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Emmanuel Levinas et la technique}

Emmanuel Levinas et la technique

 

Emmanuel Levinas a souvent évoqué le rôle et le sens de la technique moderne. Je me propose de montrer comment ce qu'il en dit s'intègre au cadre général de sa philosophie. Accessoirement, je mettrai en regard les thèses de Levinas et celles de Heidegger ou plus précisément de ce qu'on a appelé le second Heidegger2.

Avant toute philosophie

Depuis la guerre 14-18, les philosophes voient souvent la technique d'un mauvais oeil. Le traumatisme de la première guerre mondiale a mis à mal la perspective d'un progrès sans recul de la civilisation qui serait garanti par le développement des sciences et des techniques. L'optimisme, voire l'enthousiasme, de Bacon, de Descartes, de Condorcet et des positivistes, a laissé place à un kaléidoscope de sombres prévisions.

Avant même toute philosophie, Levinas refuse de s'engager dans cette voie. Il connaît évidemment les dangers que recèle la technique, mais cela ne l'empêche pas de brocarder la mode du «non à la technique » :

[...] la mode qu'est devenu de nos jours le «non à la technique », à la technologie, à la technocratie (proféré comme par hasard, dans la presse et à la radio), mode par laquelle ce non participe au monde moderne dont il prétend se séparer3.

Nul n'est assez fou pour méconnaître les contradictions de la technique mais le bilan des pertes et des gains que l'on dresse habituellement ne repose sur aucun principe rigoureux de comptabilité. La condamnation de la technique est devenue une rhétorique confortable4.

Le préjugé favorable que Levinas accorde à la technique tient à ce qu'elle appartient à ces structures modernes de la conscience européenne, fille de l'universalisme des Lumières accueilli avec enthousiasme par les communautés juives. Que cet universalisme européen fasse excellent ménage avec la particularité juive, cela fait partie de ces évidences premières qui n'ont cessé d'habiter Levinas :

Les formes de la vie européenne ont conquis les israélites dans la mesure où elles reflètent l'excellence spirituelle de l'universalité, norme du sentir et du penser, source de la science, de l'art et de la technologie moderne, mais aussi de la réflexion et fondement des institutions rattachées à l'idéal de la liberté et des droits de l'homme5.

Les événements du siècle précédent, aussi tragiques qu'ils aient été, n'ont pas ébranlé cette conviction :

Personne ne saurait, certes, oublier les événements du XXe siècle : deux guerres mondiales, fascisme et holocauste. Les doctrines et les institutions d'Europe en sortent bien compromises. N'empêche que nous nous référons encore à elles en nous opposant à leur descendance monstrueuse et distinguons la perversion advenue à la mauvaise graine. Nous continuons à admirer les principes universels et ce qui s'en déduit en bonne logique6.

Cependant les fonctions que Levinas attribue à la technique vont bien au- delà de ce préalable et sont étroitement liées aux notions centrales de sa philosophie dont je vais rappeler le squelette en me limitant au strict nécessaire.

Levinas et l'éthique

Si on veut caractériser en trois mots la pensée de Levinas, on dira que Levinas est un philosophe qui a mis sur le devant de la scène les notions d'altérité, d'éthique et de responsabilité. Toutefois il ne faut pas se méprendre sur le sens de ces mots. L'impulsion éthique au sens de Levinas ne consiste pas en la recherche de telle ou telle perfection intellectuelle ou morale, par exemple la maîtrise des pulsions, un juste milieu dans le comportement, le primat accordé à la vie spirituelle, ou encore l'obéissance à un impératif dicté par la raison. Pour Levinas, l'impulsion éthique ne vient pas de moi ; elle procède de la révélation d'autrui, de l'autre homme. Et que signifie autrui ?

Autrui ne se définit pas par des propriétés, par son caractère, par telle ou telle aptitude, par sa situation sociale, par sa place dans l'histoire. Dès l'instant où j'ai qualifié autrui par un attribut, autrui en tant que tel s'est envolé. Autrui n'est pas un individu dans un genre, il n'entre pas sous un concept. Corollaire direct de cette non appartenance à un genre, autrui, «chaque autrui », doit être affirmé comme une unicité irréductible7.

