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Les pharisiens et la révélation

Les pharisiens et la révélation



On classe habituellement le judaïsme parmi les « religions révélées ». Cette qualification est formulée comme allant de soi, sans mettre en doute le fait que le judaïsme soit effectivement une « religion » et sans vérifier si ce qu'il entend par « révélation » correspond à l'idée que suggère spontanément ce mot.

Le judaïsme a une origine fort ancienne ; toutefois l'explicitation de ses doctrines, du moins telles qu'elles nous sont connues, commence essentiellement à la période talmudique, aux premiers siècles de notre ère, et fut entreprise par ceux que l'on appelle les « pharisiens ». L'objet de cette étude est de montrer qu'il existe une conception pharisienne de la « révélation », conception qui nous oblige à être prudent dans l'emploi de ce terme dans son application au judaïsme.

Mais d'abord qu'est-ce qu'un pharisien ? Comment allons nous le définir ? L'Évangile en a donné une image péjorative, faite de perfidie, d'hypocrisie, caractérisée par un comportement rituel attaché à la lettre de la loi et dédaigneux de son esprit. Cette définition du pharisien a depuis longtemps été réfutée, notamment dans le remarquable ouvrage de Benamozegh, Morale juive et morale chrétienne .

Je partirai donc de la signification juive du mot pharisien, laquelle découle de l'opposition entre pharisien et sadducéen. Le sadducéen est celui qui ne connaît d'autre source du judaïsme que le texte écrit de la Torah, la Torah chebikhtav . Le pharisien, au contraire, admet, à côté du texte de la Torah, l'autorité d'une tradition orale, la Torah chebealpe , reçue, transmise et approfondie par ceux que l'on appelle les hakhamim , les « savants »1. C'est cet aspect de la réalité pharisienne qui sera considéré désormais. La présence d'une loi orale à côté de la loi écrite est le premier principe du pharisianisme. Un passage dépourvu d'équivoque du traité Shabbat 2 ne laisse aucun doute à cet égard :

Un non-Juif est venu voir Chammaï et lui a demandé : « combien avez-vous de lois ? » Il lui a répondu : « nous en avons deux, une loi écrite et une loi orale ». Le non-Juif lui dit : « en ce qui concerne la loi écrite, j'ai confiance en toi, mais en ce qui concerne la loi orale, je n'ai pas confiance en toi ; rends-moi Juif et enseigne-moi la loi écrite ». Chammaï se fâcha et le renvoya.

Il vint alors chez Hillel qui le rendit Juif. Le premier jour, Hillel lui enseigna l'alphabet : « aleph, bet, guimel,... » Le lendemain, il lui épela les lettres en sens contraire. Le non-Juif lui dit : « mais hier, tu me les a épelées dans l'autre sens ! » Hillel lui dit : « ainsi donc tu t'appuies sur moi pour l'alphabet ; appuies-toi aussi sur moi pour la loi orale ».

Ainsi, l'existence d'une loi orale est au fondement même de la conception juive. Cela est vrai au point que Chammaï ne peut accepter de rendre Juif quelqu'un qui n'accepte pas ce principe. La nuance entre Chammaï et Hillel ne porte pas sur le principe lui-même. Elle tient seulement à ce que Hillel est certain de pouvoir entraîner ultérieurement l'adhésion du non-Juif. L'argument qu'il utilise va encore au delà et mérite d'être considéré : Hillel met en évidence que la simple lecture du texte écrit, avant même toute signification, suppose déjà un enseignement oral transmis par les hommes. Par là, Hillel, non seulement convainc le non-Juif d'accepter la loi orale, mais aussi démontre que le texte écrit lui-même s'insère nécessairement dans une tradition, refusant par là implicitement de le considérer comme un document archéologique.

Toutefois les hésitations ou les doutes du non-Juif ne doivent pas être pris à la légère. Même s'il se propose de la réfuter, le Talmud ne mentionne pas une opinion s'il ne lui reconnaît une certaine force ou une certaine représentativité. Le non-Juif développe une conception naturelle et commune que l'on peut décrire ainsi : « je veux bien accepter la révélation du texte écrit ; c'est là un engagement précis et limité ; d'autre part, les précautions multiples prises pour la transmission de ce texte me garantissent son authenticité ; enfin, un texte a une existence objective, non entachée par des variations individuelles ; en revanche, une tradition orale a une extension indéfinie sur laquelle je ne peux m'engager ; les conditions de sa transmission sont aléatoires et ses formulations sont inévitablement liées à la personnalité de ceux qui les véhiculent ».

