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Le Talmud, le folklore et le symbole

Le Talmud, le folklore et le symbole1



Les lignes qui suivent n'ont pas pour objet de présenter une doctrine, encore moins le Talmud dans son contenu, mais simplement de décrire une méthode, une approche, un regard : la méthode employée par le Talmud et ses commentateurs dans l'examen des problèmes qu'ils soulèvent, l'approche talmudique des textes de la Torah et notamment des commandements, le regard porté par le Talmud sur la réalité, sur le monde ?

Conséquence de la modestie de notre sujet : presque aucune érudition préalable n'est requise. La méthode et l'approche adoptées par le Talmud transparaissent à chaque ligne, se manifestent dans toutes les questions examinées ; il suffit donc d'ouvrir le Talmud presque au hasard pour les découvrir. Un point cependant fait problème et doit être signalé : l'optique talmudique heurte nos habitudes de pensée et d'action. Elle nous engage dans une modalité d'existence en rupture avec celles auxquelles l'idée de « religion » et même celle de « judaïsme » sont généralement associées ; une modalité qui ne se définit ni par la valorisation du folklore et du mythe, ni par l'obéissance formelle à des règles d'action, ni par la transfiguration symbolique du quotidien, ni par l'appel aux ressources infinies de l'imagination et de la sensibilité. Aussi, quelques précautions sont-elles nécessaires. Tout d'abord, indiquons qu'aucune des idées qui vont suivre n'est véritablement originale. Voici, parmi beaucoup d'autres, trois sources où elles figurent explicitement : l'ensemble des écrits du Maharal de Prague2, diverses analyses de Rav Nahman Krokhmal dans le Guide des égarés de ce temps (More nevoukhe hazman) ; un livre remarquable de Rav Soloveitchik, intitulé l'Homme de la loi (Ich hahalakha) .

D'autre part, si le Talmud est une base essentielle du judaïsme, il n'en est pas la seule expression. Parallèlement au Talmud, la tradition se manifeste sous des aspects variés : la pensée théologique du Moyen Age, la littérature de la Kabbale, domaine infiniment riche, les multiples écrits hassidiques, notamment ceux produits par l'Ecole de Habad, sont d'autres expressions authentiques de la tradition juive et distinctes du Talmud. Cette énumération doit suffire à marquer les limites dans lesquelles je me situe. Mon objectif est de décrire l'attitude talmudique dans son originalité propre, en écartant toute prétention de réduire la pensée juive au Talmud, même s'il en constitue un aspect essentiel. Il s'agit seulement de cerner la spécificité de l'approche talmudique.

Le Talmud proprement dit a été rédigé au Ve siècle de notre ère et constitue la synthèse d'un travail d'environ 800 ans. Dès l'origine, les talmudistes se sont trouvés devant des traditions écrites et orales nombreuses ; des lois et des coutumes multiples régissaient la vie du peuple juif, certaines universellement répandues, d'autres plus localisées. Le travail des talmudistes a consisté en premier lieu à trier, clarifier, systématiser et développer ce qui devait l'être. Mais l'originalité du Talmud ne se réduit pas à ce travail de mise en ordre. Elle se situe à un niveau plus profond. Je vais montrer que le propre du Talmud est de dégager les implications conceptuelles du système des lois de la Torah et surtout de définir un mode spécifique de relation entre le concret et l'abstrait. Ces deux points s'éclairciront au fur et à mesure de notre investigation qui sera fondée sur l'analyse d'un exemple : partant d'un texte législatif de la Torah, j'examinerai ce qu'il devient dans la Michna, puis comment il est compris par la Guemara.

Dans l'Exode3, nous lisons :

Si quelqu'un met à découvert ou creuse une fosse et ne la recouvre pas, et s'il y tombe un taureau ou un âne, le propriétaire de la fosse devra payer en argent... Et si un taureau appartenant à quelqu'un heurte le taureau de son prochain et qu'il meure, ils vendront le taureau vivant, ils diviseront l'argent et diviseront aussi le mort ; mais s'il est connu que ce taureau est encorneur depuis hier ou avant-hier et que son propriétaire ne l'a pas gardé, il paiera le taureau à la place du taureau...

Si quelqu'un fait paître [son bétail] dans un champ ou dans une vigne ou qu'il envoie son bétail paître dans le champ d'autrui, [avec] le meilleur de son champ et le meilleur de sa vigne il paiera [le dommage causé].