D'autre part la relation à autrui, nous dit Levinas, est relation à l'infini. L'idée de l'infini est bien connue de la philosophie mais en tant qu'idée abstraite ou formelle. La relation à autrui est sa déformalisation. C'est dans la relation éthique que la relation à l'infini qu'est autrui se concrétise. Face à autrui, la liberté ne se comprend plus dans le registre de la puissance et de l'impuissance mais dans celui de la justice et de l'injustice. L'infinité d'autrui a pour corollaire une infinité d'obligations :

L'étendue des obligations à l'égard des hommes pleinement hommes n'a pas de limites. Selon le mot du rabbin lithuanien Israël Salanter : les besoins matériels de mon prochain sont des besoins spirituels pour moi8.

Cependant l'infinité des obligations à l'égard d'autrui doit immédiatement être nuancée car autrui n'est pas rencontré seul. Sa rencontre est toujours accompagnée ou suivie de celle du tiers qui n'est pas moins unique et pas moins infini. Sous peine de se nier elle-même, l'obligation à l'égard d'autrui, potentiellement infinie, doit être limitée. La bonté sans limite doit devenir justice. D'où, pour Levinas, une justification de l'Etat et des institutions autre que la seule conciliation des libertés en lutte, selon la tradition politique classique remontant à Hobbes9.

Enfin, dernier élément de ce panorama, à l'unicité d'autrui il faut ajouter l'unicité du moi en tant que responsable, chargé d'emblée d'une responsabilité à l'égard d'autrui qu'il est seul à pouvoir honorer.

Technique, nourriture et politique

Dans la ligne de ce qui précède, le sens premier de la technique, n'est pas à chercher loin :

la technique si contestée [...] est ce qui permettra un jour qu'on porte le pain à tous les hommes, les femmes et les enfants qui, sur cette terre et au loin ont faim.10

Cependant, ajoute Levinas, la technique ne peut, à elle seule, résoudre le problème de la faim dans le monde. Si l'humanité n'a pas encore réussi à le résoudre, cela n'est pas dû à une déficience de la technique mais à une déficience de l'organisation politique à laquelle la technique ne peut remédier. Evoquant dans l'une de ses lectures talmudiques le rite des «pains de proposition » exposés au Temple de Jérusalem, Levinas écrit :

Il y a dans tous ces symboles le problème même du rapport entre l'Esprit et la nourriture des hommes, ils rappellent le caractère politique11 du problème que, malgré les progrès de la pensée et de la technologie moderne, malgré l'Organisation des Nations unies et l'Unesco, la politique occidentale n'est pas arrivée à résoudre.

Chez Heidegger, la perspective est différente. Heidegger voit dans la technique moderne une réalité funeste tout en professant qu'il est illusoire de penser que l'homme pourrait s'en rendre maître. La technique ancienne accompagnait les processus naturels en les respectant. Au contraire, la technique moderne provoque et arraisonne la nature, elle la révèle comme un fonds de matières et d'énergie à extraire et à stocker12.

Le «vieux moulin à vin » mettait certes l'énergie de l'air à notre disposition mais non pour l'accumuler. Tout autre est le bassin houiller, sol réduit à être un entrepôt de minerai. Le paysan d'autrefois «cultivait » son champ, l'entourant de soins attentifs, confiant la semence aux forces de croissance et veillant à ce qu'elle prospère. Désormais la culture des champs, «l'agriculture motorisée » provoque la nature.

Ce n'est pas tout. L'homme lui-même est pris dans l'engrenage de cet arraisonnement et cela à un double titre. D'une part, il fait également partie du «fonds » : ainsi parle-t-on de «matériel humain » ou encore de «l'effectif des malades d'une clinique ». D'autre part, l'homme est lui- même sommé de sommer la nature. Le garde forestier est requis d'abattre le bois pour que soit livrée la cellulose réclamée pour fabriquer le papier nécessaire aux journaux. Poussant jusqu'au bout les conséquences de sa conception, Heidegger va jusqu'à écrire :

L'agriculture est aujourd'hui une industrie d'alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d'anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène13.

