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QU'AI-JE A FAIRE AVEC JUSTICE ? Levinas penseur de la justice.

QU'AI-JE A FAIRE AVEC JUSTICE ?
Levinas penseur de la justice.

Jean François REY

Emmanuel Levinas aimait tellement la langue française qu'il lui est arrivé de cultiver les nuances, la polysémie, les anachronismes pour notre plus grand plaisir. La question qui donne son titre à cette contribution (« Qu'ai-je à faire avec justice ? ») peut s'entendre tout d'abord comme une question sur le faire, sur la pratique. Auquel cas la justice serait la compagne de nos comportements. Mais on peut l'entendre également comme une autre question : en quoi suis-je concerné par la justice ? Nous voudrions montrer que la justice qui est au fondement du monde, est aussi la voie royale qui permet à Levinas d'accéder au politique. La figure du Prince est totalement absente de l'oeuvre de Levinas. En revanche la métaphore du Tribunal ou Cour de Justice est présente à différents moments décisifs de l'oeuvre. Métaphore de toutes les institutions d'un Etat moderne, auquel convient aussi celle de l'Administration qui désigne, dans d'autres textes, l'appareil de l'Etat, le Tribunal est l'instance de comparution et d'évaluation qui rend compte de la coexistence sociale et politique. C'est pourquoi on peut commencer une enquête par la Cour de Justice telle qu'elle apparaît dans « Autrement qu'être » et dans une lecture talmudique sur la justice. Enfin il est impératif d'éclairer l'emprunt que Levinas prélève sur le « Gorgias » de Platon, nommément : le jugement des morts. Une fois dégagée la signification métaphysique du rapport à la justice, on pourra commencer à entrevoir le jugement porté par Levinas sur les institutions bibliques et modernes, sur l'Etat de David et sur l'Etat libéral. Leçon originale qui n'est pas une leçon de philosophie, mais qui n'en ménage pas moins un site pour la dignité du politique.

Levinas n'interroge pas directement le lieu du politique, moins encore, pour le dire vite et en termes modernes, le lieu du pouvoir. Il préfère mettre l'accent sur le juridique. Toutefois ce n'est pas du droit qu'il s'agit, ni même de philosophie du droit, mais bien plutôt des lieux où se dit le droit, et du moment où le droit laisse entendre des paroles de justice. Le paradoxe est immense : on enquête sur la justice, sans aucune des ressources du droit, on thématise le politique sans aucun recours aux sciences politiques et avec de très rares emprunts à la philosophie politique classique. On peut toutefois soutenir que Levinas est un penseur de la justice. Pour l'attester il est nécessaire de bien repérer les articulations « d'Autrement qu'être» (pages 200 à 206 de la première édition)1 où le Tiers fait apparition à un tournant décisif de la pensée. Le moment politique est le moment du Tiers, moment où s'adoucit l'âpreté de la relation éthique asymétrique. C'est la comparaison des « uniques en (son) genre », des incomparables devant la même loi, devant la même cour de justice qui rend à chacun (chaque-un) sa dimension de citoyen. Mais en aucun cas le Tribunal n'est appelé à vivre pour soi, à peser pour son propre compte. Il en va de même, par extension, pour toute institution d'Etat. Toutes les institutions politiques doivent se dépasser vers une dimension d'invisible que la mise en scène du jugement au Tribunal occulte le plus souvent.