Si un feu sort et rencontre des buissons ou si est consumée une meule, la moisson ou le champ [d'autrui], l'auteur de l'incendie devra payer [les dommages de] l'incendie.

Ainsi, ce texte définit essentiellement trois sources de dommages : l'accident, dont l'origine est une fosse, vraisemblablement mal placée, le dommage causé par le taureau, et les destructions par incendie. Comme à l'accoutumée, le texte de la Torah contient de nombreuses imprécisions, des mots inutiles, des répétitions. Il n'a visiblement pas la prétention d'être systématique. Il est descriptif, concret et parle à l'imagination.

Que devient ce texte dans la Michna, premier code de lois rédigé comme tel de la tradition juive ? Voici le début du traité Baba kama 4:

Il y a quatre principes de dommages : le taureau, la fosse, la dent et l'incendie. Le taureau n'est pas comme la dent et la dent n'est pas comme le taureau ; l'un et l'autre en lesquels il y a un souffle de vie ne sont pas comme le feu en lequel il n'y a pas de souffle de vie ; ces [trois premiers] dont c'est la voie d'aller endommager ne sont pas comme la fosse dont ce n'est pas la voie d'aller endommager ; leur côté commun [à tous] est que leur voie est d'endommager ; leur garde t'incombe, et s'il a endommagé, l'endommageur doit rembourser le dommage du meilleur de sa terre.

Ce passage de la Michna appelle deux observations. Il convient d'abord de constater que la Michna ne se contente pas d'énumérer les principes de dommages ; elle les classe suivant un principe général et les hiérarchise, ce qui constitue clairement une nouveauté par rapport au texte de la Torah. Le critère de classification utilisé est le caractère plus ou moins dynamique de la cause du dommage : le taureau et la dent désignent les dommages causés par un être vivant, puis vient le feu, qui n'est pas animé mais est mobile, enfin, la fosse est une cause de dommage purement passive.

Ainsi, la Michna n'hésite pas à classer les dommages dans un ordre différent de celui dans lequel ils apparaissent dans la Torah ; cela afin de leur imposer un ordre, de les définir par des caractéristiques générales. Toutefois, cette mise en ordre, cette division entre êtres animés, mobiles et immobiles, ne constitue pas encore une analyse théorique du phénomène de dommage en tant que tel, analyse qui n'apparaîtra que dans la Guemara. Le concept abstrait, le dynamisme est surtout ici un instrument de classification.

Une deuxième observation, plus importante, est relative à la dernière phrase du passage cité : Leur côté commun est que leur voie est d'endommager, leur garde t'incombe et s'il a endommagé, l'endommageur doit rembourser le dommage du meilleur de sa terre . La Michna abandonne ici les exemples concrets dont elle est partie pour énoncer un pur principe juridique : celui à qui incombe la garde d'un objet pouvant être source de dommages doit rembourser les dommages causés. A la base du droit juif (comme à la base de tout droit constitué) se trouvent des principes généraux dont découlent de multiples lois et règles de jurisprudence. En l'occurrence, le principe énoncé dans la Michna est voisin du principe correspondant du Code civil français dont l'article 1384 énonce :

On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses que l'on a sous sa garde.5

Comment le principe général est-il apparu dans la Michna ? A l'évidence, par abstraction à partir de cas particuliers. Les cas énumérés par la Torah ne constituent pas pour la Michna une liste de causes de dommages, mais sont des exemples d'application d'un principe général. Ce n'est pas parce qu'une cause de dommage peut être rattachée d'une façon ou d'une autre au taureau, à la dent, au feu ou à la fosse, que l'on est tenu de rembourser le dommage. L'obligation de remboursement naît d'un facteur commun au taureau, à la dent, au feu et à la fosse : ce sont des sources de dommages « dont la garde t'incombe ».

La méthode d'induction employée ici se rencontre constamment dans le Talmud et en constitue une structure essentielle. A chaque page, le Talmud extrait des principes unificateurs et dégage des notions abstraites de lois à première vue distinctes. Après l'analyse talmudique, les lois traditionnelles, écrites et orales, apparaissent comme autant d'exemples concrets, autant de cas particuliers de principes généraux et abstraits.