Technique et droits de l'homme

Le développement impétueux de la culture, des sciences et des techniques, n'est pas la seule nouveauté du monde moderne. Il en est une autre tout aussi marquante, c'est la notion de droits inaliénables de chaque personne humaine, de droits irrévocables qui n'ont pas à être conférés. Pour Levinas, le fondement des droits de l'homme dans leur caractère absolu se trouve dans l'unicité irréductible de chaque personne :

Droits de l'homme manifestant l'unicité ou l'absolu de la personne malgré son appartenance au genre humain ou à cause de cette appartenance.14

Cependant il ne suffit pas d'énoncer un principe. Les droits inaliénables n'ont de sens pour le vécu des hommes qu'avec leur élargissement à de multiples besoins très concrets : droit à la santé, au logement, à l'enseignement, au travail, au repos, en sont quelques exemples. La technique moderne, est une condition des droits de l'homme dans ce sens élargi, c'est là ce qu'affirme Levinas :

La science et les possibilités de la technique sont les premières conditions qui permettent d'assurer dans les faits le respect des droits de l'homme. Le développement des techniques [...] est probablement la modalité essentielle sous laquelle la pensée des droits de l'homme [...] s'élargit dans sa conception [jusqu'aux droits de l'homme] dans leur intégralité.15

L'élargissement empirique des droits inaliénables fondamentaux en une multiplicité de droits concrets pose de nouveaux problèmes. Tout d'abord, le progrès technique comporte des exigences d'organisation, notamment des limites à la liberté, qui peuvent compromettre jusqu'aux droits fondamentaux dont nous sommes partis. Cependant contrairement à certaines contestations irréfléchies, pour Levinas, les problèmes issus de la technique doivent trouver leur solution dans un approfondissement de la technique elle-même :

D'où une dialectique qu'on pourrait mener trop aisément jusqu'à la contestation ou à la condamnation de la technique, sans espérer une chance d'équilibre d'un éventuel retour de la science et de la technique sur elles-mêmes16.

Cependant les difficultés naissant de la technique mais solubles par la technique ne sont pas les seules pouvant affecter les droits de l'homme. Il existe un problème majeur, né du contenu accordé aux droits fondamentaux eux-mêmes, pour la solution duquel science et technique sont impuissantes.

La liberté est, avons-nous dit, un droit inaliénable de la personne humaine. Nous voici donc en présence d'une pluralité de volontés libres, ce qui soulève immédiatement la question de leur compatibilité. Les conflits qui en résultent ne peuvent être réglés que par la justice, par l'instauration d'un «droit » au sens premier du terme. Or, par essence, un tel droit obéit à des critères d'universalité. S'il évite la guerre de tous contre tous en vertu des limites apportées aux volontés qui s'opposent, il oublie nécessairement l'unicité irréductible de chaque personne :

Il existe une tyrannie de l'universel et de l'impersonnel, ordre inhumain quoique distinct du brutal. Contre lui, s'affirme l'homme comme singularité irréductible, extérieure à la totalité où il entre17.

L'unicité de chacun, fondement des droits inaliénables, exige la justice qui contredit cette unicité. Arrivés à ce point la science et la technique ne nous sont plus d'aucun secours. Dénouer ce noeud exige une modification profonde du schéma qui nous a conduit jusque là. Pierre angulaire de cette modification, la liberté ne saurait être comprise uniquement comme droit inaliénable à sa propre expansion, limitée seulement en vertu de la liberté également inaliénable d'autrui :

Mais, dès lors, dans la défense des droits de l'homme, il conviendrait de ne plus comprendre ceux-ci exclusivement à partir d'une liberté qui, virtuellement, serait déjà la négation de toute autre liberté et où, entre l'une et l'autre, le juste arrangement ne tiendrait qu'à une réciproque limitation18.

Qu'est-ce qu'une liberté qui ne se définit pas comme auto-affirmation du moi et expansion d'un pouvoir ? On l'a vu, c'est une liberté qui non seulement se sait possiblement ou peut-être essentiellement injuste mais, plus encore, est d'emblée obligée à l'égard du prochain, d'emblée investie par une responsabilité préalable à tout engagement.

Liberté dans la fraternité où s'affirme la responsabilité de l'un-pour- l'autre, à travers laquelle, dans le concret, les droits de l'homme se manifestent à la conscience comme droit d'autrui et dont je dois répondre. Se manifester originellement comme droits de l'autre homme et comme devoir pour un moi, comme mes devoirs dans la fraternité, c'est là la phénoménologie des droits de l'homme19.