Tel est le mouvement général, l'esquisse d'une courbe de la pensée. Mais si l'on entre dans le détail des textes, on voit Levinas accorder une importance toute particulière au protocole : qui passe avant l'autre ? Cette question n'a aucun sens tant qu'on est dans le registre de l'asymétrie, de la non-réciprocité, de la disproportion. Juger c'est comparer, distinguer, attribuer, répartir. « Le juste est une sorte de proposition » soutenait Aristote. La proportionnalité est une condition nécessaire de la justice. Désormais il faut comparer des incomparables, peser les non-interchangeables, les indiscernables. Une telle transformation, Levinas l'appelle « correction » : « la relation avec le tiers est une incessante correction de l'asymétrie de la proximité»2. La proximité se fait société : en elle s'ouvre un espace où je peux « me faire autre comme les autres »3. Avant d'être une métaphore spatiale, « proximité » fait entendre dans le mouvement d'emphase qui est le régime même de la pensée de Levinas, le superlatif du prochain (proximus). Néanmoins, en un sens dérivé, qui nous occupe actuellement, c'est de coexistence en un même lieu qu'il s'agit. Comment le décrire ? « Il faut la justice, c'est-à-dire la comparaison, la coexistence, la contemporanéité, le rassemblement, l'ordre, la thématisation, la visibilité des visages et par là, l'intentionnalité et l'intellect et, en l'intentionnalité et l'intellect, l'intelligibilité du système et, par là aussi, une coprésence sur un pied d'égalité comme devant une cour de justice. L'essence comme synchronie : ensemble dans un lieu »4.

Tout ce qui avait été mis entre parenthèses au niveau de Totalité et Infini et des écrits qui le précèdent (Transcendance et Hauteur, notamment) est comme restitué. Réintroduction de la « thématisation » au sens quasi-professionnel : connaissance, enquête, instruction d'un cas ou d'un dossier. La proximité du prochain s'étale maintenant sous le point de vue de la justice. Où situer ce point de vue ? Levinas parle bien en termes d'institution mais, on s'en doute, sans l'outillage conceptuel qui permet de ranger l'institution (judiciaire, ici) sous la catégorie des infrastructures. Il faut veiller à ne pas traduire trop vite en représentations empiriques, ce qui demeure, même à ce stade, de l'ordre du symbolique. De ce point de vue « l'entrée du Tiers » en un sens théâtral, n'est pas d'ordre empirique. Entrer dans la comparaison, la pesée, le calcul n'obéit pas à la force des choses. La justice s'annonce depuis une origine plus ancienne, an-archique, que la manifestation et la présence visibles des justiciables. Déjà dans le visage de l'autre, c'est toute l'humanité qui me regarde.

« Dans la proximité de l'autre, tous les autres que l'autre m'obsèdent et déjà l'obsession crie justice, réclame mesure et savoir et conscience ». Loin d'un schéma moderne de « prise de conscience » reconstituée après coup, il faut comprendre que si la conscience est le dernier mot, c'est parce que « le fondement de la conscience est la justice »5. La question de la justice est d'emblée « question de conscience »6. Mais quelle conscience ? « L'entrée du Tiers, c'est le fait même de la conscience du rassemblement en être »7. La conscience, c'est l'opération même du rassemblement. Il s'agit moins de « conscience morale » que de représentation à qui est donné l'être (souligné par Levinas lui-même). Il y a conscience parce qu'il y a du visible : « L'apparition de l'être appartient à son train même d'être (...). La phénoménalité est essentielle (...) L'être ne peut pas se passer de conscience à qui la manifestation est faite »8. La visibilité de la justice manifeste l'appel à la justice. Cette manifestation restitue l'être.