Partant de l'analyse descriptive des causes des dommages faite dans la Torah, la Michna en établit donc une première classification, puis en induit un principe juridique général et abstrait. Ce résumé suscite cependant une interrogation. Si les exemples donnés par la Torah n'ont d'autre utilité que d'en extraire un principe général qui les transcende, ils se trouvent a posteriori être inutiles. Une fois dégagé leur caractère commun, la diversité initiale pourrait être oubliée. Les cas concrets décrits par la Torah ne seraient plus alors que des illustrations, n'auraient d'autre valeur que pédagogique. Il n'en est rien et la Guemara6, dans son développement, va revenir sur les exemples de la Torah et dévoiler leur importance en eux-mêmes :

Nos maîtres ont enseigné : trois principes [de dommages] ont été dits à propos du taureau : la corne, la dent et le pied... Les dérivés de la corne, quels sont-ils ? Ce sont : le heurt, la morsure, le piétinement et la ruade... Comment ! La morsure n'est-elle pas un dérivé de la dent ? Non, dans le cas de la dent, le dommage est lié à un profit, dans le cas de la morsure, il n'y a pas de profit à son dommage. Mais le piétinement et la ruade ne sont-ils pas des dérivés du pied ? Non, le dommage du pied est courant, ceux-là [le piétinement et la ruade] leur dommage n'est pas courant... La corne, son « intention » est d'endommager... La fosse a vocation de causer un dommage dès qu'elle est creusée... Le feu, une autre force [le vent] lui est associée...

Ainsi, la Guemara a commencé par citer un enseignement qui se concentre sur les seuls dommages causés par le taureau, en y distinguant trois types de dommages : celui causé par la corne, celui causé par la dent et celui causé par le pied. Puis, précisant encore plus, la Guemara se limite au premier type, au dommage causé par la corne. Elle demande : quels sont les dérivés de la corne ? Elle en énumère quatre : le heurt, la morsure, le piétinement et la ruade. Et ici apparaît l'intention véritable de la Guemara. Spontanément, nous aurions estimé que la morsure entre dans la catégorie « dommages de la dent ». Erreur ! « Dommage de la dent » ne doit pas se comprendre au sens physique, au sens concret du terme. La dent n'est pas la dent. Dommage causé par la dent signifie dommage lié à un profit7. L'animal retire un profit du dommage qu'il cause avec sa dent : il satisfait son appétit et se nourrit. Au contraire, la morsure ne donne pas de profit. Bien qu'elle soit effectuée concrètement avec la dent, la morsure ne saurait être répertoriée dans le chapitre « dommages de la dent ».

De même la Guemara énonce que la ruade est un dérivé de la corne. Spontanément nous aurions dit que le dommage causé par ruade se rattache aux « dommages du pied ». Nouvelle erreur ! Le pied n'est pas le pied. « Dommage du pied » ne doit pas se comprendre dans son sens premier. « Dommage du pied » signifie un incident dont le risque est constamment présent. L'animal marche, et à chaque pas, il peut heurter des objets et les briser. La ruade, au contraire, est un phénomène relativement rare ; elle suppose des circonstances particulières, par exemple que l'animal soit excité ou contrarié ; elle ne résulte pas du mode d'exister courant de l'animal. Par conséquent, bien que concrètement la ruade s'effectue avec le pied, elle ne doit pas être répertoriée sous le titre « dommage du pied ».

Il nous faut préciser maintenant le mieux possible la relation nouvelle entre le concret et l'abstrait qui apparaît ici. Il ne s'agit plus seulement d'utiliser le concept abstrait comme instrument de classification ni de dégager par induction un principe général à partir de cas particuliers. L'analyse talmudique inaugure une nouvelle relation à bien mettre en évidence. « Dommage de la dent » signifie par définition dommage auquel est attaché un profit. Mais la dent n'est pas seulement un exemple parmi d'autres ou un symbole de la notion abstraite introduite.

Tout d'abord, elle en est le prototype, ce qui est déjà plus qu'un simple exemple : c'est un exemple privilégié, une situation où ce type de dommage apparaît dans sa pureté. L'animal broutant dans le champ du voisin est le modèle même d'un dommage lié à un profit. De même, l'animal brisant des objets en marchant est le prototype d'une situation où le risque de dommage est permanent, où il résulte du mouvement normal de l'existence et n'est pas dû à des circonstances spécifiques. L'existence comme telle, l'existence dans sa « marche » quotidienne est génératrice de dommages. Un prototype est plus qu'un simple exemple ou une illustration. Le caractère concret de l'objet prototype ne peut être éliminé ; il n'est pas un support occasionnel quelconque de la notion abstraite correspondante ; il la représente « par excellence ».

