Qu'il me soit tout d'abord permis de saluer ici la mémoire de trois
philosophes qui étaient mes aînés, mes maîtres, mes amis: Jean Wahl, esprit
agile, intelligence acérée qui piquait de son dard paralysant les énoncés
les mieux étayés; Jean Wahl expert en paradoxes, dont l'immense savoir
s'émiettait en propos syncopés, et chez qui la négativité méphistophélique
était l'envers d'un désir du concret et de l'immédiat transmués en beauté
poétique et artistique; Vladimir Jankélévitch jongleur de pensées, virtuose
de la parole et de l'écrit, musicien aux écoutes d'un presque rien qui
serait le chant de l'âme ou le secret du temps - Emmanuel Lévinas, enfin,
sensible et sage, dissimulant la passion intérieure sous les dehors d'une
timidité exquise et d'une observance fidélissime, humble héraut d'une
morale sublime qu'il se faisait un devoir d'exalter. Wahl, Jankélévitch,
Lévinas, trois amis, trio insigne de professeurs de philosophie qui ont
honoré leur tâche d'éducateurs et leur métier de serviteurs de la vérité.
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Le statut du sujet est assurément le thème central de l'oeuvre polyvalente
d'Emmanuel Lévinas, dans une confrontation inavouée avec la triplicité
hégélienne substance-sujet-système. Mais la subjectivité ne va pas sans
problèmes, d'autant qu'elle s'érige seulement pour être altérée et comme
dévastée. L'extradition du sujet est le récit ou l'intrigue des deux livres
majeurs qui se complètent et se répondent: Totalité et Infini, et Autrement
qu'être. Ils ont une inspiration commune. Lévinas avouait une certaine
préférence pour le second, dans lequel il avait mis toute sa véhémence,
tout le pathos possible, créant une terminologie de toutes pièces dans une
langue admirablement apprise. Mais Autrement qu'être, avec la critique de
l'ontologie et le renversement copernicien de l'a priori, ne dément pas le
livre de 1961. Simplement le style est plus frémissant, heurté, voire
haletant. Le lecteur de Totalité et Infini, cependant, ne se sent pas
déconcerté, encore moins dépaysé.
Il peut sembler paradoxal d'aborder Lévinas par le biais du sujet. Le sujet est du côté du Moi, c'est-à-dire du Même, de l'Identité, donc de ce qu'il s'agit de destituer. Tout au plus irait-on du même au même par l'autre du même. Or Lévinas vise une éthique entièrement axée sur autrui, qui reçoit de l'autre homme sommation (comme Fichte), injonction et norme. Donc une hétéronomie absolue, qui décentre le sujet totalement. Il est symptomatique que, prenant son point de départ chez Descartes, Lévinas écarte d'emblée le Cogito pour mettre à sa place l'idée de l'infini, cette merveilleuse idée qui déborde son ideatum, infini du désir qui est désir de l'infini. Mais d'où vient-elle, cette idée incomparable? Elle n'est pas engendrée par le sum cogitans, c'est Dieu qui l'a implantée dans la conscience. Mais pour notre philosophe l'éveil de la conscience morale, la manifestation de l'infini, c'est l'autre qui les suscite, c'est le face-à-face. Néanmoins le Je, le sujet, n'est pas pour autant réduit à une pure réceptivité.
Certes Lévinas appartient à la tendance de la philosophie moderne qui fait dépendre en droit la subjectivité de l'intersubjectivité, une tendance dont les représentants sont nombreux. Max Scheler, Martin Buber, Ferdinand Ebner, Gabriel Marcel, Maurice Nédoncelle, et bien d'autres dont Franz Rosenzweig avec son diagramme des pronoms personnels qui toutefois privilégie le Vous de majesté. À plusieurs reprises Lévinas s'est expliqué amicalement avec Gabriel Marcel et, un peu moins aimablement, avec Martin Buber1. Il est réticent devant la «vie en dialogue» et l'échange paritaire du Je-Tu, la rencontre des Egos comme des égaux, l'interchangeabilité du toi et du moi, comme Tristan et Yseult. À la relation symétrique qui émousse toutes les différences il oppose une dissymétrie de subordination et de hauteur. L'invocation d'un Toi absolu ou éternel, un «éther» spirituel dans lequel communie l'immense communauté des toi n'agrée pas non plus à Lévinas parce qu'elle abolit la distance irréductible de l'illéité . La transition du ça de la chose ou de l'animal chez Buber, et analogiquement chez Marcel le passage du lui ou du tiers (l'inconnu du chemin de fer) au toi de la rencontre ne convient pas non plus à Lévinas. Il y devine le Nous subreptice du Je-Tu et le schématisme de l'amour humain, avec un coloris sexuel pour Buber - au détriment du lui et du Vous, le tiers étant exclu, sans lequel il n'y a pas l'autre de l'autre, ni la justice, ni l'ordre social, ni l'humanité.
