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Rachi,le commentateur

Rachi,le commentateur



Rachi tient une place unique au sein du corpus de la tradition juive. Qu'il s'agisse de la Bible ou du Talmud, qu'il s'agisse du simple fidèle ou de l'érudit, toute étude commence par la lecture du commentaire de Rachi. Evoquant sa jeunesse en Galicie, voici ce qu'écrivait Manès Sperber1:

A quatre et demi ou un peu plus tard, j'étais reconnu apte et digne de déchiffrer les commentaires de Rachi. Vous voyez que l'on commençait jeune en ce temps là ! Plus jamais nous n'étudierions une ligne du Pentateuque ni des Prophètes sans en chercher l'explication chez Rachi.... Ah! que ce Juif champenois, si éloigné de nous dans le temps et dans l'espace, demeurait présent partout où les élèves du heder se penchaient sur la Bible ou sur le Talmud. Parfois, il me semblait qu'il était avec nous, dispensateur caché de la grande lumière qu'il répandait chaque jour nouveau avec une générosité infinie. Et chaque jour, de nouveau, il méritait son titre de moréh morénou, de maître de nos maîtres.

Je ne parlerai pas ici de Rachi, commentateur de Talmud, mais seulement de Rachi, commentateur de la Bible et plus précisément du Pentateuque.

A la différence des autres commentateurs, Rachi n'a pas écrit d'introduction à son commentaire. Cependant, à plusieurs reprises, à l'occasion de telle ou telle explication, il indique quelle est sa visée. Il veut, dit-il, établir le sens simple du texte, pschouto chel mikra. Il ne faut toutefois pas se méprendre sur cette affirmation. Sens simple du texte ne veut pas dire sens littéral comme on le croit souvent2. Pour Rachi, sens simple veut dire un sens qui ne fait pas violence à la structure formelle, à la structure grammaticale, du texte biblique, qu'il s'agisse du sens littéral ou d'un sens métaphorique, pourvu que ce sens reste fidèle au génie de la langue hébraïque. On ne doit donc pas s'étonner que Rachi utilise fréquemment dans ses explications des textes anciens du midrach, lesquels nous conduisent à des significations qui sont tout sauf littérales. Le souci de la forme du texte se manifeste également dans le fait que Rachi est l'un des tout premiers auteurs à avoir apporté une contribution à la grammaire hébraïque. De même, comme cela est bien connu, Rachi n'hésite pas à fixer le sens de tel ou tel mot en donnant sa traduction en vieux français.

Si donc le but de Rachi n'est pas de livrer un sens littéral, si, à l'instar de tous les commentateurs traditionnels de la Bible, Rachi, lui aussi, ouvre le texte à des significations nouvelles, est-il possible de dégager une direction générale servant de fil directeur à ses explications ? Il faut bien sûr prendre garde à ne pas être trop réducteur. La richesse et la variété des aperçus apportés par Rachi débordent tout cadre trop précis que l'on voudrait leur assigner. Il existe cependant dans son commentaire une tonalité d'ensemble et le paysage qu'il dessine a son climat propre. Je me propose maintenant d'en fixer les traits, puis de les illustrer par quelques exemples.

On ne trouve jamais chez Rachi d'énoncé de caractère proprement théologique. Chaque fois que le texte pourrait nous suggérer la formulation d'un dogme, le commentaire de Rachi nous entraîne dans une autre voie. De même Rachi ne nous entretient pas d'élan ou d'effusion mystique, encore moins d'union à Dieu. On pourrait presque qualifier le commentaire de Rachi de rationaliste, si ce terme n'avait une résonance par trop limitée.

On se rapprochera plus de la vérité en énonçant que le sens du texte dégagé par le commentaire de Rachi est avant tout un sens éthique. Soyons ici un peu plus précis. Le sens éthique dont il s'agit n'est pas celui d'une éthique individuelle, d'une sainteté séparée des aventures collectives. La lecture de Rachi ne fait pas de la Bible un traité des vertus. L'éthique y apparaît comme réalisation historique de l'humanité en général et de la Communauté d'Israël en particulier.

Ces traits sont manifestes dès le début du commentaire de Rachi, celui des tout premiers versets bibliques. En voici une traduction classique, celle donnée dans la Bible de Segond3:

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide: il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. Dieu dit: Que la lumière soit ! Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne; et Dieu sépara la lumière d'avec les ténèbres.

Presuqe tous les commentateurs insistent sur le premier verset, Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, et en déduisent le principe théologique d'une création ex-nihilo. S'appuyant sur une étude grammaticale fouillée qu'il serait trop long de détailler, Rachi démontre que telle n'est pas la visée de ce verset et de ceux qui le suivent. Il ne s'agit, ni d'énoncer le principe de la création ex-nihilo, ni même de décrire la succession temporelle des développements naturels. Il ne faut pas considérer le premier verset pour lui-même mais le relier en un tout avec ceux qui le suivent, de sorte que le point focal du texte n'est plus constitué par la création du monde mais par la séparation entre lumière et obscurité. Il faut lire :

Au début de la création du ciel et de la terre, alors que la terre était désolation, ..., et que Dieu ait dit : "qu'il y ait lumière", il vit que la lumière était bonne et la sépara de l'obscurité.