Toutefois, cette notion de prototype ne rend pas encore entièrement compte de la démarche talmudique. Elle est toujours teintée de pédagogie et de symbolisme. Le prototype reste un exemple construit plus ou moins artificiellement en vue d'un enseignement ; sa relation avec le concept abstrait est encore, au moins dans une certaine mesure, une relation de renvoi symbolique. Or pour le Talmud, au terme de son analyse, l'écart entre le concret et l'abstrait s'estompe. La dent du taureau brouteur, la dent concrète, est indissolublement liée à une caractéristique abstraite : être cause de dommage pour un profit. Etre cause de dommage pour le profit constitue l'essence même de la dent. Ou pour le dire autrement : le concret perçu par le talmudiste est immédiatement muni d'une structure abstraite. L'épaisseur du concret est d'emblée traversée par des déterminations conceptuelles. Le rôle de l'étude est de dégager ces déterminations.

De même, le pied n'est pas un prototype artificiellement construit, le symbole du dommage attaché à la marche de l'existence. Au contraire, être générateur permanent de dommage définit l'essence même du pied du taureau.

Pour être encore plus clair, prenons un exemple extérieur au Talmud. Considérons une pomme qui tombe, phénomène éminemment concret. Pour le physicien, dans ce phénomène, se manifeste la loi de la pesanteur. La pomme qui tombe ne renvoie pas à la loi de la pesanteur de manière symbolique. On ne dira pas que la pomme qui tombe est le « symbole » de la loi de la pesanteur ni même qu'elle en est le « prototype ». On dira, au contraire, que la loi de la pesanteur se manifeste dans la chute de la pomme. Elle est l'essence abstraite de ce phénomène, essence cachée derrière l'apparence sensible. L'oeil avisé du physicien perçoit d'emblée le réel traversé et régi par des lois abstraites.

De même, au travers de la dent du taureau brouteur se manifeste le principe du dommage lié à un profit. Ce principe constitue l'essence même de cette dent. Le concret de la dent qui mange est d'emblée traversé par une détermination abstraite8.

Avant de poursuivre, résumons brièvement les conclusions auxquelles nous sommes parvenus. Pour le Talmud, l'abstraction n'est pas seulement un instrument de classification des phénomènes concrets ni l'aboutissement d'une induction à partir de la multiplicité des données sensibles. De plus, le concret ne renvoie pas à l'abstrait de manière symbolique ou comme élément de montage pédagogique. L'optique talmudique consiste à voir le réel d'emblée traversé et animé par une structure abstraite.

On pourrait développer des considérations identiques à propos de la corne, du puits, du feu, où se révèlent d'autres modalités du dommage. En fait, dans la suite de son analyse, la Guemara est encore beaucoup plus précise puisqu'elle aboutit à 24 principes distincts, sans compter les dérivés.

Quittons maintenant les dommages pour examiner comment le Talmud étend sa méthode à toutes les lois de la Torah, qu'elles soient ou non d'ordre civil. Pour la commodité, bien que ce soit quelque peu impropre, je désignerai par le terme « commandements » les lois extérieures au domaine civil, telles que les lois alimentaires, lois du shabbat, lois sur la sexualité9...

Les manières habituelles d'envisager les commandements peuvent être variées. Décrivons en d'abord quelques-unes, les plus courantes, afin de dégager ensuite sur un exemple ce qui distingue l'approche talmudique.

Idée de base : le commandement est une règle de conduite. La Torah nous impose d'accomplir certains actes et nous en interdit d'autres. Les commandements constituent la discipline imposée au peuple juif par la Révélation, par les autorités traditionnelles ou les règles de vie que le peuple juif a spontanément adoptées au cours de son histoire. La valeur d'une discipline réside déjà en elle-même, dans le seul fait qu'il y ait discipline, que l'existence soit réglée, qu'un ordre soit imposé à la spontanéité de l'être, au débordement des forces vitales. Dans cette approche, l'essentiel est que certains actes soient prescrits, que d'autres soient prohibés.