Nous sommes alors en mesure de passer à un autre régime de questions. Non plus seulement : « comment juger ? » mais « que signifie la justice ? ». Si la proximité demeure sans problème tant qu'elle se déploie à l'écart de l'ontologie, le retour à l'être nous transporte vers une toute nouvelle raison d'être de la justice : celle qui s'énonce comme « mesure » ou comme « sagesse ». La conséquence se formule comme une précipitation des institutions sociales et politiques « De la responsabilité au problème, telle est la voie. Le problème se pose par la proximité elle-même, qui, par ailleurs, en tant que l'immédiat même, est sans problèmes. L'extraordinaire engagement d'Autrui à l'égard du tiers en appelle au contrôle, à la recherche de la justice, à la société et à l'Etat, à la comparaison et à l'avoir, à la pensée et à la science, et au commerce et à la philosophie, et, hors l'anarchie, à la recherche d'un principe. La philosophie est cette mesure apportée à l'infini de l'être-pour-l'autre de la proximité et comme la sagesse de l'amour »9. Toutes les notions apparues en amont de ce moment où la pensée de Levinas s'ouvre au politique (« modérant », « mesurant », « calcul », « mesure », « mesurable ») convergent vers cette sagesse conçue à la fois comme limite et comme douceur. Cette ouverture sur le politique se traduit par la première apparition du « citoyen », nommément désigné. C'est parce que chacun est compté parmi les autres, comme les autres, parce que s'étend entre eux un terrain commun, que la subjectivité peut être dite, sans violence ni usurpation, en termes de « citoyen ». Du coup nous avons accès à toute l'architecture des devoirs et des droits mesurés et mesurables autour d'un Moi équilibré ou s'équilibrant par le concours des devoirs et la concurrence des droits. « Le juste fait subsister la cité » disait Aristote. La société, maintenant, est une comme cet espace où le juste sous sa forme de réciprocité assure la cohésion des hommes entre eux.

Ce « retour à l'être », amorcé ici, nous place sur le terrain de la co-existence. On pourra mesurer l'écart de Levinas par rapport à la philosophie politique classique si l'on se souvient, comme le soulignait Jacques Rolland, que « cette question ne se posait pas pour Aristote qui s'était d'ores et déjà placé sur le terrain de la coexistence humaine dont il s'agissait de penser la possible existence juste » 10. L'être fait retour à l'issue d'une longue phase d'oubli : « Non pas d'un oubli sans contrôle et qui se tient encore à l'intérieur de la bipolarité de l'Essence, entre l'être et le néant. Mais d'un oubli qui serait une ignorance au sens où la noblesse ignore ce qui n'est pas noble et où certains monothéistes ne reconnaissent pas, tout en le connaissant ce qui n'est pas le plus haut. Ignorance au-delà de la conscience, ignorance les yeux ouverts ».11

On peut concevoir l'effet que ce dédain aristocratique peut produire sur les esprits attachés au primat de l'ontologie. Mais on voit aussi en quoi on peut échapper au reproche d'idéalisme sans ontologie. « Dans la comparaison de l'incomparable serait la naissance latente de la représentation, du Logos, de la conscience, du travail, de la notion neutre : être. Tout est ensemble, on peut aller de l'un à l'autre, et de l'autre à l'un, mettre en relation, juger, savoir et demander ce qu'il en est de; transformer la matière ».12

La distance est prise par rapport à Aristote, puisque, pour Levinas, on l'a vu, on ne se situe pas d'emblée comme citoyens installés dans la cité. Il en va de même dans la lecture que Paul Ricoeur fait de Levinas, son contemporain. Parmi les craintes de Ricoeur à l'égard de la position de Levinas, il y a, bien sûr, le soupçon de la mésestime de soi. Ricoeur ne croit pas à la possibilité sans dommages pour le Moi, d'un Moi à l'accusatif. L'hémorragie pour autrui, l'emphase, la radicalité, l'amour pour le persécuteur, lui paraissent relever d'une dangereuse dérive. Plus raisonnable et plus pratique serait la position réfléchie du « soi-même comme un autre ». Ricoeur reconnaît dans une lettre à Emmanuel Levinas qu'il ne cesse d'opposer le soi au moi : « et ainsi je me tiens disponible pour une répartition de l'ipséité sur tous les pronoms personnels. Cela implique qu'entre ce que j'appelle estime de soi, sollicitude pour autrui et justice à l'égard du chacun, il n'y ait aucun ordre de priorité mais une simple succession didactique »13.

