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Politique, droit juif et amnésie collective1



Commençons par poser une question naïve et sans nuances. A-t-il existé ou existe-t-il une politique juive ? Pour la commodité de l'exposé, nous l'appellerons «la question du jeune homme». Comme toute question naïve, «la question du jeune homme» est sans solution, de par sa généralité et surtout par l'imprécision de ses termes. Elle n'est pas une question, mais se diffracte en multitude de questions ; néanmoins, dans sa naïveté même, elle recèle une inquiétude qui, elle, est bien réelle et bien légitime. En effet, depuis deux siècles, depuis que le judaïsme de la Diaspora s'est transformé en «religion», le rapport entre la politique et le judaïsme est devenu dans sa structure celui de la pluie et du beau temps. La pluie et le beau temps apparaissent dans des moments et des espaces distincts, mais le beau temps souffre beaucoup de la pluie. Le judaïsme s'est réfugié à l'ombre des synagogues et des maisons d'étude, mais cette quiétude est fort souvent troublée par les intrusions de la violence politique. Ce modèle de relation est-il le seul possible ? Traduit-il au mieux les aspirations du judaïsme ? A ce degré de généralité, il n'est guère possible d'aller plus loin. Aussi, examinons d'un peu plus près les contenus possibles de la question du jeune homme. J'en distinguerai trois qui constitueront la trame de cet exposé.

En premier lieu, la pensée juive, telle qu'elle est formulée dans les écrits traditionnels faisant autorité (Talmud, décisionnaires, commentaires classiques de la Bible), contient ou implique une doctrine politique. Quelles en sont les grandes lignes ?

Deuxième interrogation : cette doctrine est-elle purement académique ou a-t-elle reçu un début d'application en Israël ou en Diaspora pendant les deux mille ans qui se sont écoulés ?

Enfin, troisième point et problème actuel. Sous quelle forme et sous quelles conditions peut-on envisager que le judaïsme ne se réduise plus à une religion ou à une philosophie, qu'il sorte de la synagogue pour jouer un rôle dans la société civile ?

Ces trois questions ne sont pas exactement de même nature. Si les deux premières peuvent faire l'objet d'une étude objective, la réponse à la troisième exige une part d'engagement personnel. On ne peut néanmoins l'éluder.

Quelle doctrine politique se dégage des textes traditionnels ? Et tout d'abord, l'existence même d'un pouvoir respecté est-elle une nécessité ?

Une réponse sans ambiguïté est donnée dans les Pirke Abot 2:

Prie pour la paix de l'Etat (Malkhout) car, sans sa crainte, chacun avalerait son prochain vivant.

Ainsi, l'existence d'un pouvoir respecté, d'un ordre public stable, n'a peut-être pas de valeur en soi mais est considérée comme indispensable à la survie même des individus. L'idée que l'homme laissé à lui-même est naturellement bon et respectueux du prochain est une idée absente de la tradition juive. Il serait facile d'accumuler les citations indiquant que la prévention et la répression du crime sont vues comme des tâches inévitables.

Mais si l'existence d'un pouvoir respecté est nécessaire, il ne s'ensuit pas que tout pouvoir soit légitime. Quels sont les critères permettant de distinguer entre un pouvoir légitime et une association de brigands (habourat listim ) ? Maïmonide, établissant les conditions sous lesquelles l'autorité d'un roi est légitime, écrit3:

Il s'agit d'un roi dont la monnaie a cours dans ce pays ; c'est la preuve que les habitants se sont mis d'accord sur lui, ont accepté qu'il soit leur souverain et qu'ils soient ses sujets. Mais si sa monnaie n'a pas cours, c'est une association de brigands armés dont les lois ne sont pas des lois.

Nous avons là un premier critère : la notion de pouvoir est indissociable de celle d'un ordre social stable et accepté par la population. Néanmoins la tradition ne donne pas au processus d'acceptation du pouvoir des limites rigides ; elle n'impose pas un cadre institutionnel précis et contraignant. De la désignation formulée dans un vote explicite à l'acceptation tacite, une gamme assez large de possibilités est ouverte.

Mais il ne suffit pas que le pouvoir soit accepté pour que ses décrets soient légitimes et contraignants. Le sujet n'est pas toujours tenu d'obéir aux injonctions de l'administration. Le décret de l'Etat doit satisfaire à certains critères dont je vais rappeler les principaux.

Tout d'abord, un décret de l'Etat n'est valable que s'il est général, s'il concerne l'ensemble des sujets et non tel ou tel particulier. Pour prendre un exemple concret, la fiscalité n'a force de loi que si elle est régie par des règles précises et les mêmes pour tous. C'est seulement dans ce cas qu'il est interdit d'essayer de se soustraire à l'impôt. Si, au contraire, l'impôt est déterminé arbitrairement, au coup par coup, au gré des relations personnelles entre le percepteur et le citoyen, s'efforcer d'échapper à l'impôt devient légitime.

D'autre part, la compétence de l'Etat et son domaine d'action sont limités. L'administration, la police, la défense nationale, les travaux publics, la fiscalité et partiellement la politique économique sont du ressort de l'Etat ; mais l'Etat n'a aucune compétence dans le domaine que l'on définit dans la tradition par les termes issour veheter , l'interdit et le permis. Décrivons brièvement ce domaine : il inclut bien entendu l'ensemble de toutes les interdictions qualifiées de «rituelles» (respect du shabbat et des fêtes, lois alimentaires, ...), mais il comprend aussi l'essentiel du droit personnel, notamment l'ensemble de la législation concernant les mariages, les divorces, les naturalisations.