A partir de là, il y a diverses façons de valoriser cette discipline formelle. On peut d'abord la charger d'une valeur de folklore ou de tradition. La pratique des commandements constitue la manière juive d'exister. Les abandonner signifie s'assimiler, trahir nos coutumes propres au profit de moeurs étrangères. Au contraire, l'accomplissement des actes prescrits maintient notre identité, préserve le lien entre les générations et présente au monde extérieur l'image d'une existence juive fermement établie, d'un peuple juif veillant jalousement au respect de ses traditions.

Une autre direction, pour valoriser la discipline de la loi, consiste à la charger de sens symbolique. Les obligations pratiques, les actes prescrits renvoient alors à une autre réalité, laquelle est purement spirituelle. L'acte prescrit devient support pour une idée qui le transcende. Il est le correspondant, dans le « monde d'en-bas », d'une réalité du « monde d'en haut ». Sa réalisation concrète se justifie comme appel à la réflexion. Son rôle ultime est de provoquer prise de conscience et méditation.

Le Talmud conduit à une approche nouvelle des commandements qui ne se réduit à aucune de celles qui viennent d'être décrites. Ces différentes approches ont en effet pour caractère commun de définir les commandements comme un ensemble d'actes prescrits ou prohibés. L'étude talmudique conduit précisément à remettre en cause cette définition. Une fois passés au creuset talmudique, les commandements ne sont plus des actes prescrits ou prohibés. Mais ici, plutôt que de procéder par affirmations générales, il est préférable de partir d'un exemple. Cet exemple est intentionnellement choisi parmi les « cas sensibles », parmi les lois qui soulèvent interrogations ou critiques.

Il s'agit de l'interdiction du pain levé (hametz ) à Pâque. Il est bien connu que pendant les sept jours de Pâque, il est formellement interdit à un Juif de consommer du pain levé. Mais de plus, l'interdiction de consommer se prolonge en une interdiction d'en avoir chez soi. La Torah énonce10:

On mangera des pains azymes pendant sept jours ; on ne verra pas chez toi (lo yéraé lekha ) de pain levé ; on ne verra pas chez toi de levain, dans toutes tes frontières.

Aussi, les jours qui précèdent Pâque, nous recherchons le hametz et, la veille de Pâque, nous le brûlons joyeusement. Voilà une jolie coutume. Il paraît qu'en Alsace, la recherche du hametz était effectuée d'une manière tellement enthousiaste et démonstrative que l'habitude de nettoyer à fond les maisons s'était répandue hors de la communauté juive. Tel est le premier aspect du commandement : une discipline stricte dont l'accomplissement se charge de valeur folklorique, voire poétique.

Mais cette coutume peut aussi être munie de signification symbolique. Le hametz , le pain levé, est le symbole du mauvais penchant (le yetser hara ). La recherche méticuleuse du hametz signifie examen de conscience approfondi ; son élimination renvoie à la destruction du mal et au retour [au droit chemin] (techouva ). La veille de Pâque devient ainsi une sorte de deuxième Yom Kippour . Nous scrutons nos fautes, en prenons conscience, les éliminons de notre être ; tous les détails rituels de la recherche du hametz peuvent s'expliquer à travers ce symbolisme.

La lecture du Traité talmudique de Pessahim conduit à une nouvelle optique qui, sans être exclusive des précédentes, en est toutefois distincte. Nous y lisons11:

On ne verra pas « chez toi » doit en réalité être compris : du pain levé qui est « à toi », tu ne dois pas le voir, mais tu peux voir [du pain levé] qui appartient à d'autres.

Autrement dit, pour le Talmud, il n'y a aucune obligation de destruction, ni même d'éloignement physique du hametz . Le commandement consiste à n'en pas posséder, ce terme étant compris dans son sens le plus abstrait de propriété juridique. L'interdiction du pain levé ne consiste ni à détruire le hametz , ni même à ne pas en avoir chez soi pendant Pâque. Seule est prohibée la relation juridique de propriété qui lie l'homme au hametz . Le commandement ne porte pas sur un acte concret qu'il faudrait accomplir. Le commandement de la Torah porte d'emblée sur une relation abstraite entre l'homme et l'objet, en fait sur la relation la plus abstraite qui soit : la propriété au sens juridique du terme. La relation juridique de propriété qui nous lie au hametz doit être rompue pendant la durée de Pâque. Telle est l'essence du commandement de la Torah.