Le bref échange épistolaire auquel nous renvoyons le lecteur fait suite à la publication de Soi-même comme un autre14. Ultérieurement Paul Ricoeur tiendra à s'expliquer avec le texte axial de Autrement qu'être, il s'agit d'une conférence au Collège International de Philosophie15 dans laquelle Ricoeur creuse le différend. Celui-ci reproche à Levinas de manquer la consistance philosophique de la responsabilité, toujours réduite par Ricoeur à l'imputation, alors qu'elle est chez Levinas le noyau de l'identité. Le reproche de « terrorisme verbal »16 est formulé. Ricoeur confesse ne pas pouvoir rapprocher le traumatisme de la substitution, la « violence traumatique » (Levinas) de la position du Tiers et du retour à l'être. Autrement dit, Ricoeur avoue ne pas être convaincu par le tour singulier que prend la pensée de Levinas quand elle embrasse la justice. A plusieurs reprises, et avec un certain acharnement, Ricoeur va entrechoquer les citations, réparties selon deux séries : celle de l'hyperbole et du moi traumatisé et celle du Tiers, de l'être et de la justice. Ricoeur semble tourner autour de ce noeud spéculatif sans y entrer véritablement, sans prévention. La lecture de cette conférence nous laisse sur un sentiment de malaise. L'enjeu, pour Ricoeur, a toujours été celui du statut de la responsabilité. Il est clair qu'en faisant de celle-ci le noyau même de l'identité en première personne et à l'accusatif, Levinas rompt avec la « simple succession didactique ». La proposition « soi-même comme un autre » est bien une formule qui correspond au plan de la justice, et même du judiciaire. Mais, alors qu'elle est le terme de la recherche de Ricoeur et la clé de sa pensée politique, elle est pour Levinas un moment qui ne doit pas occulter en amont la responsabilité pour l'autre et, en aval, l'Etat libéral « équilibré ». A aucun moment Levinas ne fait du Tiers une quasi-personne : le soi n'a pas de privilège sur le moi. Au contraire le soi est la catégorie paradoxale de la comparaison : « soi » condense Je et Il, c'est-à-dire « tout autre ». Mais si cette mesure associée à la justice affecte la relation au prochain, elle n'exonère en rien la responsabilité première et incessible du Moi.

Plus largement, sur le plan de la philosophie politique, Ricoeur reste très proche du « Eu Zein » grec, puisqu'il reprend à son compte la formule de « la vie bonne dans des institutions justes ». Levinas ne souscrirait pas à cet idéal, sans le rejeter pour autant. En revanche il n'aura de cesse de rappeler la vulnérabilité et la fragilité de l'Etat libéral moderne. Aucune nuance de contentement, simplement un esprit en éveil, attentif au « pathétique du libéralisme », sans aucune allégeance partisane ni dévotion à une doctrine particulière.

Enfin Levinas n'aurait pu non plus accorder à Ricoeur que le juste se situe « entre le légal et le bon ». Sa radicalité dérange l'ordonnancement de l'édifice judiciaire de Ricoeur. S'il n'y a pas de vie bonne (eu) chez Levinas, il y a en revanche, sur un tout autre plan, une véritable bonté. L'audace spéculative de Levinas est à l'opposé d'une philosophie du droit (de type hégélien, par exemple) et d'une philosophie de l'action, à la différence de celle de Hannah Arendt. C'est pourquoi toute son oeuvre pourrait être un commentaire de cette sentence des Pirké Avot : « Le monde repose sur trois principes : sur la justice, sur la vérité, et sur la paix ». La justice soutient le monde. Dans son commentaire de cette même sentence, Maïmonide définit le droit comme « le fait qu'une société fonctionne sur la base de la justice.17

Toute l'entreprise de Levinas vise à faire entendre les registres les plus variés où joue la notion de justice : parmi ceux-ci la coexistence et la comparaison. Mais il en est d'autres. Tendu entre Athènes et Jérusalem, Levinas a réussi à rendre sensibles à la fois le jugement des morts par les morts sur lequel se clôt le Gorgias de Platon et maints passages du Talmud consacrés au tribunal.