Technique et paganisme

Le 12 avril 1961, Youri Gagarine entrait dans l'histoire comme le premier homme de l'espace. Ce fut pour Levinas l'occasion d'écrire un très beau texte, Heidegger, Gagarine et nous20. Texte qui, par delà le sensationnel de l'actualité immédiate, traite non pas des possibilités et limites de la technique moderne mais de son sens à l'échelle de l'histoire humaine. Prise de position nette où Levinas, indissociablement philosophe de son temps et Juif de toujours, s'attaque sans détours ni périphrases à Heidegger que par ailleurs il a pu désigner comme le plus grand philosophe du 20e siècle :

Je pense à un prestigieux courant de la pensée moderne, issu d'Allemagne et qui inonde les recoins païens de notre âme occidentale. Je pense à Heidegger et aux heideggeriens. On voudrait que l'homme retrouve le monde. Les hommes auraient perdu le monde. Ils ne connaîtraient plus que la matière dressée devant eux, objectée en quelque façon à leur liberté ; ils ne connaîtraient que des objets.

Que signifie «retrouver » le monde ? Heidegger n'a jamais suggéré le retour à une forme primitive d'existence ni même une quelconque proposition s'inscrivant dans le concret de la vie sociale. Qu'est-ce que cette retrouvaille ? Récapitulant l'esprit ou la lettre de textes de Heidegger, Levinas le décrit ainsi :

Retrouver le monde, c'est retrouver une enfance pelotonnée mystérieusement dans le Lieu, s'ouvrir à la lumière des grands paysages, à la fascination de la nature, au majestueux campement des campagnes ;

[...] c'est sentir l'unité qu'instaure le pont reliant les berges de la rivière et l'architecture des bâtiments, la présence de l'arbre, le clair-obscur des forêts, le mystère des choses, d'une cruche, des souliers éculés d'une paysanne, l'éclat d'une carafe de vin posée sur une nappe blanche.

Heidegger, c'est d'abord la négation de ce que la présence de l'humain ajoute à la nature.

Tout ce qui, depuis des siècles, nous apparaissait comme ajouté par l'homme à la nature, luirait déjà dans la splendeur du monde. L'oeuvre d'art - éclat de l'Être et non pas invention humaine - fait resplendir cette splendeur anté-humaine.

Plus encore, le langage, cette merveille qui pour Levinas est présence vivante du visage, manifestation dirigée par celui qui s'exprime, lieu par excellence du personnel déchirant la totalité, est pour Heidegger dévoilement de l'Etre anonyme. Ce n'est plus l'homme qui parle, c'est le langage, maison de l'Être, qui parle à travers l'homme, lequel n'en est que le gardien, le «berger »21 :

Le mythe se parle dans la nature elle-même. [...] Il faut que l'homme puisse écouter et entendre et répondre. Mais entendre ce langage et y répondre, ne consiste pas à se livrer à des pensées logiques érigées en systèmes de connaissances, mais à habiter le lieu, à être là. Enracinement.

Enracinement, le mot est prononcé, catégorie si importante, toujours si positivement qualifiée chez Heidegger et réitérée avec tant d'insistance. Par exemple, célébrant la terre souabe qui, au 18e et au 19e siècles a produit «de grands poètes et de grands penseurs », Heidegger énonce :

Johann Peter Hebel a écrit : «Qu'il nous plaise ou non d'en convenir, nous sommes des plantes qui, s'appuyant sur leurs racines, doivent sortir de terre, pour pouvoir fleurir dans l'éther et y porter des fruits ». Là où une oeuvre humaine, vraiment vigoureuse et saine, doit se former et se parfaire, c'est à partir des profondeurs du sol natal que l'homme doit pouvoir s'élever dans l'éther. «Ether » veut dire ici : [...] le domaine ouvert de l'esprit22.

Nous voici arrivés à la croisée des chemins : comment Levinas, héritier d'une culture juive millénaire qui ne doit rien à l'enracinement dans un sol natal, pourrait-il ne pas être allergique à de tels énoncés ? Et d'un autre côté, Heidegger est un géant de la pensée, Levinas le professe également. Pour sortir d'une pareille difficulté, il faut identifier la source qui perce à travers Heidegger, source qui lui donne une telle cohérence, jointe à un tel pouvoir de fascination. Levinas nous donne le diagnostic et tout devient clair :

La voilà donc l'éternelle séduction du paganisme, par delà l'infantilisme de l'idolâtrie, depuis longtemps surmonté. Le sacré filtrant à travers le monde, le judaïsme n'est peut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés, nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme. Le mystère des choses est la source de toute cruauté à l'égard des hommes23.

Il faut remarquer la radicalité du conflit. Enoncer que l'enracinement heideggerien est un paganisme, qu'il est l'image modernisée des bosquets sacrés, c'est dire en même temps qu'une telle doctrine, aussi prestigieuse soit-elle, doit être résolument rejetée.

