Il est courant de lire et d'entendre dans les médias et les conversations qu'en Israël, le fossé entre « religieux » et « laïques » s'approfondit de plus en plus. A la vérité, cette idée n'a cessé depuis des dizaines d'années d'être avancée de sorte que, si elle était vraie, nous devrions être déjà parvenus au stade d'une guerre civile menée avec de vraies armes. Elle n'est pas sans rappeler le thème de la paupérisation absolue de la classe ouvrière, dogme intangible des anciens partis communistes. On peut raisonnablement se demander si cette idée ne relève pas tout simplement d'une illusion sans cesse réactivée à l'occasion de tel ou tel événement passager le plus souvent d'importance mineure.
C'est précisément ce que montrent les lignes qui suivent, traduction d'un article publié par le Rav Abraham Kook à la veille de Roch Hachana en 19331. Le lecteur pourra observer que l'opposition entre « religieux » et « laïques » était déjà considérée à l'époque comme une donnée allant de soi. Mais surtout, le Rav Kook établit deux points essentiels.
Tout d'abord, il montre que cette distinction, non seulement n'a aucun fondement traditionnel, mais va même à l'encontre des idées juives les plus authentiques. Il en découle que la prétention des « religieux » d'être « religieux » n'est pas seulement injustifiée et néfaste : elle confine à la pure absurdité logique.
Mais de plus, et peut-être est-ce le plus important, le Rav Kook indique que cette prétendue division est de fait imaginaire. Le « consensus » qui est censé constituer l'existence de chaque « camp » ne repose sur aucune réalité. C'est ce que confirment toutes les enquêtes sociologiques qui montrent que la population israélienne se distribue dans un continuum de comportements et que la classer en « religieux » et « laïques » ne se justifie même pas à titre d'approximation grossière.
LES PERIGRINATIONS DES CAMPS |
par le Rav Kook (1933) |
Alors que nous sommes à l'orée de la nouvelle année, - puisse-t-elle
nous être favorable, ainsi qu'à tout le peuple d'Israël -, nous allons
dire avec espoir et du fond du coeur : Que disparaisse l'année et
ses malheurs et que
débute l'année et ses bonheurs. Nous dirons cette prière avec d'autant
plus d'ardeur que l'année qui s'achève fut accablante pour nous. Il nous
faudra en plus l'accompagner d'un examen de nos actes
passés et nous rapprocher du chemin de la techouva, le chemin du
retour, seul capable, comme l'indique le traité talmudique
Yoma, d'amener la guérison et la délivrance au monde. C'est
notre devoir d'emprunter ce chemin, mais il nous faut en préciser
le tracé, compte-tenu de
notre situation dans le monde en général et dans notre pays en
particulier.
Nous nous imaginons que notre peuple est scindé en deux camps, car nous entendons constamment tinter à nos oreilles le son de deux vocables, « religieux », « laïcs », supposés, à tort, définir notre société. Or ce sont deux termes tout à fait nouveaux, n'ayant jamais jusqu'ici eu cours dans notre culture.
Nous savions que les êtres humains se situent à des niveaux différents, spécialement en ce qui concerne la vie de l'esprit, fondement de l'existence même. Mais que des termes décrivant cette différence puissent devenir des dénominations de clans ou de partis, cela, nous l'ignorions. Il apparaît à l'évidence que de ce point de vue, notre passé fut meilleur que notre présent. Si seulement nous pouvions faire disparaître complètement ces deux mots, obstacle sur le chemin de l'existence vigoureuse et pure que nous devons retrouver, éclairée de la lumière divine.
La mise en exergue de ces deux mots et le consensus imaginaire censé relier les individus, chacun proclamant avec satisfaction son appartenance à tel ou tel camp, constituent des deux côtés un obstacle à toute correction et à tout perfectionnement.
Le religieux, c'est-à-dire celui qui se pense appartenir au camp des religieux, regarde de haut en bas l'autre camp, celui des laïcs. Relativement à toute idée d'amendement, d'examen critique de ses actes et de retour au droit chemin, il porte d'emblée ses regards sur le camp d'en face, dénué de connaissance de la Torah et écarté de la pratique des commandements ; il considère que c'est là que la techouva dans la plénitude de son sens est nécessaire ; cela les regarde eux, « eux et pas lui ». Inversement, le laïc, c'est-à-dire celui appartenant à ce camp qui s'enorgueillit de son appellation moderne de laïc, pense bien évidemment que toute notion de techouva est par définition « religieuse » et ne le concerne en aucune manière. Nous sommes ainsi pris en tenailles de deux côtés. D'où viendrait alors le remède aux souffrances de notre âme ?
Tel est le premier handicap. Mais il y en un autre qui n'est pas moins grave : une sorte de rideau de fer est tiré entre les deux camps. Cela nous réduit au rang d'aveugles tâtonnant dans l'obscurité, car l'éclairage émanant de l'unité divine ne peut se poser que sur le peuple d'Israël dans sa globalité et donc se dérobe à nos yeux.
Nous n'avons donc d'autre choix que de nous débarasser de ces vocables fétiches. En vérité, nous sommes, depuis toujours, constitués non pas de deux camps, mais bel et bien de trois. En effet, c'est d'une tradition ancienne que nous apprenons que le terme hébraïque tsibour, communauté, est formé des initiales des mots justes, ordinaires et méchants, mais ces adjectifs ne peuvent s'appliquer qu'à des individus. Et pour ce qui est de chacun en particulier, il doit obéir au principe : même si le monde entier te dit « tu es juste », tu dois te considérer comme un méchant. Il est donc excellent que chacun fasse pour lui-même un bilan approfondi, examine ses défauts personnels, mais porte un regard bienveillant sur autrui dans la conscience de qui il pourrait bien découvrir un trésor de bien caché.
Nous devons décider, une fois pour toutes, qu'un dynamisme poussant à la marche vers le bien existe dans chaque camp et chaque personne de notre peuple et tout particulièrement chez ceux qui attachent du prix au destin collectif d'Israël et à ses aspirations, sous quelque modalité que ce soit.
Présentons-nous l'un à l'autre par notre nom commun, Israël, et non pas par nos noms partisans.
Sachons que chaque camp a beaucoup à corriger et beaucoup de lumière à recevoir de son voisin d'en face. Alors apparaîtra pour nous la clarté supérieure et universelle grâce à laquelle nous obtiendrons un salut définitif et par laquelle s'accomplira cette prière, la plus sainte qui soit, que nous allons prononcer avec tant d'émotion : que tous constituent une même gerbe pour réaliser ta volonté avec un coeur parfait.
1Republié dans Maamare Hareia, Jérusalem, 1984.