Le commentaire du jugement des morts par les morts occupe deux places distinctes : une note en bas de page dans Autrement qu'être18 et l'article « Idéologie et idéalisme »19. Dans le premier cas Levinas lit le mythe platonicien (que Socrate propose à Calliclès comme s'il était une « histoire vraie ») comme un « jugement absolu » et celui-ci, à l'instar de tout jugement, est une « relation directe avec autrui ». Il n'est donc plus question de comparer, il s'agit bien plutôt d'être « dépouillé » de tout vêtement, de tout attribut dénotant rang social, prestige, fortune. Ce en quoi Levinas rend honnêtement compte du texte platonicien jusque dans l'hyperbole platonicienne elle-même, où il s'agit d'écarter de devant l'âme, « l'écran » qui est fait d'yeux, d'oreilles et du corps dans son ensemble ». Tous les attributs visibles du justiciable, qui aurait voulu séduire ses juges, sinon les corrompre ou les subjuguer, sont autant de renseignements portés à la connaissance du tribunal. Une telle connaissance dans le vocabulaire de Levinas s'appelle « thématisation ». Il faut un geste du juge : « écarter l'écran ». Mais il faut faire plus : entre le juge et le jugé il y a la même chose qu'entre moi et l'autre : une communauté de gens habillés jouant la comédie humaine. Cette même chose est un plan commun où autrui est manqué dans sa singularité, mieux, dans son unicité. On est loin de la « cour de justice » devant laquelle on fait comparaître les incomparables. Nous passons à un autre régime du jugement : relation directe avec autrui, contact sans la médiation d'une peau. Toutefois, nous dit Levinas, c'est bien toujours d'un jugement qu'il s'agit : « Dans cette suppression de toutes les conditions du savoir (...) une signifiance demeure. Ce que nous appelons l'infini du pour-l'autre ou le Dire, n'est pas plus « pauvre » que le Dit »20. Même débarrassé de l'apparat et de la pompe judiciaire, même dénué d'attributs physiques et sensibles, il y aurait encore du sens. Levinas rapproche cette conclusion de ce que dit la littérature talmudique de l'enterrement d'un cadavre humain dont nul proche ne veut ou ne peut s'occuper. Le grand prêtre, s'il en vient à rencontrer le mort en chemin le jour du Kippour, se rendra impur à son contact : la « miséricorde de la vérité » pèse plus lourd que la liturgie de ce jour là. Miséricorde absolument gratuite, ajoute Levinas. « Celle que l'on rend à l'autre comme s'il était mort », et non pas une loi pour les morts, pour laquelle l'Evangile eut une formule sévère »21. Nous voici revenus au désintéressement : « Au delà de l'essence, dés-inter-essement ; mais en guise du juste jugement et non point d'un néant ».22

Il est bien clair qu'ici, le tribunal cessant d'être une scénographie, la métaphore politique s'estompe. Cela ne signifie pas que Levinas refermerait une parenthèse : maintenant on ne thématise plus ! Le moment de la comparution et de la comparaison reste essentiel. Mais si la justice semble être tout entière contenue dans un plan d'immanence, elle le déborde. Il y aurait une autre scène, un autre tribunal : « Contre le modèle gréco-romain du même posé comme primitif ou ultime, comme terme se suffisant à lui-même, le tribunal humain n'assume toute responsabilité que parce qu'il est animé de responsabilité pour l'autre que lui-même »23. Mais il ne s'agit pas d'opposer un contre-modèle. Pas plus qu'il n'y a de droit « supérieur » au droit Romain. C'est avec une démarche déjà décrite pour l'Etat que nous avons ici à faire. Pris comme administration, et singulièrement administration de la justice, l'Etat est un équilibre trouvé dans la violence et en rupture avec elle. Mais l'administration a tendance à trouver en elle-même sa raison d'être : « il y a des larmes qu'un fonctionnaire ne peut pas voir »24. Ce qui vaut pour l'Etat vaut a fortiori pour le Tribunal « La justice absolue se ferait elle-même miséricordieuse, mais non pas dans l'indulgence incontrôlable et injuste, mais à travers le tribunal humain. Dieu, ce serait une miséricorde naissant dans la justice et dans la rigueur de la justice, ce qui signifierait concrètement : médiation d'une assemblée d'hommes justes - possibilité même d'une telle assemblée. Et inversement, l'assemblée des justes n'est pas elle-même à la source naturelle de son jugement : en elle veut une volonté autre, son jugement est inspiré et dépasse la condition humaine, purement humaine (...). La justice ne se résout pas en ordre qu'elle instaure ou restaure. Le système immanent des lois est alourdi et toujours débordé par l'exigence venant d'ailleurs »25.