Le mot-clef est donc asymétrie, relation asymétrique, comme de quelqu'un qui plie et se soumet. Même en sachant très bien que je suis autre pour l'autre homme, et par conséquent titulaire d'un droit à son égard, Lévinas ne fait pas fond là-dessus: son éthique de servitude et grandeur ne s'occupe que de mes devoirs, de mon devoir absolu. Encore une fois le dyadique n'a pour ainsi dire pas de place. Mais si les traits de l'autre se fondent et s'absorbent dans le visage - pas au point cependant de devenir fantômatique comme le craignait un objectant hollandais du colloque de Leyde2-, le sujet comme tel en effet n'est pas évanescent ni d'emblée aveuglé par l'apparition d'autrui. Le désir de l'infini est un husteron proteron. Il suppose une préexistence, voire une égologie qui occupe un certain nombre de pages de Totalité et Infini3. La description phénoménologique est résumée dans cette définition synthétique:
«Être moi, athée, chez soi, séparé, heureux, créé - voilà des synonymes.4»
C'est ce moi sans vergogne qui est expulsé dans Autrement qu'être, où le sens de toutes ces épithètes est retourné et littéralement mis à l'envers, au point que ce moi naguère assis ou lové sur sa différence essentielle, comme dit Claudel du bouddha, est béant ou même pantelant. Le sujet solipsiste est l'abstraction de l'«homme sans qualités», et les déterminations génériques ci-dessus énumérées font penser à la nature pure de la théologie catholique qui sert de canevas au désir naturel de la béatitude surnaturelle. Elles n'épuisent évidemment pas dans leur laconisme l'expérience de l'être qui dit Je. En effet le Moi se caractérise d'abord par le secret, l'intériorité. Lévinas se réfère au mythe de Gygès, l'anneau qui permet de voir sans être vu, qui rend invisible, le rêve des voyeurs et des filous: «Le mythe de Gygès est le mythe même du Moi et de l'intériorité qui existent non reconnus.»5 Gygès est l'image de l'homme dans la condition du tricheur, il «joue sur les deux tableaux évoluant entre une présence aux autres et une absence, parlant aux 'autres' et se dérobant à la parole.»6 La dissimulation et le dédoublement de Gygès, au rebours du miroir de Narcisse, attestent la duplicité de l'intériorité, qui se confirme dans des aspects plus subtils et moins mensongers d'un être à double fond: «muse, génie, démon de Socrate, Méphistophélès de Faust.»7, inspiration ou tentation, qu'ont enveloppés l'Esprit de Hegel, le Surmoi de Freud, ou l'inconscient despotique d'Alfred Binet. À ce moi plus moi-même que moi s'oppose la rectitude du moi absolu de Monsieur Teste, inflexible et parfaitement étanche. Une variante de Gygès serait l'?il même de Caïn meurtrier8, révulsé sur lui-même. Mais cet ?il du remords est l'?il même de Dieu qui «voit l'invisible et voit sans être vu.»9 Toutes ces variations d'une identité solitaire et close, y compris le Moi transcendantal, sont autant de prémisses en vue de l'épiphanie impérieuse d'autrui qui la force à «sortir de sa clandestinité»10, jusqu'à ce que le Sum autarcique se transforme en Adsum de la Bible et de Claudel11.
Toutefois la transition du même à l'autre, de l'identité à l'altérité, n'a pas d'emblée le plein fouet, l'«à-brûle-pourpoint» que lui attribuent certaines formulations saisissantes de Lévinas. Peut-être y a-t-il deux lignes de l'hétérologie, qui se chevauchent comme sur un diagramme: une ligne de tendance érotique au sens large, et une trajectoire éthique tout impérative. Elles correspondent à une dualité, nature et moralité, sensibilité et conscience, qui va se résorbant dans la passivité suprême de la reddition. Mais Lévinas semble parfois osciller entre l'inspiration des Prophètes et la paix domestique des Proverbes et de la Sagesse. Il ne faudrait pas oublier non plus à l'arrière-fond le bourdonnement incessant et confus de l'il y a qui est comme l'écho même du néant12.