Le non-Juif a une conception élémentaire et dogmatique de la révélation. D'un côté, un texte divin écrit révélé pour la transmission duquel toutes les précautions sont prises et, de l'autre, une tradition orale humaine avec toutes ses imperfections venant scruter le sens du texte écrit. Le texte écrit représente un modèle de vérité objective, la tradition orale est au contraire dépendante de la subjectivité de ceux qui la véhiculent. Cette manière de voir définit ce que l'on appellera la « conception religieuse de la révélation ». L'attitude pharisienne qu'il nous faut maintenant approfondir, s'est formulée en opposition à cette conception.

Notons toutefois immédiatement qu'au sein même du peuple juif, cette conception religieuse a eu en permanence des adeptes. Les sadducéens, puis les karaïtes, ont constitué une sorte de double persistant du judaïsme traditionnel. Plus récemment, le libéralisme s'est également inscrit dans cette ligne, distinguant entre un noyau central de vérités révélées et un ensemble de lois traditionnelles dont on peut se dispenser. Parfois, même au sein du judaïsme orthodoxe apparaissent des approches voisines dissociant ce qui est religieux et rituel d'un côté, ce qui est moral, civil ou national de l'autre3. Dans tous ces cas, on assiste à un effort pour isoler un noyau authentique, absolu, « révélé », de son enveloppe qualifiée d'humaine et de relative.

Or voici ce que dit le Talmud à ce sujet4:

Rabbi Yohanan a dit : que signifie le texte5 « et l'Eternel m'a donné les deux tables de pierre écrites du doigt de Dieu et sur elles était inscrit comme tout ce que l'Eternel vous a dit dans la montagne du milieu du feu... » Cela nous enseigne que Dieu a révélé à Moïse les « précisions » de la Torah, les « précisions » des scribes6 et ce que les scribes décréteraient de nouveau dans l'avenir, par exemple la lecture du rouleau de la fête de Pourim.
Quelques termes de ce texte méritent explication. On appelle précision de la Torah (dikdouk Torah) , une « interprétation » qui ne s'impose nullement. En voici un exemple. Il est écrit dans la Torah7 : kaved et avikha , respecte ton père. Or le mot et qui introduit le complément d'objet est superflu. Le texte aurait pu s'écrire simplement kaved avikha sans altération de sens. Selon une règle habituelle, la présence de ce mot superflu est utilisée par les talmudistes comme principe d'extension. Dans notre cas, le Talmud8 énonce qu'un homme est tenu de servir non seulement son père mais également la femme de son père, y compris dans le cas où elle n'est pas sa mère. La « précision de la Torah » n'est donc pas une « exégèse » au sens courant du terme. Il ne s'agit pas d'expliciter le sens d'un passage obscur en fonction du contexte, de considérations linguistiques, ou par confrontation avec d'autres textes. La « précision de la Torah » résulte d'une démarche souveraine des hakhamim qui énoncent comment l'on doit comprendre, étendre ou limiter les principes et lois apparaissant dans la Torah. Le hakham est investi d'une pleine autorité pour le faire.

L'expression précisions des scribes a la même signification, mais cette fois relativement aux traditions orales transmises de génération en génération. Les hakhamim indiquent comment elles doivent être comprises, appliquées, précisées.

Enfin, ce que les scribes décréteraient de nouveau dans l'avenir , désigne l'ensemble de toutes les décisions nouvelles suscitées par les événements historiques ou les nécessités sociales, économiques ou culturelles apparues au cours des générations. Pour éviter toute ambiguïté, le Talmud en donne un exemple : la lecture du rouleau de Pourim, instituée au temps d'Assuérus.

Ainsi, dans le texte cité plus haut, Rabbi Yohanan énonce le principe de base de la doctrine talmudique : les approfondissements de la Torah, ceux de la tradition orale, les décisions nouvelles prises par les hakhamim , tout a le statut de « révélation faite à Moïse », tout est déjà inscrit sur les tables de pierre. La révélation échappe à sa définition comme événement historique limité et fixé dans le temps. Corrélativement, elle n'est pas constituée par un ensemble précis et catalogué de principes métaphysiques, de dogmes religieux ou de lois. Se représenter la révélation comme un noyau divin et absolu entouré d'un ensemble de décrets d'application humains et relatifs est un contresens. Telle est la conception du sadducéen, du karaïte ou du libéral, en opposition à toute la tradition pharisienne. Celle-ci, au contraire, affirme que les paroles des uns et des autres , de tous les hakhamim , même lorsqu'ils sont en controverse, sont les paroles du Dieu vivant9.

