Le dernier livre de Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, est la rentrée philosophique de cette année. Pages et dossiers spéciaux célèbrent dans la presse la parution de l'ouvrage, encensent l'homme, présentent sa philosophie. Je m'étonne du fait que dans ce livre de près de six cent pages, Ricoeur ne s'explique pas sur son passé et sur certains aspects douteux de son présent. La « mémoire » lui fait-elle défaut ? Est-il adepte d'une certaine manière de réécrire l'histoire ? Je n'échappe pas à l'impression que ce livre est précisément destiné à élaborer un cadre théorique justifiant l'occultation du passé de son auteur. Aussi, afin de remettre ce livre en perspective et de permettre ainsi une meilleure appréciation, je rapporterai ici quelques faits.
Dans les années trente, Paul Ricoeur a été membre d'un groupe de chrétiens d'extrême gauche, pacifistes et munichois. Les textes qu'il a écrit à cette époque méritent d'être mieux connus. Dans un article paru dans la revue Terre Nouvelle en mars 1939, sous le titre Ou va la France ? Perte de vitesse , on peut lire:
Les démocraties sont des ploutocraties... j'avoue avoir éprouvé une véritable angoisse en lisant le discours de Hitler: non que je croie ses intentions pures, mais dans un langage d'une belle dureté - j'allais dire d'une belle pureté - il rappelle aux démocraties leur hypocrite identification du droit avec le système de leurs intérêts, leur dureté pour l'Allemagne désarmée.
Et plus loin:
Cette raison me paraît plus décisive que la précédente en faveur de la politique de conciliation: je crois que les idées allemandes de dynamisme, d'énergie vitale des peuples, ont plus de sens que notre idée vide et hypocrite du droit.
C'est en lisant la biographie de Paul Ricoeur, par François Dosse1, que j'ai eu la stupeur de découvrir ces propos. Pour qui douterait que Ricoeur ait pu écrire de telles lignes en 1939, ou penserait qu'elles ont été extraites de leur contexte, on peut consulter l'article à la Bibliothèque Nationale de France. Et pas un mot dénonçant les exactions antisémites du régime nazi. Serait-ce seulement manque de clairvoyance ou d'information sur la nature du nazisme ?
Mais Paul Ricoeur a publié cet article en mars 1939 alors que: Dachau avait été ouvert le 22 mars 1933; les lois anti-juives promulguées en avril 1933; les critères définissant le Juif publiés le 14 novembre 1935; la Nuit de Cristal s'était déroulée en novembre 1938 et, le 30 janvier 1939, lors d'un discours au Reichstag, Hitler avait menacé publiquement les Juifs d'une « extermination totale si une guerre mondiale venait à éclater ».
Aujourd'hui, bien évidemment, Ricoeur ne confirme pas ses propos de 1939. Mais au lieu de dénoncer clairement leur caractère monstrueux, il préfère réécrire l'histoire. On lira pour s'en convaincre une interview de 1995 recueillie par Jean François Duval2. Lorsqu'on lui demande de parler de son passé de pacifiste, Paul Ricoeur explique que c'est au moment de Munich qu'il abandonna cette position. C'était dit-il, grâce à André Philip, socialiste, anti-munichois, qui deviendra plus tard ministre du Général de Gaulle. Comme il est bon d'avoir un « ami gaulliste »! Mais Munich, c'était le 29 septembre 1938, six mois avant l'article de Terre Nouvelle !
Peut-être dira-t-on que Paul Ricoeur n'est pas précis. Les choses allaient vite à ce moment ! Ricoeur n'est pas historien, il est seulement un philosophe qui écrit sur l'histoire, la mémoire, l'oubli. Alors « philosophiquement » ce serait après la trahison de Munich qu'il aurait « basculé ». A ceci près que Ricoeur, prisonnier de guerre des Allemands, était membre des cercles pétainistes du camp, partisan actif de la Révolution Nationale sous l'égide du Maréchal3. Heureusement il avait deux amis juifs, prisonniers en même temps que lui, dont Roger Ikor. Et c'est ainsi que Ricoeur, pétainiste, ami de gaullistes et de Juifs aurait commencé à douter de la Révolution Nationale. C'était, comme pour d'autres, en 1942.
En revanche, Paul Ricoeur n'a jamais douté dans sa défense de l'historien des religions Mircea Eliade, idéologue de la Garde de Fer en Roumanie, fasciste forcené, pro-nazi. Paul Ricoeur l'a rencontré à Chicago en 1970 et leur profonde amitié persistera jusqu'à la mort d'Eliade4.
Voici un exemple significatif des propos de Mircea Eliade. Dans Buna Vestire (la Bonne Nouvelle), en date du 17 décembre 1937, dans une déclaration intitulée Pourquoi je crois dans la victoire du mouvement légionnaire, il écrit5:
Je crois dans le destin de la nation roumaine, c'est pourquoi je crois dans la victoire du mouvement légionnaire? Le peuple roumain peut-il finir sa vie dans la plus triste décomposition que l'histoire connaîtrait, détruit par la misère et la syphilis, envahi par les Juifs et déchiqueté par des étrangers, démoralisé, trahi, vendu pour quelques millions de lei ?
Interrogé à propos d'Eliade, Ricoeur dit6:
Oui, moi je n'ai rien à dire là dessus. Moi et d'autres collègues, nous avons tenu à voir ses écrits, et je dirais qu'ils étaient plus ridicules qu'infamants. Et plus loin: Cela dit, pourquoi serait-on responsable toute sa vie de ses erreurs de jeunesse?
Propos « ridicules » et non « infamants »? Ce « ridicule » là n'a pas tué son auteur mais a conduit à la mort plus de 300000 juifs roumains. Et n'oublions pas que, comme l'atteste la lecture de ses mémoires et contrairement à ce que laisse entendre Paul Ricoeur, Mircea Eliade n'a jamais renié ses engagements de jeunesse7. En tenant ces propos sur Mircea Eliade, Ricoeur ne prenait-il pas les devants pour sa propre justification?
Et tout récemment, dans un entretien publié dans le magazine Lire8, Ricoeur, après avoir pris une fois de plus la défense de l'historien Nolte, attaquait la loi contre le révisionnisme en déclarant :
Il faut bien dire qu'il est très difficile d'écrire l'histoire avec la liberté d'un scientifique lorsqu'on a affaire à un événement qui est déjà jugé publiquement et même traité pénalement, parce qu'il y a des choses qu'on ne peut pas dire ni écrire sous peine d'être poursuivi en diffamation.
Ces propos d'obédience douteuse ont de quoi surprendre. Il démontrent en tout cas une continuité dans la pensée de leur auteur et l'absurde de la situation où un admirateur des « idées allemandes », pétainiste, bien peu regardant sur ses amitiés, est devenu « l'autorité morale de la philosophie française ».
1Paul Ricoeur, les sens d'une vie , par Francois Dosse, Editions La Découverte, Paris 1997.
2Entretien avec le philosophe
Paul Ricoeur,
www.construire.ch/SOMMAIRE/9739/39entret.htm
3Dosse, op.cit. , pp. 84-89.
4Dosse, op. cit. pp. 535-538.
5Cité dans La Shoah en Roumanie , Carol Iancu, Université Paul-Valéry - Montpellier, 1998.
6Entretien avec le philosophe Paul Ricoeur, supra .
7Mircea Eliade, Mémoire II, Les moissons du solstice , Paris 1988.
8Lire, octobre 2000.