Le domaine de «l'interdit et du permis» est du ressort exclusif des tribunaux qui constituent ainsi en face de l'Etat un contre-pouvoir autonome. En cas d'empiétement de l'Etat dans ce domaine, la règle est la désobéissance. Maïmonide écrit4:

Celui qui ne respecte pas un décret royal, car il est occupé à réaliser un commandement de la Torah, même si c'est un commandement léger, ne peut être poursuivi, et il est inutile de dire que si le roi a décrété l'annulation d'une loi de la Torah, on ne l'écoute pas.

Mais il y a plus. Non seulement tout le domaine de «l'interdit et du permis» échappe au pouvoir étatique, mais une part importante du droit civil peut être également du ressort des tribunaux : droit des contrats, des héritages, droit commercial, législation du travail. Enfin, les conflits entre l'individu et l'administration, doivent naturellement être tranchés par les tribunaux ; l'individu a toujours un recours juridique contre le pouvoir de l'Etat.

La description qui vient d'être faite révèle immédiatement le caractère principal de la société juive, à savoir son bicéphalisme. Il n'y a pas une autorité, mais deux autorités : l'autorité politique, le roi, d'un côté, et l'autorité juridique, Sanhédrin et tribunaux, de l'autre, chacune avec son domaine, son organisation, ses critères propres.

Rabbi Nissim, talmudiste de grande envergure du 13e siècle, décrit ainsi les rôles respectifs du tribunal et de l'autorité étatique5:

On peut dire que les lois de la Torah sont orientées vers des problèmes plus élevés que ceux de l'administration de la communauté. Cette administration, le roi que nous établirons sur nous s'en chargera. Les juges et le Sanhédrin ont pour objectif de juger le peuple selon une juridiction juste par elle-même pour qu'il en résulte pour nous un attachement à un ordre de valeur absolu, et cela, que l'organisation sociale qui en découle soit parfaite ou non. C'est pourquoi il est possible de trouver dans certaines lois des autres peuples des choses plus aptes à une bonne organisation sociale que ce que l'on peut trouver dans certaines lois de la Torah. Néanmoins, il ne nous manque rien, car tout ce qui nous manquerait du point de vue de l'organisation sociale, le roi s'en charge... Il se trouve ainsi que la nomination des juges a pour but de juger uniquement selon les lois de la Torah qui sont justes en elles-mêmes ; comme dit le verset : «ils jugeront le peuple selon un droit juste». La nomination du roi a pour but de parfaire l'organisation de l'ordre politique et de veiller à toutes les nécessités de l'heure."

Rabbi Nissim définit clairement le rôle du pouvoir étatique : réaliser certaines choses qui sont impossibles lorsque l'on s'en tient au cadre du din torah , des lois de la Torah. La loi de la Torah est trop stricte, trop idéale, pour régler certains des problèmes qui apparaissent dans la vie sociale. Son objet n'est pas la réponse aux nécessités de l'heure, n'est pas l'organisation technique de la vie communautaire. La loi de la Torah énonce des principes idéaux, un modèle absolu qui, en tant que tel, ne permet pas de résoudre certains problèmes pratiques. Notamment l'exercice du pouvoir exécutif exige des décisions rapides, parfois violentes, et ne peut faire l'objet d'une réglementation fixée pour une longue période.

Il faut donc, qu'à côté du Sanhédrin et des tribunaux dont le rôle est d'appliquer la loi de la Torah, existe un deuxième pouvoir dont le rôle est de ne pas appliquer la loi de la Torah lorsque c'est nécessaire. Ainsi, par exemple, la répression du banditisme peut exiger des mesures brutales et efficaces ; elle serait impossible dans le cadre de la législation pénale de la Torah : la Torah exige, pour punir un meurtrier, non seulement qu'il y ait deux témoins du crime, mais encore que le meurtrier ait été averti au moment même de son forfait de la peine qu'il encourt et qu'il l'ait acceptée par avance. Aucune démonstration de culpabilité basée sur des indices ou des faits n'est recevable selon la loi de la Torah. Imaginez la situation suivante : le criminel est connu des services de police, il a été filé, est entré dans la maison, en est ressorti avec son couteau ensanglanté, le mort est devant nous et la mort ne date que d'un instant ; le criminel avoue, voire revendique son forfait. Et pourtant, l'application de la loi de la Torah conduit à le relâcher. On n'a pas contre lui ce que l'on appelle une «preuve claire» (reia beroura ) de sa culpabilité, et, en effet, dans l'absolu, rien ne prouve qu'il est coupable : il a pu se trouver à l'intérieur de la maison en état de légitime défense. Quant à son aveu, il n'a aucune valeur ; peut-être est-il déséquilibré ou masochiste ou malheureux ou tout simplement cherche-t-il de la publicité. Le din torah , la loi de la Torah, le relaxe. A l'évidence, aucune société ne peut fonctionner avec de telles lois. C'est là qu'intervient le din malkhout , la loi du roi, pour combler cette lacune. Maïmonide écrit6:

Toute individu qui a tué sans que l'on ait une «preuve claire» ou sans avertissement ou devant un seul témoin..., le roi a le droit de le tuer. Il organise la société selon les nécessités de l'heure. Il peut condamner à mort plusieurs personnes le même jour7... afin d'inspirer la crainte et de briser la main des méchants.