Néanmoins il ne faut pas se méprendre sur la signification de cet abandon de la conception religieuse de la révélation. Tout ce qui appartient à la tradition a le statut de révélé, mais cela n'implique pas que tout soit sur le même plan. La Torah interdit en général de tuer son prochain, et par ailleurs elle enjoint à chacun de munir le toit de sa maison d'une clôture pour éliminer un risque d'accident. Il serait évidemment déraisonnable d'attribuer une importance équivalente à ces deux lois.

Bien au contraire, nous rencontrons dans le Talmud un souci permanent de structuration de l'ensemble des lois. Il a forgé à cet effet un très grand nombre de concepts afin de donner à chaque règle, obligation ou interdiction, sa place exacte dans une hiérarchie bien définie. La loi juive n'est pas une accumulation horizontale d'impératifs juxtaposés les uns à côté des autres. Après étude, elle se présente sous l'aspect d'une construction complexe, avec ses fondations, ses murs, son toit, ses embellissements multiples, chaque génération apportant à son tour sa contribution à son achèvement. Tout s'appelle « révélation », mais cette révélation est structurée et hiérarchisée.

Alors, demandera-t-on, puisque la révélation ne se réduit pas à un événement historique précis, comment se constitue-t-elle ? Comment discerner ce qui doit y être intégré et qui a autorité pour en décider ? Un passage du traité Temoura 10 fournit déjà un début de réponse, en traitant le problème négativement :

Rav Yehouda a dit : trois mille lois ont été oubliées pendant la période de deuil de Moïse ; on a dit alors à Josué : « interroge [le ciel] » ; il répondit11: elle n'est pas dans le ciel...  ; on a dit [quelques générations plus tard] à Samuel : « interroge » ; il répondit : « il est écrit dans la Torah12: voici les commandements...  ; un prophète n'a dès lors plus le droit de modifier quoi que ce soit ».

Cet enseignement de Rav Yehouda explique clairement comment il ne faut pas procéder lorsque des lois appartenant à la révélation ont été oubliées : il ne faut pas interroger le ciel. La Torah, la loi de Moïse, est définitivement sur la terre et il n'y a pas à rechercher une inspiration, une révélation au sens commun du terme, pour en déterminer le contenu. Ce principe résulte déjà de la réponse de Josué. La réponse de Samuel est plus stricte encore : même un prophète, celui qui dispose d'une véritable inspiration, ne peut s'en prévaloir pour intervenir dans la fixation de la loi. Le prophète a bien un rôle dans la vie juive, mais ce rôle n'est pas législatif. L'ensemble de la tradition a le statut de révélation, mais révélation ne s'identifie pas à surnaturel, du moins tant que l'on donne à ce mot sa signification habituelle.

Plus généralement, les voies de l'imagination et de l'affectivité ne sont pas des voies d'accès adaptées à la détermination de la loi. Quel est le chemin à suivre ? Maïmonide l'explique sans détour dans son introduction à la Michna :

Dieu ne nous a pas autorisé d'apprendre [la loi] des prophètes mais des hakhamim , hommes de raisonnements et de connaissances (anche hasevarot vehadeot ). Il n'a pas dit : « tu iras chez le prophète qui vivra en ce temps » mais « tu iras chez les prêtres-lévites et chez le juge »13.

Ce serait une erreur de penser qu'il n'y a là qu'un avis propre à Maïmonide, parfois classé comme « rationaliste » ou même comme « aristotélicien ». Outre que ce jugement est sans doute exagéré14 en ce qui concerne notre problème, Maïmonide ne fait qu'exprimer la conception générale des talmudistes. Voici, par exemple, ce qu'écrit Rabbi Nissim, une grande autorité du XIIIe siècle15:

Dieu a donné le pouvoir de décision aux savants de la génération et nous a ordonné de les suivre. Ainsi, il se trouve que tout ce qu'ils décident, c'est cela qui a été commandé à Moïse au Sinaï. Et même si nous pensons qu'ils ont décidé une chose contraire à la vérité et que nous le sachions par un « écho » [de voix céleste] ou par un prophète, il ne convient pas que nous nous écartions de la décision des savants.