Dès lors la technique est investie d'une signification de principe, au delà de ce qu'elle permet concrètement. L'exploit de Gagarine incarne directement, sans métaphore, une signification philosophique, l'affranchissement du «monde heideggerien » et des «superstitions du Lieu », puisque, tout simplement, dans son vaisseau spatial Gagarine a pu le quitter :

Mais ce qui compte peut-être par-dessus tout, c'est d'avoir quitté le Lieu. Pour une heure, un homme a existé hors de tout horizon, tout était ciel autour de lui, ou, plus exactement, tout était espace géométrique. Un homme existait dans l'absolu de l'espace homogène24.

La technique nous délivre des attachements terrestres, des «dieux du lieu et du paysage » dont elle nous a montré «qu'ils sont des choses, et qu'étant des choses ils ne sont pas grand-chose »25. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si Levinas va jusqu'à énoncer un certain parallélisme entre technique et judaïsme :

Le judaïsme n'a pas sublimé les idoles, il a exigé leur destruction. Comme la technique, il a démystifié l'univers. Il a désensorcelé la Nature. Il heurte par son universalité abstraite imaginations et passions. Mais il a découvert l'homme dans la nudité de son visage26.

Toutefois ce parallélisme a ses limites. Par sa destruction des dieux païens, «la technique sécularisatrice s'inscrit parmi les progrès de l'esprit humain. Mais elle n'en est pas la fin27. » Il nous faut donc préciser ce que jamais la technique ne peut.

Technique et relation interpersonnelle

Dans une leçon talmudique intitulée Le Pacte28 , Levinas s'interroge sur ce qui constitue la communauté, en tant que lieu de relations interpersonnelles. Qu'en est-il à cet égard de l'extraordinaire développement des moyens d'information ? «Chacun a l'impression d'être à la fois en rapport avec l'humanité tout entière mais aussi solitaire et perdu », nous dit Levinas. Pourquoi donc ce progrès fulgurant ne brise-t-il pas la solitude ? C'est, nous dit Levinas de façon précise, parce que la relation que permet la technique s'accompagne inévitablement d'un élément d'anonymat :

On s'aperçoit que les progrès mêmes de la technique, qui mettent tout le monde en relation avec tout le monde, comportent des nécessités qui laissent les hommes dans l'anonymat. Des formes impersonnelles de la relation se substituent aux formes directes29.

Que signifie cette relation interpersonnelle «directe » évoquée par Levinas ? On peut penser à la nation ou, mieux encore, à la famille, communautés plus limitées dans lesquelles des proximités concrètes rapprochent leurs membres. Cela ne satisfait pas Levinas :

Le cadre des Etats et des nations est, certes, moins abstrait que celui de la planète, mais reste encore trop large, et les liens universels de la loi assurent le côte à côte des hommes plutôt que leur face à face. Même dans la famille, les rapports humains sont moins vivants et moins directs du fait de la multiplicité des systèmes où chacun est pris.

On pourrait encore penser à une société étroite, une société marginale «dont les membres se connaîtraient les uns les autres », pourraient «se voir et se fréquenter ». Mais demande ironiquement Levinas : «Notre socialité s'accomplira-t-elle dans une société de dimanche et de loisirs, dans la société provisoire du club ?»

Il faut viser plus haut, très haut, «au risque de renverser certaines notions qui au sens commun et à la sagesse des nations semblent les plus évidentes. »30

Réunis sur les montagnes de Garizim et de Hebel, les 603550 Israélites ont conclu une Alliance autour de la loi révélée, la Thora annoncée en soixante-dix langues, une Thora qui «est à tout le monde », commente Levinas. Est-ce bien «une » Alliance ? Non point, répond le Talmud, qui ne renâcle pas devant une multiplication. Le nombre d'alliances conclues ce jour là se monte à 603550 x 603550 x 48. Que signifie cette arithmétique qu'on aurait tort d'assimiler à une facétie ? C'est que chacun est non seulement responsable pour lui-même, mais est également responsable pour chacun et même responsable des responsabilités de chacun, et cela pour chacune des 48 dimensions de la Loi. Qu'importe si la logique formelle n'y trouve pas son compte : le processus «ne finira jamais, chacun ayant toujours une responsabilité de plus qu'autrui »31. C'est ainsi, et peut-être seulement ainsi, que la «société est aussi communauté ». Mais je préfère laisser le dernier mot à Levinas :

A l'infini, derrière la responsabilité reconnue à tous pour tous, surgit le fait que je suis encore responsable de cette responsabilité, dans la société de la Thora ! C'est un idéal, mais un idéal que suppose l'humanité de l'humain. Dans l'Alliance pensée jusqu'au bout, dans une société qui déploie toutes les dimensions de la Loi, la société est aussi communauté32.