L'analyse qui précède est volontairement schématique et simplifiée. Dans une étude plus fouillée, elle devrait être nuancée. Dans certaines circonstances, le tribunal dispose également du pouvoir de transgresser le din torah . Notamment, si le pouvoir d'Etat ne joue pas pleinement son rôle, le tribunal a l'obligation de le remplacer.

Bien sûr, comme dans tout système bicéphale, des problèmes de définition de compétences et des conflits peuvent surgir. Sans entrer dans ces détails, on peut cependant soulever un problème théorique : le système décrit est-il ultimement dualiste, ou bien au contraire y a-t-il une hiérarchie de principe entre les pouvoirs du roi et ceux du Sanhédrin ? Certes la pratique du fonctionnement courant est dualiste. Mais, en définitive, qui tient son pouvoir de qui ? Le Sanhédrin reçoit-il son pouvoir du roi ou le roi reçoit-il son pouvoir du Sanhédrin, ou bien encore ces deux pouvoirs se développent-ils indépendamment l'un de l'autre ? Dans les institutions américaines ou israéliennes, par exemple, le Président nomme les juges à la Cour Suprême ; une fois nommés, ces juges sont inamovibles et indépendants, mais le principe ultime du pouvoir se trouve dans l'Etat. La prééminence théorique du politique sur le juridique se trouve ainsi clairement affirmée.

Il s'avère que les institutions décrites par le Talmud obéissent au schéma inverse. Maïmonide écrit8: Une dynastie royale ne peut être établie que par le Sanhédrin . Ainsi, la prééminence ultime du droit sur le politique et l'administration se trouve affirmée.

Voilà pour la description des institutions. Ce modèle a-t-il été considéré par la tradition comme sans danger, sans risque de dérapage ? Il n'en est rien. Il est inutile de rappeler le passage bien connu du Livre de Samuel9 avertissant le peuple des conséquences de la nomination d'un roi. Je voudrais plutôt montrer comment les talmudistes ont analysé les risques inhérents au modèle.

La Torah enjoint au roi d'avoir toujours devant lui un sepher torah . Rabbi Nissim commente ainsi cette obligation :

Le juge est plus soumis aux lois de la Torah que le roi. C'est pourquoi on a enjoint au roi qu'il possède un deuxième sepher torah et l'emporte avec lui comme il est dit : «Lorsqu'il s'installera sur le trône de sa royauté, il écrira un double de cette Torah, qui restera avec lui ; il lira dedans tous les jours de sa vie... pour que son coeur ne s'élève pas au-dessus de ses frères.» Du fait que le roi n'est pas soumis aux lois de la Torah comme le juge, il est nécessaire de le prévenir particulièrement de ne pas s'écarter lui-même des commandements, ni à droite ni à gauche, et que son esprit ne s'élève pas au-dessus de ses frères, vu le grand pouvoir qui lui a été donné. Au contraire, le juge n'a pas besoin de tous ces avertissements car son pouvoir est limité par les lois de la Torah.

Ainsi le risque que l'autonomie nécessaire accordée au pouvoir étatique ne se transforme en arbitraire, en rejet de toute loi, est clairement identifié.

On sait que la Torah interdit que l'on nomme un étranger comme roi sur Israël. On pourrait croire qu'il s'agit d'une interdiction d'esprit nationaliste, mais il n'en est rien. En voici la raison, développée dans l'ouvrage Minhat Hinoukh 10:

Il nous est interdit d'établir sur nous un roi étranger comme il est dit : "tu ne pourras établir sur toi un homme étranger qui n'est pas de tes frères... ". La raison de ce commandement est la suivante : étant donné que c'est le rôle de celui qui est le chef d'exercer des contraintes, il faut au moins qu'il descende de ceux qui ont pitié, fils de ceux qui ont pitié, afin qu'il ait pitié du peuple, n'alourdisse pas son joug en quoi que ce soit, qu'il aime la vérité, la justice et la droiture, choses par lesquelles on reconnaît les membres de la famille d'Abraham. Et tu peux déduire de cela qu'il est également interdit de nommer chef de la communauté des hommes méchants et cruels. Celui qui le fait par népotisme, par crainte ou par flatterie, que le malheur ne s'écarte pas de sa maison et tombe sur la tête de ce méchant.

Ainsi est affirmé le risque que le pouvoir ne se dévoie en tyrannie, voire en cruauté. Il serait facile d'accumuler les citations montrant le désaveu que la tradition porte sur tout exercice tyrannique du pouvoir.