Notons encore que cette conception se résume parfaitement dans l'adage talmudique hakham adif minavi 16, le hakham a prééminence sur le prophète.

Les hakhamim ont donc l'autorité pour décider du contenu de la révélation. Cela soulève toutefois une difficulté : comment doit-on procéder pour fixer la loi lorsqu'apparaît une controverse ? Comme je l'ai déjà signalé, l'existence de controverses ne porte pas atteinte au statut révélé de la loi, mais il faut néanmoins parvenir in fine à des règles qui soient les mêmes pour tous. Comment va-t-on y parvenir ? La réponse à cette question est simple, au moins dans son principe : dans chaque communauté, parfois pour un ensemble de communautés ou même pour le peuple dans son ensemble, existe un bet din , un tribunal ; à chaque fois qu'un problème se pose, il est débattu, et si à la fin de la discussion les avis restent divergents, on procède à un vote et le problème est tranché à la majorité.

Il ne faudrait pas croire que cette procédure n'est qu'un expédient, une simple technique pour se sortir d'une difficulté. Il s'agit là, bien au contraire, d'un principe considéré comme interne à la Torah elle-même. Pour les pharisiens, la révélation se décide à la majorité . Tel est le mode normal d'apparition de la vérité absolue. Le Maharal de Prague, dans son ouvrage le Puits de l'exil , l'explique en substance de la manière suivante : la vérité est en elle-même complexe et nuancée ; elle a de multiples facettes. La multiplicité des avis ne reflète pas des degrés différents sur une échelle allant de l'erreur à la vérité, mais les aspects divers, parfois contradictoires, d'une vérité qui n'est une qu'à travers cette multiplicité. Chaque juge a le devoir de se forger sa propre conviction. Cet effort collectif met à jour tous les principes, toutes les idées à prendre en compte dans l'élaboration de la décision. S'il n'y a pas en fin de compte unanimité, cela montre que le problème étudié contient en lui-même des aspects contradictoires. Lorsqu'il s'agit de définir une règle d'action, il est impossible de tenir compte de tout, il faut faire un choix et trancher. Cela se fait à la majorité car elle exprime ce qui est prépondérant dans la question étudiée. Mais l'avis de la minorité n'est pas considéré comme réfuté pour autant. Écarté en ce qui concerne l'action, il subsiste comme partie intégrante de l'analyse théorique du problème.

Vérité révélée ne signifie donc pas vérité simple, exempte de controverses, voire de contradictions. Mais alors en quoi consiste le caractère absolu, transcendant de la tradition juive ? Certains principes fondamentaux sont issus du fond des âges et on peut les considérer comme issus directement de la prophétie de Moïse. Mais le reste ? Pourquoi dit-on qu'il s'agit d'une loi révélée, alors que cette loi s'élabore à travers les discussions des hakhamim  ? Sans vouloir nier les aspects exceptionnels, éventuellement miraculeux, de l'histoire du peuple juif et du judaïsme, nous devons constater que, pour la doctrine pharisienne, ils ne conditionnent pas la définition de la loi juive en tant que loi révélée.

Il faut donc que le caractère transcendant de la loi réside non pas dans la forme selon laquelle elle se constitue mais dans son contenu. La transcendance de la loi résulte de sa nature propre, de son essence, et non des conditions de son apparition17. Pour tenter de le préciser, on peut se référer à ce qu'ont écrit de nombreux auteurs traditionnels, notamment Maïmonide18, le Maharal de Prague19 et le Rav Kook.

