la réponse est positive. Dans sa partie principale, le Shoulhan Aroukh admet la valeur du projet et autorise le déplacement explicitement prévu. Néanmoins cette question, comme bien d'autres, reste controversée. Dans ses notes, Rabbi Moche Isserlès rapporte l'existence d'un avis contraire et indique que la coutume ashkenaze est de ne pas déplacer une lampe à huile qui était allumée au début de shabbat. On peut donc considérer que la halakha n'a pas réellement tranché cette controverse.

Je vais terminer par deux remarques. En premier lieu, comme je l'ai dit en introduction, la notion de mouktsé est beaucoup plus complexe que ce que j'ai pu en dire. Non seulement il existe de nombreuses autres classes de mouktsé, mais il y aurait lieu d'introduire des nuances entre le shabbat et les jours de fêtes. Alors que d'une manière générale les interdits de shabbat sont à la fois plus étendus et plus fondamentaux que ceux des jours de fêtes, en ce qui concerne les lois du mouktsé, c'est l'inverse qui est vrai. La halakha retient pour yom tov, pour le jour de fête, certains types de mouktsé qu'elle refuse pour shabbat.

Cela me conduit à ma deuxième remarque. Il ne faut absolument pas mettre sur le même plan les lois relatives au travail, à la melakha, et celles du mouktsé. Les interdits relatifs au travail tel qu'il est défini dans le Talmud sont considérés d'importance cruciale. En revanche les lois du mouktsé, quels que soient leur raffinement et la profondeur des notions qu'elles mettent en jeu, restent d'importance seconde. C'est pourquoi on les qualifie de lois rabbiniques, lois miderabanan. Les limitations qu'elles introduisent doivent être comprises et vécues comme des compléments. Rien ne serait plus contraire à l'intention du Talmud que d'effacer les hiérarchies qui structurent les commandements, de tout confondre dans une énumération informe de permis et d'interdit.

Il faut donc rappeler comment se situent respectivement ces deux ordres de lois. Dans son texte littéral, la Torah indique que le respect du shabbat est signe de la création du monde. Mais comme l'a montré Samson Raphaël Hirsch4 ce signe ne joue pas seulement sur le mode du renvoi. Il ne s'agit pas de rappeler à la conscience un principe théologique abstrait par un ensemble d'actions symboliques. Le shabbat est un mode de comportement, une façon d'être où est prise en compte la situation d'être créé, ce qui concrètement signifie ne pas tenir de soi-même son existence, ses capacités et ses pouvoirs. Le shabbat est le temps où l'homme renonce à son pouvoir de transformation du monde. Par la mise en oeuvre de sa pensée, l'homme sait créer, fabriquer, transformer, et cette activité est un élément de sa vocation, presque une obligation. Mais la Torah fixe à l'homme une limite à sa puissance. Le shabbat se définit comme le moment où il est prescrit de renoncer à un pouvoir. Il est d'abord une ascèse : "Tu n'y feras aucun travail". L'homme est le maître du monde d'en bas, il le modifie à sa guise et le soumet à sa domination. La Torah assigne une limite temporelle à cette souveraineté.

Cela nous donne une première manière de comprendre la sainteté du shabbat, sa kedoucha, son caractère sacré en opposition au caractère profane Pour le dire en un mot, le temps ``profane'' est celui du déploiement de l'être. Persévérance dans l'être, extension, conquête, domination de la nature, impératif d'action et de réalisation croissante, accroissement infini de la richesse et de la puissance en sont les catégories. Remplissez la terre et conquérez la, dit la Genèse, phrase qui peut se comprendre tout à la fois comme un ordre et une bénédiction. Armé de sa pensée, l'homme façonne le monde à sa convenance, convertit la pierre en habitation, la graine de lin et la tonsure du mouton en habits, le blé en pain. Le shabbat avec sa ``sainteté'' signifie un coup d'arrêt périodique à cet impérialisme. Ce n'est pas une quelconque extase mystique mais primordialement comme l'ascèse d'une renonciation au pouvoir sur le monde. Tel est le sens de l'interdit du travail.

On peut, si on le désire, considérer les lois du mouktsé comme une extension de l'interdit du travail, une limitation supplémentaire de l'activité matérielle pendant le shabbat. Mais on peut aussi les comprendre d'une manière intrinsèque, indépendamment de leur relation avec le travail. Comme on l'a vu, l'opposition entre temps sacré et temps profane peut être aussi définie comme l'opposition entre temps de préparation et temps d'aboutissement, entre un temps dont le sens n'est défini que par rapport à l'avenir et un temps qui est porteur de sa propre finalité. Cette signification de la sainteté trouve directement sa concrétisation dans la loi du mouktsé. On n'emploie shabbat que ce qui est prévu d'emblée explicitement ou implicitement. En revanche, ce qui est écarté de l'esprit à l'entrée de shabbat est décrété impropre à l'utilisation et même à la manipulation. Mais encore une fois, je me permets d'insister, il ne faut pas perdre le sens de la hiérarchie, confondre le principal et le complémentaire, et mettre sur le même plan l'interdit de la melakha, de la transformation du monde, et celui du mouktsé qui, aussi profond soit-il, ne vient qu'en surimpression.


Notes:

1Certains ajoutent encore un quatrième cycle, celui de la vie animale, qui débute le premier eloul, mais ce n'est pas finalement retenu par la législation.

2Cf. Explorations talmudiques, Le shabbat dans la loi juive pour le développement de cette question.

3Traité Shabbat, page 44a.

4Horev, Pirke haedout.


File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 9 Apr 2000, 12:58.