Certains auteurs traditionnels sont même allés plus loin, mettant en cause l'institution du pouvoir royal lui-même. Abravanel, au XVe siècle, dans son commentaire de la Torah, écrit :

Il convient de savoir si un roi est nécessaire au peuple ou si l'on peut s'en passer. Les philosophes ont pensé que le premier terme de l'alternative est le bon, comparant la place du roi dans le peuple à celle du coeur dans l'être vivant. Si ces penseurs estiment que les avantages de la royauté sont l'unité, la permanence et le pouvoir absolu, leur opinion sur la nécessité d'un roi est mensongère. Il n'est pas impossible qu'il y ait dans un peuple de nombreux dirigeants se réunissant et s'accordant sur la conduite à tenir. Pourquoi leur direction ne serait-elle pas renouvelée d'année en année ou tous les trois ans (comme les années du salarié) ; lorsque viendrait le tour d'autres dirigeants, on examinerait la conduite des premiers et les coupables seraient punis. Et pourquoi les pouvoirs des dirigeants ne seraient-ils pas limités par des lois et des coutumes ? Il est logique que la loi soit fixée par la majorité... Inutile d'ailleurs d'accumuler les arguments théoriques alors que l'expérience est plus forte que le raisonnement. Observez les peuples gouvernés par des rois, voyez leurs abominations... , la terre est pleine de violence à cause d'eux. Et aujourd'hui nous voyons plusieurs terres conduites par des juges et des dirigeants provisoirement élus ; Dieu règne parmi eux, leur pouvoir est limité. Ne sais-tu pas que Rome a conquis le monde lorsqu'elle était dirigée par des consuls valables, nombreux et provisoires ? Avec l'installation des empereurs, Rome a été asservie. De même aujourd'hui, Venise, princesse des pays, l'Etat de Florence, joyau des terres, et d'autres états grands et petits sans roi, sont conduits par des dirigeants élus pour une durée limitée ; personne n'ose y lever la main ou le pied dans une action coupable, et ces états conquièrent des terres avec science et intelligence. Tout cela prouve que la présence d'un roi n'est pas nécessaire mais au contraire est dommageable et dangereuse... La royauté est une lèpre qui s'est répandue... Il est ainsi clair qu'un roi n'est pas nécessaire au peuple juif. L'expérience en est d'ailleurs la preuve : les rois d'Israël et de Juda ont détourné l'esprit des fils d'Israël, comme tu le sais de Jéroboam, des autres rois d'Israël et de la majorité des rois de Juda. Par leur faute, Juda a été exilé. Au contraire, nous voyons que les juges d'Israël et les prophètes étaient tous des hommes courageux et craignant Dieu, des hommes de vérité. Pas un seul juge ne s'est laissé entraîner à servir des idoles...

Il n'est pas sans intérêt de rappeler que les fondateurs de la démocratie américaine se sont référés quelques siècles plus tard à Abravanel pour justifier l'ordre politique qu'ils souhaitaient fonder.

Voilà, brièvement résumé, ce que l'on peut dire de la conception politique théorique qui se dégage du Talmud et des décisionnaires. J'en viens maintenant à la deuxième partie de cet exposé.

Cette doctrine a-t-elle reçu un début d'application en Israël pendant les deux mille ans de la Diaspora ? Premier point qu'il convient de rappeler : le peuple juif a perdu sa souveraineté nationale dans les premiers siècles de l'ère chrétienne mais néanmoins, jusqu'au début du XIXe siècle, c'est-à-dire jusqu'à l'émancipation, le peuple juif a joui, dans tous ses déplacements, d'une très large autonomie interne, ce que Finkelstein a appelé the Jewish self-government . On peut distinguer dans ces 1800 ans deux grandes périodes. Jusqu'au Xe siècle, fait surprenant, oublié de notre mémoire, il existait en Babylonie un pouvoir juif central. Toutes les communautés juives obéissaient à ce pouvoir. Notamment, les chefs des Académies, les Gaonim, édictaient des décrets ayant force de loi dans tout le monde juif. A partir de la fin du Xe siècle, le centre babylonien a perdu sa suprématie ; les divers lieux de résidence du peuple juif devinrent indépendants. Le peuple juif a alors perdu l'unité de son organisation collective, et cela a constitué un approfondissement de sa situation d'exil. Toutefois, et c'est là un point essentiel, les différentes communautés ont continué à jouir d'une large autonomie interne. Aujourd'hui, on entend de tous côtés dire que le facteur principal de la cohésion juive pendant l'exil a été la foi, la religion, la rigueur avec laquelle les pratiques rituelles étaient observées. De nombreux documents montrent que cette représentation que nous nous sommes construite est fausse. Que ces facteurs aient joué un rôle est certain, mais c'est l'organisation administrative et juridique autonome des communautés qui a constitué le facteur de cohésion le plus important et inversement de nombreux documents montrent que les communautés juives étaient souvent fort éloignées d'un respect scrupuleux de la loi.11

On doit donc se demander : comment la société juive était-elle organisée ? Dans quelle mesure le modèle politique décrit plus haut a-t-il été réalisé et quelle évolution a-t-il subie ? Comment, confrontés au problème pratique de l'organisation des communautés en exil, les autorités traditionnelles ont-elles adapté le modèle de base ? Bien sûr, nous sommes ici obligés d'être très schématiques, ne pouvant nous appesantir sur diverses variations plus ou moins accessoires.

Jusqu'au Xe siècle, le modèle a fonctionné à Babel sous la forme suivante : le pouvoir politique était entre les mains de l'Exilarque qui d'une part représentait la communauté juive face au pouvoir perse, et d'autre part disposait d'un pouvoir de police ; Maïmonide (à la suite du Talmud) décrit ainsi cette situation : les exilarques de Babel se tiennent à la place du roi  ; et par ailleurs le pouvoir juridique était entre les mains des tribunaux. Nous retrouvons ainsi le système bicéphale décrit précédemment.