Si l'on voulait, pour conclure, restituer le fil conducteur de cette « leçon talmudique », on tiendrait le dessin de la pensée de la justice chez Levinas. Le propos est de chercher comment départager des sanctions qui relèvent du « Ciel » et celles qui sont du ressort d'un « tribunal terrestre ». En se mêlant de ce qui ne le regarde pas (la sanction divine), le tribunal rétablit une communication de l'un à l'autre par laquelle passe la miséricorde. « S'en tenir dans la justice à la norme de la pure mesure - ou modération - entre termes qui s'excluent, reviendrait encore à assimiler les rapports entre les membres du genre humain au rapport entre individus d'une extension logique, qui ne signifiaient de l'un à l'autre que négation, additions ou indifférence »26. Ainsi la mesure est habitée par une démesure qui est passage de l'infini. Le risque est grand pourtant d'en rester à une pure arithmétique judiciaire. Mais l'autorité de la justice n'appartient pas aux juges, fussent ils des justes. Ils l'empruntent. Ils ne l'ont pas non plus comme un attribut, car la justice est bien plus qu'une vertu, elle est au fondement du monde.


Notes:

1Autrement qu'Etre ou au delà de l'essence, Martinus Nijhoff, La Haye 1974.

2Ibidem p. 201.

3Ibidem pp. 204-205.

4Ibidem p. 200.

5Ibidem p. 105.

6Ibidem p. 200.

7Ibidem p. 201.

8Ibidem p. 167.

9Ibidem p. 205.

10Jacques Rolland : « Les intrigues du social et de la justice » Esprit Mai 1990.

11Autrement qu'être op.cit. p. 223.

12Ibidem p. 202.

13Lettre de Paul Ricoeur à Emmanuel Levinas du 25 juin 1990 in Ethique et responsabilité : Paul Ricoeur. Editions La Baconnière Neuchâtel 1994. Pour une plus ample analyse, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à : Jean François Rey, Levinas, le passeur de Justice, Editions Michalon, Paris 1997 pp 76 à 84.

14Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Edition du Seuil Paris 1990.

15Paul Ricoeur, Autrement Conférence au Collège International de Philosophie PUF Paris 1997.

16Paul Ricoeur op.cit. p 26.

17Maïmonide in Commentaires du Traité des Pères, Editions Verdier Lagrasse 1990 p 83.

18Autrement qu'être op.cit. p 204.

19Repris dans De Dieu qui vient à l'idée, Editions Vrin, Paris 1982, pp 28 à 30.

20Autrement qu'être op. cit p. 204.

21De Dieu qui vient à l'idée op.cit. p 29.

22Ibidem p. 29.

23 Nouvelles lectures talmudiques, Ed. de Minuit, Paris 1996, p. 29.

24Transcendance et Hauteur, in Cahier Emmanuel Levinas, Editions de l'Herne, Paris 1991.

25In Cahier de l'Herne op.cit. p 127.

26Emmanuel Levinas, Hors Sujet ed. Fata Morgana Paris 1994 pp 185-186.


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On 12 Jan 2003, 12:22.