Footnotes:

1Intervention au Colloque Emmanuel Levinas et l'Europe des idées limites, Adapes, 12 janvier 2006.

2 A cet égard, je tiens à remercier vivement Jean-Michel Salanskis pour toutes les lumières dont il m'a fait bénéficier, soit directement dans des conversations, soit à travers la lecture de son beau livre Heidegger (Les Belles Lettres, 1997), ouvrage qui, fait assez rare, concilie clarté et extrême acuité de la réflexion.

3Noms propres, p. 145, Fata Morgana, 1976.

4Dieu, la mort et le temps (DMT), p. 194, Grasset, 1993, Edition en Livre de poche.

5L'au-delà du verset (ADV), p. 229, Editions de Minuit, 1982.

6ADV, p. 230.

7On prendra donc garde en particulier à ne pas confondre la notion de droit de l'homme résultant de l'unicité de chaque personne et celle de droit à la différence qui implique l'appartenance à tel ou tel ensemble particulier.

8Du sacré au saint, p. 13, Editions de Minuit, 1977.

9Cf. Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, p. 199 et suivantes, Martinus Nijhoff, La Haye, 1974.

10A l'heure des nations, p. 10, Editions de Minuit, 1988.

11C'est moi qui souligne.

12Heidegger a développé en détail sa position dans l'article La question de la technique, traduit dans Essais et conférences, Gallimard, 1958.

13GA, 79, 27 cité avec références dans Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie par Emmanuel Faye, p. 490. Certains commentateurs ont pu s'indigner de ces comparaisons et les qualifier de «scandaleuses », «intolérables », «insoutenables » ou autres adjectifs (cf. notamment l'ouvrage par ailleurs digne d'intérêt de Lacoue-Labarthe, La fiction du politique). Outre qu'il soit rare qu'un adjectif constitue par lui-même un argument, c'est faire bon marché des axiomes qui fondent la pensée de Heidegger et dont il déploie jusqu'au bout les conséquences. Dès lors que l'homme est perçu comme élément de la nature, disons comme un arbre, les énoncés de Heidegger témoignent simplement de la cohérence de sa pensée. Or on verra plus loin qu'il en est bien ainsi.

14Hors sujet (HS), p. 177, Fata Morgana, 1987. Noter l'extrême précision de la formule, avec son ambiguïté voulue. Levinas rappelle ici un texte talmudique où cette idée est clairement formulée : Grandeur du Saint-béni- soit-Il : voici l'homme qui frappe de la monnaie d'un même sceau et obtient des pièces toutes semblables entre elles ; mais voilà le Roi des rois, le Saint-béni-soit-Il, qui frappe tous les hommes par le sceau d'Adam et aucun ne ressemble à l'autre. (Traité Sanhédrin, 37a).

15Hors sujet (HS), p. 180, Fata Morgana 1987.

16HS, p. 182.

17Totalité et infini, p. 219, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.

18HS, p. 185.

19HS, p. 187.

20Information juive, 1961, repris dans Difficile liberté (DL), Albin Michel, 1963, p. 255.

21Cf. entre autres : «En vérité, c'est la langue qui parle et non l'homme. L'homme ne parle que dans la mesure où il correspond à la langue. », Hebel, page 41, Questions III et IV, Gallimard, Edition de 1976.

22Sérénité, ibidem, p. 138.

23DL, p. 258.

24DL, ibidem.

25Dieu, la mort et le temps (DMT), p. 194, Grasset et Fasquelle, Livre de poche, 1993.

26DL, ibidem.

27DMT, ibidem.

28ADV, p. 87.

29ADV, p. 88.

30Phrase surprenante, quasi-prophétique, écrite par Levinas en 1935, à l'aube de son itinéraire philosophique, dans l'article De l'évasion, Recherches philosophiques, Volume V, réédité par Fata Morgana, 1982.

31ADV, p. 106.

32Ibidem.


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On 24 Apr 2006, 17:25.