A partir du Xe siècle, avec la dispersion des communautés, un nouveau modèle institutionnel s'établit. On peut le résumer en deux propositions : la dualité entre pouvoir administratif et pouvoir juridique subsiste intégralement ; mais le pouvoir administratif prend une forme nouvelle, une forme démocratique, devenant un pouvoir élu. Ainsi, l'administration de la communauté revient à l'ensemble de ses membres ; la communauté toute entière se trouve hériter des pouvoirs que nous avons décrits comme étant ceux du roi. Le Rav Kook écrit12:

Lorsqu'il n'y a pas de roi, étant donné que le pouvoir de réglementation accordé à la royauté concerne la situation générale du peuple, ce pouvoir revient au peuple dans son ensemble. A chaque fois qu'est nommé officiellement un dirigeant du peuple avec l'accord de la communauté et l'accord du tribunal, il dispose assurément du pouvoir de réglementation accordé au roi.

Nous trouvons ainsi, d'une part une administration communautaire, et de l'autre, un tribunal garant de l'ordre juridique. En fait, la légitimité du pouvoir communautaire se trouve déjà affirmée dans le Talmud. Dans le traité Baba Metsia nous lisons13:

Les gens de la ville peuvent s'obliger les uns les autres à construire une synagogue, à acheter des livres. Ils peuvent convenir sur les cours des produits, sur les poids et mesures, sur le salaire des ouvriers. Ils peuvent instituer des amendes [pour ceux qui transgressent ces conventions]. Ils peuvent établir des pénalités pour les dénonciateurs. Ils peuvent dire : toute personne dont la vache ira paître dans les champs de blé sera punie de tant.

Mais c'est à partir du Xe siècle, avec la disparition du centre babylonien, que l'organisation communautaire s'est surtout développée. Les nécessités de l'existence économique et politique rendent alors indispensables des mesures qui s'écartent des lois en vigueur. Nous voyons apparaître ce que l'on a appelé les takanot hakahal , les décrets communautaires. Un nombre impressionnant de décrets pour régler la vie économique et sociale des communautés a été pris. Le propre même de ces décrets était de s'écarter des lois fixées par le Talmud pour répondre aux nécessités nouvelles et toujours changeantes.

Précisons quelques points à leur sujet. Tout d'abord, il est clair que les restrictions qui limitaient le pouvoir royal se retrouvent ici : le décret communautaire ne peut toucher le domaine de l'interdit et du permis , notamment le droit personnel ; il doit être le même pour tous ; l'individu dispose toujours d'un recours au tribunal face à l'administration communautaire. De plus, exigence nouvelle, chaque fois que le décret est pris à la majorité et non à l'unanimité, il ne doit pas receler une injustice de la majorité envers la minorité, ce que l'on appelle dans la littérature traditionnelle gazlanouta derabim , le vol commis par la communauté.

Enfin, d'une manière générale, les décrets communautaires ne peuvent porter atteinte aux principes généraux de justice inhérents au droit juif. Pour le garantir, le décret communautaire doit en principe, pour être valide, recevoir l'aval de ce que l'on appelle un homme important (adam hachouv) . Il s'agit d'une personne ayant une autorité juridique et morale incontestée.14

Peut-on qualifier un tel système dans le cadre des concepts dont nous sommes coutumiers ? Peut-être pourra-t-on dire qu'il est «globalement» démocratique, avec de multiples nuances. Il est préférable, à mon sens, de dire qu'il s'agit d'un ordre institutionnel spécifique, avec son équilibre propre, sans chercher à le faire entrer artificiellement dans le cadre de concepts prédéfinis. Le pouvoir administratif, économique, politique, est communautaire. Mais ce pouvoir communautaire trouve en face de lui un second pouvoir, celui des autorités rabbiniques investies du pouvoir juridique.

Les décrets communautaires se sont progressivement intégrés au droit juif. Il se trouve ainsi que l'ensemble de la législation talmudique et post-talmudique, les décrets communautaires, les innombrables «questions et réponses» rédigées par les talmudistes, constituent une construction juridique imposante, un droit juif qui s'est développé sans interruption jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et dont la richesse et la profondeur n'ont rien à envier à celles des grands systèmes juridiques étrangers, droit romain, droit germanique, droit anglais, droit musulman... Et, contrairement à une opinion répandue, une part essentielle de la construction juridique juive est post-talmudique.15

J'en viens maintenant à la troisième partie de cet exposé où nous allons retrouver «l'inquiétude du jeune homme». Aujourd'hui, que dire ? Doit-on se borner à faire oeuvre d'érudition, à étudier les textes du passé, tel un archéologue fouillant les vestiges d'une brillante civilisation ? Ou au contraire, pouvons-nous, à la lumière du passé, formuler à la fois des hypothèses et les conditions d'un engagement tourné vers l'avenir ?