Et de quelle lumière s'agit-il ? Non pas de la lumière physique, nous dit Rachi, mais d'une lumière réservée aux tsadikim, aux justes, dans l'avenir. Ni la théologie, ni la cosmogonie, n'intéressent Rachi. Dans un raccourci saisissant, la Bible nous dévoile d'emblée la finalité de toute l'histoire du monde, depuis sa désolation originelle jusqu'à son aboutissement. Ce sens est résolument éthique : c'est la venue d'une société juste, ou plus précisément d'une société de justes. Tout ce qui s'écarte de cet objectif n'est qu'obscurité et il ne faut pas confondre lumière et obscurité. On dira peut-être que la notion d'une société de justes est quelque peu utopique. Dans ce cas il faudra admettre qu'une telle utopie est partie intégrante de la tradion juive la moins mystique qui soit.

Autre exemple. La Bible, au chapitre 14 de la Genèse, décrit une guerre sans merci que se livrent deux coalitions de potentats du Moyen-Orient. La première coalition est dirigée par Nemrod4, roi de Babel, et Kedorloamer, roi d'Elam, qui maintenaient toute la région sous leur férule. La seconde coalition est conduite par les rois de Sodome et de Gomorrhe qui se sont révoltés contre la dictature des premiers. Ils ne sont pas plus recommandables les uns que les autres. Nemrod et Kedorloamer dévastent le pays et taillent en pièces leurs ennemis. Mais au cours de cette guerre, Loth, le neveu d'Abraham, qui avait eu la malencontreuse idée d'habiter la charmante ville de Sodome, est fait prisonnier. Abraham intervient alors avec une petite troupe réduite à 318 hommes ; il met en déroute la coalition des vainqueurs et libère son neveu ; puis il se retire en refusant de prendre une quelconque part au butin. Le chapitre suivant commence par ces mots :

Après ces événements, la parole de l'Éternel fut adressée à Abram dans une vision pour lui dire : Abram, ne crains rien ; je suis un bouclier pour toi ; ta récompense sera très grande.

De quoi Abraham a-t-il peur ? Comme l'indiquent ceux des commentateurs qui veulent rendre compte du sens littéral du texte, Abraham craint un retournement de situation. Le risque est grand que les potentats mis en déconfiture ne se relèvent de leur défaite et ne se vengent. Une vision vient rassurer Abraham à cet égard.

Tournons-nous maintenant vers Rachi. La perspective change radicalement. Abraham, nous dit Rachi (rapportant un midrach), craignait de mériter une sanction pour avoir tué tant d'êtres humains au cours de la bataille. C'est à ce scrupule que vient répondre la vision dont bénéficie Abraham. Rachi, à son habitude, ne se livre pas à un long développement, mais ce commentaire suffit pour attacher une lecture éthique de tout le récit. Je me permettrai d'en dégager la structure de façon plus discursive. Nous y découvrons une sorte de dialectique, non pas une dialectique au sens purement logique, mais une intrigue éthique qui se déroule en moments successifs et opposés.

Abraham assiste à un combat sans pitié entre puissances politiques, une lutte de fauves pour s'assurer la domination. Abraham n'est pas partie prenante à ces violences et se tient à l'écart. Mais voilà que son neveu est réduit en captivité. Dès lors, deuxième moment de cette intrigue, Abraham est obligé de s'engager. Loth, sans être tout à fait parfait (pourquoi donc est-il aller résider à Sodome ?), appartient néanmoins à une humanité authentique. Abraham ne peut accepter son asservissement et n'hésite pas un instant. En dépit de sa faiblesse numérique, Abraham prend les armes et délivre Loth. Mais après l'engagement, nouveau moment, vient le scrupule. Peut-être la violence a-t-elle été excessive. Plutôt que d'être amené à tuer, n'aurait-il pas mieux valu rester en dehors des combats ? N'a-t-il pas répondu à une injustice par une nouvelle injustice ? Ce scrupule honore certes celui qui l'éprouve. Cependant, appliqué avec rigueur, il condamnerait toute participation à l'histoire et à ses luttes. Mais comment trancher le dilemme ? Ni la raison politique, ni la logique formelle, ni même aucune règle morale abstraite et générale ne permet de le faire. Alors, quatrième moment de l'intrigue, Abraham reçoit une vision qui le tranquillise, vision qui par essence doit venir d'ailleurs, sous peine de n'être qu'une auto-justification. On ne saurait se libérer allègrement de ses scrupules, mais, inversement, ils ne doivent pas se muer en obsession, angoisse ou découragement. La «révélation» à Abraham n'est pas celle de la Loi comme le sera bien plus tard celle reçue par Moïse. Elle définit une option morale : le scrupule est légitime mais ne doit pas entraver l'action nécessaire. A certaines violences, il faut répondre par la violence. Au bout du compte, face à l'injustice envers les personnes, le judaïsme ne se satisfait pas de la non-violence. La vision sublime et (peut-être) utopique du premier commentaire de Rachi que j'ai évoquée précédemment est ici complétée par l'indication des problèmes que pose l'éthique lorsqu'elle s'investit dans l'histoire. Notons encore combien est réductrice la représentation courante qui assigne à Abraham le rôle d'un fondateur de religions, le "père des croyants", comme on aime à le dire.