L'être séparé ou reclus n'est pas nécessairement isolé. La solitude n'est pas l'esseulement, l'intériorité se prolonge tout naturellement en intimité. C'est dans le cadre de la demeure - la «maison fermée» de Claudel - que le séparé accueille la partenaire et ainsi à travers «la douceur du visage féminin» «une première révélation d'autrui»13. Cette première révélation, le visage comme féminité, détermine-t-elle un paradigme? La femme exhibe son altérité comme une essence14 (une nature), elle est pour beaucoup l'autre par excellence15. Ce n'est pas l'avis de Lévinas, semble-t-il; sa critique du Nous, de la cellule conjugale chez Buber et Gabriel Marcel devrait exclure l'altérité sexuelle à l'origine de l'Autre, mais sans la bannir, car dans l'économie domestique elle est la proximité même, la condition de la génération et de la fécondité. Dans la maison, lieu de l'accueil et du recueillement, règne une douceur feutrée, ouatée, suggérée poétiquement: «ces allées et venues silencieuses de l'être féminin, qui fait résonner de ses pas les épaisseurs secrètes de l'être.»16. La «présence discrète du féminin»17 articule la familiarité, un réseau de complicités, la ressemblance recouvrant la différence, et par conséquent forme un vif contraste avec l'«à bout portant» qui caractérise l'apparition de l'Autre pur et nu (comme chez Hegel, du reste) et, du même coup et sans ambage, m'enjoint de le servir, toutes affaires cessantes.
D'autres perspectives toutefois s'ouvrent à la féminité dans le contexte générique. Elles se retrouvent au chapitre «Phénoménologie de l'Eros» situé dans la section intitulée «Au-delà du visage». Lévinas se hâte de parvenir à la paternité et à la filiation, sans cependant faire l'impasse sur l'énigme féminine. Dans la relation érotique, dans la volupté, le Toi s'abolit, la féminité fait retrait dans son mystère18. Au moment où sont introduits l'enfant et la paternité, la féminité - et donc aussi la maternité19 - s'efface, et cela à plusieurs reprises20. La fécondité virile prime sur l'autre. Malgré «la merveille de la famille»21, ni la relation mère-fille, ni a fortiori père-fille ne sont prises en compte. Encore une fois le couple n'est pas l'archétype de l'altérité. La subjectivité érotique et, du moins directement, la subjectivité féconde, ne rompent pas le cercle où l'égoïté est enfermée.
Il en résulte une certaine aporie de la féminité. Peut-être au début Lévinas a-t-il été tenté de privilégier la femme comme visage kat'exochèn, ensuite la pression de l'autre comme tel, sans qualités, a prévalu. Le visage, apparu déjà dans l'oeuvre de Rosenzweig comme dans celle de Max Picard, a été élevé à la dignité métaphysique. L'épiphanie du visage définit l'éthique de Lévinas. Je vois celui qui me voit, et le sortilège de Gygès est conjuré. Mais le sujet ne change pas de place, ne se dédouble pas. Le visage est trop hiératique pour qu'une subjectivité s'y devine ou s'y dessine. Une subjectivité englobante et omnicompréhensive à la Hegel ou à la Schelling22 est impensable dans ce contexte.
Il s'en faut, certes, que le visage soit neutre et vide ou schématique comme un portrait-robot, illisible comme un mur aveugle. Il m'intime le premier commandement: tu ne tueras point, tu ne commettras pas de meurtre. Vision et langage vont de pair. Le face à face, droit dans les yeux, énonce l'absolu. L'autre, en face, de face, «est la franche présence d'un étant qui peut mentir, . sans pouvoir y dissimuler sa franchise d'interlocuteur, luttant toujours à visage découvert, à visière levée. À travers le masque percent les yeux, l'indissimulable langage des yeux. L'oeil ne luit pas, il parle23. Face à face et les yeux dans les yeux, le même et l'autre échangent des regards muets, un silence parlant qui retentit surtout dans Autrement qu'être.
Toutefois Lévinas a quelque peu atténué la droiture du face à face. Rappelant le récit de Vassili Grossmann, Vie et Destin, où la théorie des misérables fait la queue devant la Loubianka, il assimile à la vision du visage le regard de chaque suivant posé sur la nuque du précédent dans la file d'attente, y lisant la détresse et l'espoir de son semblable. Rien ici qui rappelle l'affrontement, ou la lutte à mort des consciences, bien plutôt l'anonymat du compagnonnage et de la fraternité, la solidarité des misérables. Les nuques expressives appartiennent à un moment ultérieur de l'analyse du visage, elles sont les runes ou les hiéroglyphes de la fraternité24.