Examinons d'abord ce qui s'est produit pendant les deux cents dernières années. Réduit à l'essentiel, c'est très simple. Avec l'émancipation, le peuple juif, dans les différents lieux de son exil, a perdu tout pouvoir, toute autonomie interne. L'Etat centralisé, tel qu'il est apparu en Occident, n'est pas compatible avec l'existence en son sein de communautés obéissant à une discipline interne. Les communautés juives ont perdu à la fois leur autonomie administrative et leur autonomie juridique.

Le pouvoir communautaire a disparu complètement, le pouvoir du tribunal s'est effondré. Les communautés se sont structurées en institutions religieuses. L'appartenance à la communauté juive est désormais cultuelle ou culturelle et relève de la bonne volonté individuelle.

De plus un phénomène absolument nouveau s'est produit, jamais encore observé dans l'histoire juive. La communauté juive a été frappée d'amnésie collective. Elle a perdu jusqu'au souvenir de ses anciens pouvoirs. Au point que les traces de ces pouvoirs qu'elle conserve encore ont perdu leur sens, ont été travesties. Ainsi, par exemple, le mariage juif est devenu, dans le langage courant, une cérémonie religieuse, le mariage tout court étant le mariage devant le maire. Le divorce au tribunal rabbinique est appelé divorce «religieux». Devenir juif (se naturaliser juif) s'énonce maintenant «se convertir au judaïsme».

Tout est devenu culte, religion, croyances, rites. Parfois, lorsque (selon une expression que j'emprunte à Régine Lehmann) l'allergie aux limitations de ces termes devient trop grande, un effort est tenté : on dira que le judaïsme n'est pas une religion, mais une pensée, qu'il n'est pas une croyance, mais une philosophie. Mais cela ne change pas essentiellement le fond des choses et il est clair que l'évolution que a conduit à cette situation est irréversible.

Toutefois un peuple ne se laisse pas déposséder de son autonomie sans réaction. On comprend dès lors, a posteriori, comment la naissance du mouvement sioniste a répondu à une nécessité objective pour le peuple juif, et cela, par-delà les approches variées selon lesquelles le sionisme a pu être interprété par ceux qui en étaient les acteurs ou les observateurs. Mouvement d'inspiration religieuse, mouvement consécutif à l'éveil des nationalités, réaction à l'antisémitisme, constitution d'un centre culturel, les façons de comprendre et d'interpréter le retour en Israël ne manquent pas.

Mais, quelle que soit l'interprétation choisie, si l'on accepte de suivre les lignes de l'analyse qui précède, le fait pur et central est le suivant : le peuple juif a perdu son autonomie interne à la fin du XVIIIe siècle. Il a réagi et l'a revendiquée à la fin du XIXe siècle sous la seule forme désormais possible : la constitution d'un Etat juif. Il a obtenu cet Etat cinquante ans plus tard.

Mais nous devons apporter à ce schéma une nuance essentielle. L'amnésie collective évoquée il y a un instant a laissé une trace. Le peuple juif a bien retrouvé son autonomie administrative, économique, politique. Il a retrouvé son Etat, son «roi», mais il n'a pas retrouvé son autonomie juridique, il n'a pas retrouvé ses tribunaux. A l'exception des problèmes de statut personnel pour lesquels le droit juif reste en vigueur, les tribunaux israéliens jugent selon un droit composite, mélange de droit anglais, ottoman, musulman. Plusieurs tentatives de redonner vie au droit juif ont bien été effectuées mais n'ont eu que des résultats très limités. Citons-en quelques-unes.

En 1918 a été fondée à Moscou une association nommée Le droit hébreu qui avait pour objectif d'établir à Jérusalem un centre de recherches sur le droit juif. Il s'agissait d'abord de rédiger sous une forme moderne et aisément accessible le matériel juridique considérable disponible. Ce travail avait pour vocation explicitement formulée la restauration du droit juif dans le futur Etat d'Israël. Toutefois les réalisations de cette association furent maigres.

En 1921 a été établie en Israël une autorité rabbinique centrale sous la direction du Rav Kook. La nécessité de remettre en vigueur le droit juif, en procédant au besoin aux adaptations nécessaires, fut clairement formulée par le Rav Kook mais il ne fut guère suivi.

En 1943, sous l'impulsion du Rabbinat Central, dans le prolongement des idées du Rav Kook, nouvelle tentative. La procédure de fonctionnement des tribunaux rabbiniques fut réorganisée ; un certain nombre de dispositions importantes, notamment en matière d'héritage, furent prises. Cependant cette activité juridique s'arrêta bientôt.

Les causes de ces échecs sont multiples. La cause principale est certainement que, par continuité avec ce qui se passait depuis quelques dizaines d'années, les autorités rabbiniques concevaient leur rôle comme étant avant tout d'ordre religieux. On se trouve là devant un cercle vicieux. En effet, une telle attitude a pour conséquence de creuser le fossé entre les milieux dits «pratiquants» et les milieux dits «non pratiquants». Cette division malheureuse et artificielle a à son tour rendu encore plus difficile le retour au droit juif.

Une dernière tentative a eu lieu en 1947. Après la décision de l'O.N.U. de la création d'un Etat juif en Palestine, fut établi un Conseil juridique dirigé par le Professeur Freiman ; ce Conseil avait pour tâche de préparer le système juridique du futur Etat juif. Le Professeur Freiman était un homme de grandes capacités, conscient de la nécessité de revenir au droit juif pour garantir à l'Etat d'Israël un système homogène. Mais il fut tué dans une embuscade et l'activité de ce Conseil prit fin.