Un dernier exemple. Le chapitre 19 du Lévitique commence par le verset suivant :

Parle à la communauté des Fils d'Israël et dis leur : "Soyez saints car je suis saint, je suis l'Eternel votre Dieu."

On imagine aisément l'usage qu'une exégèse religieuse peut faire d'un tel verset. Les connotations du concept de ßaint" font depuis longtemps partie du domaine public et appartiennent aux données culturelles immédiates. Ascétisme, sacrifice de sa propre vie au nom d'une croyance, proximité au divin, voire même abandon et extase sont quelques unes de ces connotations. Rachi vit en France en milieu chrétien et ne les ignore certainement pas mais il va s'en démarquer de façon radicale. D'une part, il observe que l'injonction de sainteté fait suite à un chapitre où sont détaillés les interdits sexuels, principalement les diverses formes d'inceste, et d'autre part, il évoque certains autres contextes bien choisis où apparaît la notion de sainteté. Le contenu qu'il donne au verset que j'ai cité est alors le suivant:

"Soyez saints" veut dire : respectez les interdits sexuels. Partout où tu trouves une limitation à la sexualité, tu trouves la notion de sainteté.

Rachi écarte toute idée mystique. La sainteté n'est pas relative à une élévation que quelques âmes d'élite atteignent dans le secret de leur méditation ou dans leur exaltation religieuse. La sainteté est une notion morale qui concerne l'ensemble de la communauté. Elle se définit ici simplement par certaines bornes apportées à la liberté sexuelle. En fait ce n'est là qu'un exemple particulier de la façon dont la morale juive a toujours été définie. Elle ne comporte ni ascétisme, ni a fortiori mortification. Elle ne se décrit pas comme une lutte pour la suprématie entre l'esprit et la chair mais comme la maîtrise, comme le contrôle par la volonté aussi bien de l'esprit que de la chair. Par certains cotés, la doctrine morale de la pensée juive se rapproche de celle d'Aristote avec sa conception du juste milieu5. Elle s'en distingue toutefois par l'accent mis sur la notion de volonté et surtout par l'attention extrême que la loi porte aux multiples relations entre l'homme et autrui.

Les trois exemples que j'ai présentés témoignent d'une unité d'inspiration qu'on retrouve avec une grande richesse d'harmoniques tout au long des commentaires de Rachi. Rachi présente une lecture éthique, ou mieux ëthico-historique", du texte biblique. Cette éthique est énoncée comme sens profond, premier et dernier, de toute l'histoire humaine. Elle n'est pas désincarnée mais, bien au contraire, elle sait les difficultés et dilemmes que pose tout engagement dans le monde tel qu'il est. Ce n'est pas une éthique réservée à quelques âmes d'élite. Elle est proposée ou plutôt enjointe à une communauté de personnes toutes responsables, pour elles-mêmes et aussi les unes des autres.

Pendant plusieurs dizaines d'années, Emmanuel Levinas a donné un cours hebdomadaire et s'est fait lui-même commentateur du commentaire de Rachi. On ne sera donc pas étonnés de lire sous sa plume les lignes suivantes6 :

Sur les sentiments de la présence divine et les extases des mystiques et toutes les données sacrées, pèse un lourd soupçon : ne sont-ils pas bouillonnement subjectif de forces, de passions et d'imaginations ? L'action morale ne se confond pas avec l'ennui des sermons. Elle comporte la raison et l'humour des Talmudistes, les certitudes bouleversantes des prophètes, la confiance virile des psaumes.... C'est à partir de l'ordre éthique dont les israélites eux-mêmes, de nos jours, devinent à peine l'étendue,... que les abstractions métaphysiques ... prennent une signification et une efficacité. C'est à partir de là qu'on peut retrouver un sens à l'amour de Dieu, à sa présence, à ses consolations. L'ordre éthique n'est pas une préparation, mais l'accession même à la Divinité. Tout le reste est chimère.


Footnotes:

1Rapporté dans Léon Askénazi, la parole et l'écrit, volume II, Editions Albin Michel, Paris 2005.

2D'ailleurs, si on y regarde de plus près, Rachi ne parle même pas de "sens" mais seulement de "simplicité".

3Je ne reprends pas ici la traduction du rabbinat car elle est déjà orientée par le commentaire de Rachi.

4En fait le texte parle de Amrafel, roi de Chinear, que la tradition juive identifie à Nemrod.

5Voir par exemple à ce sujet les textes de Maïmonide dans la section Hilkhot deot du Michneh Torah ou encore dans les Huit chapitres, introduction au traité Avot.

6Difficile Liberté, p. 137, Editions Albin Michel, Paris, 1976.


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On 3 May 2005, 18:55.