Cette optique permet de comprendre des règles paradoxales de prime abord. Ainsi, il est parfaitement licite de laisser un non-Juif consommer chez nous son propre pain. On prendra peut-être quelques précautions techniques pour ne pas risquer d'en consommer soi-même, mais cela est une considération annexe. Mieux encore : il nous est autorisé de conserver physiquement notre hametz chez nous, pourvu que la relation juridique de propriété qui nous liait à lui ait été rompue. D'où la règle courante consistant à donner pouvoir au rabbin pour vendre le hametz à un non-Juif. Dès lors que la vente est juridiquement valable, il devient inutile de détruire le hametz .

Souvent on entend dire que la vente du hametz serait une manière de « tourner » la loi. Que la « vraie » loi consisterait à détruire le hametz , mais que les rabbins auraient, par leur casuistique, inventé une façon d'échapper à sa rigueur. Cette critique résulte d'une incompréhension du sens et de la définition de la loi. La « vraie » loi, la loi dans son fondement, porte sur la relation juridique abstraite qui nous lie au hametz . Et c'est pour être sûr de bien l'appliquer qu'habituellement nous détruisons le hametz partout où il se trouve. Les actes concrets de recherche et de destruction du hametz ne viennent que pour assurer l'établissement d'une nouvelle relation dont l'essence est purement conceptuelle. Ayant détruit le hametz , nous sommes assurés de ne plus le posséder. Mais une vente juridiquement valable est également une modalité de mise en oeuvre de la loi. Loin de constituer une ruse en vue d'échapper aux exigences de la loi, la vente du hametz est basée sur la définition même du commandement, sur son sens le plus fondamental.

Ce qui a été dit de l'interdiction du hametz se retrouve à propos de tous les commandements. L'étude talmudique conduit à une nouvelle façon de les considérer. Le commandement n'est ni une règle pratique, ni un geste à signification symbolique. Il porte d'emblée sur la structure abstraite de la réalité. Le commandement ordonne les relations, définies dans leur pureté conceptuelle, entre l'homme et le monde, entre l'homme et autrui. Le folklore, la coutume, la règle pratique, les actes, le symbole, viennent en complément, en surimpression pour concrétiser, aménager, orner ce point de départ solide qui se tient dans les hauteurs du concept pur.

Le retour au quotidien, à la vie communautaire, pose alors un problème qu'il nous faut brièvement évoquer. On peut le formuler ainsi : cette optique abstraite est-elle accessible à tous, dans les conditions concrètes de l'existence juive et compte-tenu du degré de développement observable de l'esprit humain ? Il ne s'agit pas de suggérer une attitude mandarinale réservant jalousement et par principe l'enseignement de la vérité la plus haute à une élite choisie, option que la tradition juive a toujours refusé. Mais le problème pédagogique pratique reste entier. Les contraintes sociologiques et économiques de fait sont-elles compatibles avec un accès généralisé et immédiat à la pensée abstraite ? Nous rencontrons dans la réponse donnée à cette questions l'une de ces controverses dont les talmudistes sont coutumiers.

D'un côté, pour le Maharal de Prague et son école, la Torah et les commandements perdent tout sens s'ils ne sont sous-tendus par l'abstraction talmudique. Quelles que soient ses difficultés, elle doit être enseignée de la façon la plus large. Pour d'autres, au contraire, tel Rimigach 12, une telle voie est irréaliste. Un chef de famille, chargé de soucis, préoccupé par l'âpreté de la subsistance quotidienne, ne peut s'engager dans l'étude de principes et de concepts purs. Il lui faut avant tout connaître les règles pratiques d'application de la loi. Il doit savoir vivre avant de vivre dans le savoir. Il suffit que le fondement conceptuel de la loi soit présent de fait dans les actes qu'il accomplit. Cette controverse entre écoles de talmudistes se poursuivra certainement jusqu'à l'arrivée du Messie, et il n'est pas de ma compétence de la trancher ou, comme on dit, « de faire entrer ma tête entre deux montagnes ».