Au moment de la création de l'Etat, il était important de ne pas laisser s'installer un vide juridique. En l'absence d'autres possibilités, il fut décidé de prolonger purement et simplement le système en vigueur et c'est ainsi que le droit juif a manqué son entrée dans l'Etat d'Israël. D'où une mosaïque hétéroclite : par exemple, les lois concernant les ventes, les garanties, les gages, relèvent du droit musulman ; le droit des contrats est jugé selon le droit ottoman; les lois relatives aux dommages sont fondées sur la loi anglaise ; le droit personnel, mariage et divorce, est jugé selon le droit juif.

Mais il y a plus grave. Le caractère hétéroclite de la justice israélienne n'est pas son pire défaut. Elle a hérité des caractéristiques les plus défectueuses des systèmes étrangers. Elle est lente, coûteuse et formaliste. Sur ce dernier point notamment, elle s'écarte notablement du système juif traditionnel dans lequel la relation entre juge et plaideur est exempte de toute solennité. La notion du «respect dû au juge», pour autant qu'elle existe, n'a aucune conséquence dans la procédure. En droit juif, le juge est proche du peuple, aisément accessible. Son intervention peut être sollicitée à chaque instant et sa disponibilité est entière.

Le Talmud raconte l'histoire d'un brave Juif qui, la veille de Pessah, est venu trois fois dans la matinée pour demander à Rabbi, la plus haute autorité de son temps, ce qu'il devait faire d'un dépôt de grains que lui avait confié un ami absent. Les deux premières fois, Rabbi lui répondit qu'il pouvait encore attendre, et la troisième fois, comme cela devenait pressant, il lui dit qu'il devait vendre le blé pour éviter à son ami une perte financière. Essayez donc d'aller trois fois dans une même matinée consulter le Premier Président de la Cour de Cassation !

Il y a plus grave encore. Le droit juif constitue une part essentielle, sinon la partie principale, de la culture juive. C'est là un de ses traits caractéristiques et même original. Les autorités juives ont de tout temps insisté sur l'obligation de l'étude, dont aucune circonstance heureuse ou malheureuse ne peut délier. Mais quel est le contenu de cette étude ? C'est d'abord la connaissance de la loi. Le droit juif n'est pas conçu comme une discipline de spécialistes ; il a vocation de faire partie de la culture générale de tout juif. Une culture traditionnelle formulée uniquement en termes de rites, de religion ou de morale individuelle est tronquée. En oubliant son droit, le peuple juif se trouve coupé de l'un des axes essentiels de son héritage culturel.

Une des conséquences de cet état de fait est l'absurde division de la population israélienne entre ce que l'on appelle les «religieux» et les «non-religieux». La formulation théologique de la tradition a été hypertrophiée à un point tel que tout se passe comme si le peuple juif ne disposait pas d'un héritage culturel commun. On peut dire sans risque d'erreur que l'avenir culturel d'Israël restera bouché tant que ce problème n'aura pas trouvé de solution satisfaisante.

Enfin, et nous retrouvons là à nouveau «la question du jeune homme», c'est une aspiration légitime et répandue, une idée qui hante les réflexions de la meilleure part de la jeunesse juive (et pas seulement de la jeunesse), que de bâtir en Israël une société exemplaire. Pour beaucoup, Israël ne doit pas se limiter à imiter de manière plus ou moins réussie un schéma extérieur, qu'il s'agisse du modèle occidental, celui de la société capitaliste, ou qu'il s'agisse du modèle socialiste. Au delà de sa fonction nécessaire de refuge pour les juifs persécutés, l'Etat d'Israël n'a d'autre sens que de constituer un édifice original, une société exemplaire. Bien sûr, les détails d'organisation d'une telle société sont infiniment variés et doivent être discutés. Mais il est une condition préalable et inévitable : le fil du droit juif doit être renoué, le tribunal doit retrouver sa place dans l'équilibre des pouvoirs.

Le propre de la société juive telle qu'elle a été imaginée et partiellement concrétisée pendant les périodes d'autonomie est la place majeure qu'occupe le tribunal dans l'équilibre institutionnel. Pour employer une formule à la mode, on peut dire que la société juive est bien une société de consommation, mais de consommation de droit. Le tribunal y est parfaitement accessible ; il est présent partout ; il se mêle de tout ce qui le regarde, et parfois même de ce qui ne le regarde pas. Les audiences n'y sont pas solennelles, la promotion des juges ne dépend d'aucun ministre, fût-il le ministre de la justice.

Le Talmud, qui ne manque pas de sens de l'humour, décrit ainsi la composition d'un village de cent vingt personnes : 23 juges, 69 élèves siégeant autour et pouvant remplacer éventuellement les juges, 10 personnes pour constituer un minian permanent à la synagogue, deux greffiers, deux policiers, deux plaideurs, six témoins (deux pour invalider les deux premiers et deux pour invalider les deux suivants), ce qui fait déjà 114 personnes. Il y a encore cinq personnes chargées de la caisse de solidarité, et enfin le maître d'école.