Dans sa composante juridique, la loi juive n'a pas essentiellement pour objectif l'institution d'une organisation sociale efficace et la concorde dans la cité. De même, dans sa composante rituelle, elle ne se limite pas à fixer le cadre de l'expression du sentiment religieux. Certes ces considérations sont présentes dans la loi à titre de contraintes inévitables, mais sa visée propre est de soumettre l'homme à un modèle de justice et à lui imposer une conduite gouvernée par un ensemble de principes abstraits. Modèle de justice et principes abstraits qui dépassent largement ce qui est requis pour la bonne administration de la collectivité. Selon une expression du Rav Kook, l'État juif n'est pas une société d'assurances. Qu'il s'agisse de droit, de morale, ou de rite, la tradition constitue un effort, sans doute unique dans l'histoire des hommes, pour modeler la conduite de tout un peuple selon des principes absolus et cela, jusque dans les détails de la vie quotidienne. C'est dans cet objectif de dépassement du pragmatique et du conventionnel que réside le révélé de la révélation au sens pharisien du terme. La loi juive est bien « surnaturelle », mais en ce sens qu'elle impose à l'ordre « naturel » de la vie humaine un cadre conceptuel abstrait. A titre d'illustration, voici un exemple tiré des lois du shabbat (dont la structure sera développée plus amplement dans un chapitre ultérieur).

La Torah interdit de « travailler » pendant le shabbat. Mais qu'est-ce qu'un « travail » ? Pour le préciser, le Talmud dégage 39 principes de travaux et l'on constate rapidement que les définitions qu'il en donne sont abstraites. Non seulement les notions de peine et de fatigue en sont absentes, mais même la description pratique de ce qui constitue un travail devient accessoire, ou plus précisément ne sert que comme support du concept auquel elle renvoie. Comme on le verra, battre le blé, presser un jus de fruit, traire une chèvre, se rattachent au même principe : extraire une « nourriture » d'un « déchet », ces notions devant elles-mêmes être comprises conceptuellement et non au plan économique. De même, transférer un objet, aussi léger soit-il, d'un lieu « privé » à une voie « publique »20, est un « travail », alors qu'effectuer un déménagement d'un immeuble à l'autre en passant par la cour n'en est pas un (une activité de ce genre pouvant néanmoins être prohibée, mais pas à titre de « travail »). On est conduit ainsi à un modèle de comportement dont la détermination première réside dans de pures significations, la pesanteur du concret et les pressions de la sensibilité ne venant l'infléchir qu'en deuxième instance.

Certes la recherche d'absolu se rencontre aussi en dehors du judaïsme. La rigueur morale et l'exigence de justice s'observent en tous temps et en tous lieux. Mais cela reste toujours à titre individuel. Il n'existe pas d'autre exemple d'un peuple dont les dirigeants responsables aient institué, de manière systématique et permanente, l'accomplissement moral, notamment en tant que souci à l'égard d'autrui, comme le premier des buts collectifs.

Toutefois, dira-t-on encore, n'y a-t-il pas contradiction entre la recherche d'une vérité objective et absolue d'un côté, et le caractère progressif de son élaboration de l'autre ? Le but à atteindre et la méthode employée pour y parvenir sont-ils compatibles ? On ne peut répondre à cette question a priori . Seule l'étude permet de percevoir qu'il en est bien ainsi, que la multiplicité des efforts individuels concourt au développement d'un savoir qui s'affine et se précise génération après génération.

On peut cependant remarquer que dans une autre sphère un phénomène semblable s'est produit : le phénomène du progrès scientifique. Là également, la conjonction des efforts individuels et leur succession dans le temps ont produit un effet cumulatif. Une connaissance objective s'est constituée par delà la subjectivité des personnes et dépassant les controverses qui ne cessent d'agiter le monde scientifique. Et là aussi, nous sommes en présence d'une connaissance abstraite, d'une mise en ordre des divers domaines scrutés au moyen de concepts et de lois, connaissance obtenue par une collectivité intellectuelle se vouant à sa tâche avec acharnement. Il y a une similitude frappante entre le processus de constitution de la tradition juive et celui du dévoilement de la vérité scientifique.

Cette analyse permet aussi de rendre compte du phénomène de la codification qui s'est produit à plusieurs reprises. Le développement de la tradition est découpé en plusieurs périodes, les conclusions de chacune d'entre elles étant considérées comme essentiellement acquises par les générations ultérieures. Ainsi on distingue habituellement la période des tannaim , achevée avec la rédaction de la Michna , celle des amoraim qui se termine avec la rédaction de la Guemara , celle des gaonim puis celle des richonim close avec la parution du Choulhan aroukh , code législatif qui régit la vie juive, enfin celle des aharonim dans laquelle nous sommes encore. A chaque période, la collectivité des hakhamim se pose certains problèmes et, après discussion, finit par leur donner une solution sur laquelle un consensus se dégage. Les générations suivantes ne le remettent généralement plus en cause, mais il s'avère rapidement qu'il faut le préciser au regard de situations nouvelles ou plus particulières. Le processus se poursuit ainsi sans discontinuer.