Mais pourquoi le Talmud a-t-il choisi un chemin si rigoureux assummant ainsi le risque de se couper de l'affectivité populaire ? Risque qui d'ailleurs s'est effectivement traduit par des contestations plus ou moins radicales aux différentes étapes de l'histoire du peuple juif. On peut répondre que la forme qui a été choisie est la seule adéquate à l'objectif poursuivi : le projet talmudique se définit et se centre autour de l'éthique. Mise en ordre de la relation de l'homme à autrui, définition de principes de droit rendus indispensables par la multiplicité des personnes, mise en oeuvre d'un processus de perfectionnement individuel et collectif dont l'étendue et le nombre de dimensions sont infinis. Ce projet éthique ne trouve pas son achèvement dans de généreuses déclarations d'intentions. Il ne se réalise pas par le seul appel au dialogue, à la bonne volonté ou à la non-violence. L'éveil des bons sentiments qui lui est nécessaire doit se prolonger par l'étude réfléchie de problèmes sans cesse renouvelés. Tant dans sa définition que dans sa mise en oeuvre, le projet éthique implique fusion intime de l'abstrait le plus pur et du concret le plus trivial. En d'autres termes, le projet éthique est science.

Dans les sciences exactes, le progrès a conduit à l'emploi de concepts de plus en plus élaborés, parfois rebelles à la représentation par image. Initialement, au XVIIe siècle, Viète était contesté pour avoir introduit des coefficients littéraux dans les équations. Ce procédé nous est maintenant familier à tous. L'abstraction mathématique et les modèles physiques sont entrés dans les moeurs.

Dans le domaine qui leur est propre, les talmudistes ont en quelque sorte anticipé le mouvement. Ils ont établi d'emblée la recherche éthique à son niveau conceptuel, le seul adéquat à son objet. Comme l'a fait remarquer le Rav Kook13, il fallait que l'appel généreux du prophète (le navi ) soit complété par l'oeuvre de pensée du savant (le hakham ). Peut-être cette oeuvre doit-elle à son tour déboucher sur un renouveau prophétique ; mais laissons cette question ouverte.

En conclusion, au-delà d'un travail de clarification et de synthèse de la loi juive, le Talmud en a dégagé les implications conceptuelles. Il représente d'abord le passage d'un code de lois à un ensemble de principes et de notions abstraites. A partir de règles de conduite d'apparence pragmatique, il construit ou dégage un modèle théorique. Mais surtout il inaugure un nouveau mode de relation entre le concret et l'abstrait, nous engageant dans une vision de la réalité et dans une action où leur distance s'estompe. Le Talmud applique sa méthode aussi bien dans la construction du droit que dans la définition de l'interdit et du permis. Les actes associés aux commandements de la Torah n'en constituent plus la définition mais la conséquence. Centré sur le projet éthique, le Talmud le situe à son niveau adéquat, celui du concept. En un mot, qu'est-ce que le Talmud ? C'est le métaphysique dans la vie quotidienne.


Notes:

1Communication au XXIIIe Colloque des intellectuels juifs de langue francaise, publiée dans Israël, le judaï sme et l'Europe , collection Idées, Gallimard, 1984.

2Cf. en particulier le chapitre "Le chemin de la Torah" dans Netivot Olam .

3Exode, 21-33.

4Page 2a.

5Observons toutefois qu'une analyse plus fouillée mettrait en évidence des différences entre le droit juif et le droit francais relativement à la responsabilité du « gardien ».

6Traité Baba kama , 2b.

7Littéralement : iech hanaa lehezeka , « il y a un profit à son dommage ».

8Cette approche du réel a une conséquence pour la rédaction juridique. Le Professeur Asher Goulak, dans ses travaux de comparaison entre droit romain et droit talmudique, a montré en détail comment l'utilisation de termes concrets dans un sens purement conceptuel est une caractéristique propre de la pensée talmudique (cf. son livre les Fondements du droit hébreu (Iessodei hamichpat haivri) ).

9Rappelons que le Talmud distingue « lois sur l'argent » (dine mamonot ) et « lois de l'interdit et du permis » (dine issour veheter ).

10Exode, 13-7.

11Page 5b.

12Rabbi Joseph Bar Méir, talmudiste d'Espagne, décédé en 1141, élève principal de Rabbi Isaac Alfassi.

13Cf. son ouvrage Lumières (Orot) .


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On 5 Nov 2000, 14:05.