La place cruciale du tribunal dans l'organisation sociale ne peut être mieux affirmée. Une société juive ne se caractérise pas seulement par un principe de séparation des pouvoirs du type de celui qui a été dégagé par la Révolution française. Il ne s'agit pas seulement d'obtenir qu'en face d'un pouvoir étatique, l'individu ait un recours devant un deuxième pouvoir indépendant. Dans la société juive, le droit n'est pas une valeur parmi d'autres ; le tribunal n'est pas une institution parmi d'autres ; il tient la place centrale. Comme le dit le Talmud dans une phrase lapidaire : le Sanhédrin se tient au nombril du monde.

Le pouvoir politique est certes autonome dans le domaine qui lui est imparti, mais il sait que son rôle est administratif. La fonction politique n'a pas de valeur en soi ; c'est une nécessité d'existence ; elle n'est pas source de sens. Le politique n'est pas l'accomplissement majeur, le lieu où se réalise la vocation humaine par excellence ; il est simple administration, technique de vie en commun.

Voici, pour conclure, le texte d'un appel lancé en 1799 par Rabbi Raphaël Hacohen. Né en 1723 et mort en 1804, il a dirigé de nombreuses communautés en Pologne, en Lituanie et en Allemagne. Il a consacré beaucoup d'efforts au maintien de l'autonomie juridique juive et a observé la dégradation qui est survenue à cet égard à la fin de sa vie. Voici le texte du discours qu'il a prononcé à Altona avant de prendre sa retraite :

Si nous faisons attention, nous voyons que la plupart des avertissements des prophètes concernent le droit. Or, au lieu de mettre en pratique le droit, nous avons fauté plus que nos pères.

Tournez vos yeux vers toutes les terres où Israël se trouve dispersé. Auparavant, dans tous ces lieux de résidence, Israël disposait de lois et de tribunaux, de bâtons et de lanières, pour libérer l'exploité de la main de l'exploiteur et pour briser les injustices. Même pendant les périodes les plus obscures, pendant les moments d'expulsion et de persécution nombreux que nous avons connus, le sceptre et le législateur n'ont pas quitté Juda. Grâce à cela, notre droit s'est développé et clarifié, en conformité avec tout notre héritage législatif.

Maintenant, malheur à notre génération ! Il ne subsiste même plus le nom des lois droites de l'Eternel. Nos ennemis sont nos juges. L'honneur de Jacob s'est appauvri parmi les peuples. Ce n'est pas pour rien si nous subissons tant de malheurs dans toutes les terres de l'Europe et si nous ne sommes plus respectés (... )

En dépit de toutes les mauvaises actions commises, s'ils avaient maintenu le droit sans reculer, il y aurait encore une possibilité de relèvement. Aucun mal plus grand que l'abandon de nos lois n'a été commis. Là se trouve la cause empêchant la miséricorde divine.

Cet appel n'a pas été entendu et sans doute ne pouvait-il pas l'être. Ainsi, le fil du droit juif a été rompu et la tâche de le renouer est devant nous. Une tâche à la fois inévitable et impossible. Inévitable et impossible comme était considéré au siècle dernier le retour des Juifs en Israël. Inévitable et impossible comme était considérée la renaissance de l'hébreu au début du siècle, lorsque cette langue n'était connue que de quelques érudits. Inévitable et impossible comme était, il y a vingt ans, le retour de Jérusalem à la souveraineté juive, lorsque la Porte Mandelbaum séparait les Juifs du mur occidental. Mais l'histoire des cent dernières années nous montre que dans le conflit entre l'inévitable et l'impossible, l'inévitable finit par l'emporter, l'impossible rend les armes et devient possible. Il en sera ainsi cette fois encore.


Notes:

1Communication au XXe Colloque des intellectuels juifs de langue française, publiée dans Politique et religion , Collection Idées, Gallimard, 1980.

2Chapitre 3, alinéa 2.

3Michneh Torah , Lois du vol et des pertes, chap. 5-18.

4 Michneh Torah , Lois des rois, chap. 3-9.

5Drachot .

6Michneh Torah , Lois des rois, 3-10.

7ce qui est interdit à un tribunal jugeant selon le din torah .

8Michneh Torah , Sanhedrin, 5-1.

9Volume 1, chapitre 8.

10§ 498.

11Encore une remarque à ce sujet. Il est facile de montrer que cette autonomie était voulue par les dirigeants juifs. A plusieurs reprises, et notamment dans les premiers siècles, cette volonté d'autonomie est entrée en conflit avec les pouvoirs étrangers. Parfois ces conflits se sont même traduits par des persécutions. Néanmoins, les communautés ont presque toujours pu conserver leur autonomie.

12Michpat Cohen , p.337

13 Tossefta chap. 11 §33.

14Je ne décris ici que la forme la plus courante adoptée pour assurer la conlormité des décrets communautaires avec les principes généraux de justice du droit juif.

15On pourra trouver une présentation synthétique de la constitution, des méthodes et partiellement du contenu du droit juif dans le livre remarquable de Menahem Elon, Hamichpat Haivri , Editions Magnes, Jérusalem. J'ai d'ailleurs emprunté à cet ouvrage de nombreuses données de cet étude. Est également d'un grand intérêt l'ouvrage plus ancien d'Acher Goulak Iesodei hamichpat haivri , Editions Devir, Berlin 1922, réédité par la suite à Tel-Aviv, où le droit juif est comparé au droit romain.


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On 7 May 1997, 15:06.