La distinction entre science et tradition juive ne porte donc pas principalement sur le mécanisme de leur formation. Dans les deux cas, il s'agit de l'apparition d'une connaissance. La différence réside dans l'objet de la réflexion. L'enseignement de la tradition peut se définir comme la science de l'homme en tant qu'homme, c'est-à-dire en premier lieu en tant qu'être moral. Elle n'explore pas tel ou tel domaine particulier de la réalité mais la vocation de l'homme en tant que tel, par delà ses multiples conditionnements, économique, biologique, psychologique, .... Il en résulte que la Torah s'adresse simultanément à la volonté de l'homme et à sa pensée21, son contenu se présente de façon indiscernable comme connaissance et comme norme. Là se trouve ce que l'on peut appeler sa différence spécifique.

Récapitulons ces linéaments de la conception pharisienne de la révélation. Dépassement de la représentation religieuse dogmatique, existence d'une tradition orale reçue, transmise et développée à chaque génération, constitution d'une connaissance structurée et complexe, existence d'une collectivité de hakhamim ayant pleine autorité de décision, vérité objective dont l'objet propre est l'étude de l'homme en tant qu'homme, effort unique dans l'histoire pour élever tout un peuple à la hauteur de valeurs absolues et de principes abstraits. En cinq mots : le transcendant taraudant le banal.


Notes:

1La traduction du mot hakham fait difficulté. Relativement aux sciences extérieures à la Torah, il désigne le savant au sens habituel du terme ; s'agissant de la connaissance de la Torah, il s'y ajoute une connotation de sagesse et de valeur morale, de sorte qu'on le traduit généralement par « sage ».

2Page 31a.

3Telle fut en particulier l'attitude de Yechaia Leibovitz.

4Traité Meguila , 19b.

5Deutéronome, 9-10.

6Autre terme pour désigner les hakhamim .

7Exode, chapitre 20.

8Traité Ketouvot , 103a.

9Traité Guittin , 13b : elou veelou divre elohim haim.

10Page 16a.

11Deutéronome, 30-12.

12Lévitique, 27-34.

13Le fait que la loi soit enseignée par les prêtres d'un côté, par les juges de l'autre, peut s'expliquer de plusieurs façons. Cela peut correspondre d'abord à une spécialisation, les uns se chargeant de l'enseignement des lois rituelles, les autres de celui du droit. Mais, de plus, il ne faut pas oublier que, selon le Talmud, l'ensemble des prêtres, qu'ils participent ou non à la réalisation du culte, avait également pour tâche de dispenser au peuple l'enseignement de la Torah. Le Rav Kook, dans l'introduction de son commentaire du traité Berakhot , donne encore un éclairage supplémentaire. Selon lui, les prêtres participaient également à l'organisation de la justice. Mais il y a deux manières de trancher un jugement : ou bien par application directe de principes généraux de justice et d'équité, ou bien en continuité avec le droit et la jurisprudence déjà constitués. Les prêtres employaient la première méthode, les juges, la seconde. Par la suite, pour l'essentiel, seule la deuxième méthode a subsisté.

14Cf. notamment dans le recueil de textes du Rav Kook, Jérusalem, Maamare hareia , 1984, une critique argumentée de ce jugement. Une autre excellente critique est également développée dans « Actualité de Maïmonide », Jacob Gordin, Ecrits , Paris, collection Présences du judaïsme, Albin Michel, 1995.

15Drachot de R. Nissim.

16Traité Baba batra , 12a.

17On observera également que, dans les écrits de la kabbale, le kodech , le sacré ou le saint, s'identifie à la hokhma , à la « science », et se trouve par là dépouillé de sa connotation irrationnelle. Cela fournit un éclairage important à la notion classique de « sanctification par les commandements ».

18Cf. en particulier Guide des égarés , Partie 2, Chapitre 40.

19Cf. notamment les premiers chapitres de Tiferet Israël .

20Ce que le Talmud appelle « privé » ou « public » ne coïncide pas avec l'acception courante et fait l'objet d'une élaboration raffinée.

21Cette idée est développée par le Rav Kook dans les premières pages de son ouvrage les Lumières du sacré (Orot hakodech) .


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On 31 Oct 2000, 19:38.