Malgré tout il faut dans un premier temps esquisser une typologie du visage. La femme aimée, la mère, la femme tout court, ont brillé fugitivement dans la réverbération des prunelles du même. Mais s'il s'agit de capter la lueur inflexible du premier commandement, s'impose au mémorialiste le souvenir des déportés de Sion et à notre époque, hélas, des victimes de la Shoah dont la liste est interminable. Cette mémoire dans sa poignante nudité s'inscrit à même le visage:
«Cet infini [de la transcendance], plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l'expression originelle, est le premier mot: "Tu ne commettras pas de meurtre." L'infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d'autrui, dans la nudité totale de ses yeux sans défense, dans la nudité de l'ouverture absolue du Transcendant.»25
Les yeux arrachés par myriades poursuivent Caïn dans son cachot de ténèbres. Là-dessus se greffe la question du tueur, qui détruit le visage irréparable. Le criminel, le tortionnaire, est-il exclu du visage? Max Picard refuse à Hitler l'image de l'humanité, il le renvoie au néant. Il semble que Lévinas ait hésité avant de se décider pour une réponse affirmative, que ses prémisses ne justifient guère. En effet, «la violence n'a pas de visage», selon la logique de cette éthique sévère. Et pourtant à l'interrogation directe: est-ce que le bourreau a un visage?26, il répond oui, en faisant appel à «une problématique du bourreau, à partir du tiers et de la justice.» Ce n'est pas absolument probant, car le bourreau au sens propre, instrument de la justice, est le bourreau de Joseph de Maistre, l'exécuteur des hautes ?uvres, le justicier, personnage grandiose et redouté qui est, comme la peine de mort, le pilier de la société. Alors qu'en l'occurrence le bourreau est le criminel et, s'il est intangible, ce n'est pas dû au visage, c'est au nom du «signe de Caïn». L'allusion au tiers et à la justice entraîne peut-être une métabase. Quoi qu'il en soit, Lévinas persévère, même lorsqu'on dénonce les «visages de brutes»27. L'élève japonais de Desanti demande: un SS a-t-il un visage? et s'attire un assentiment «douloureux», avec une référence à Barbie, l'Eichmann des Français. Ce qui signifie: la Justice traite comme un visage (responsable, coupable) celui qui l'a avili, souillé, détruit. Pas un mot du châtiment, de la punition, ni du remords, du repentir et du pardon. L'absolution tout abstraite suscite une gêne. Mais Lévinas n'a pas développé sa pensée; et, que je sache, on n'a pas accusé de barbarie l'exécution des séides de Hitler et le recours à la peine capitale.
Existe-t-il un visage privilégié, une altérité élective? Par principe l'éthique lévinassienne ne connaît aucune discrimination. L'autre, c'est tout autre, n'importe quel autre, le premier venu. Le terme de prochain, adopté d'abord avec réticence, enveloppe la multitude pirandellienne des interchangeables, le Léviathan. Mais le magma social engendre l'impersonnel, et par conséquent l'énigmatique Niemand, Nessuno, Personne, cher à Enrico Castelli, et à tant de littérateurs fascinés par les masques, comme Jean Paul, Pessoa ou Borges. Toutefois l'anonymat conduit à une impasse, et ce n'est pas cette universalité indifférenciée qui sollicite l'altruisme pathétique de Lévinas. Le prochain c'est celui dont je m'approche, que je rends proche par mon dévouement et mon service. C'est le miracle de la proximité, qui fait que le plus lointain, l'Étranger, est le premier servi. «Dans la proximité, l'absolument autre, l'Étranger que 'je n'ai ni conçu ni enfanté', je l'ai déjà sur les bras, déjà je le porte, selon la formule biblique, 'dans mon sein comme le nourricier porte le nourrisson'.»28 C'est le sein d'Abraham ouvert à tous les pauvres Lazares du monde. «L'Étranger, l'apatride, le déraciné» est au point d'arrivée de l'hospitalité comme au point de départ de l'épiphanie du visage. «Il partage avec le pauvre l'honneur d'inaugurer la séquence biblique: le pauvre, l'étranger - ou l'étranger, le pauvre-, la veuve et l'orphelin.»29 Quatre déshérités, dans le dénuement et la privation, exigent une prise en charge inconditionnelle. À l'injonction d'autrui mon maître: tu ne tueras point, fait suite le commandement de mon seigneur le pauvre: tu ne me laisseras pas mourir de faim (le troisième impératif s'énonce: tu ne me laisseras pas mourir seul).
Le pauvre et l'étranger portent en eux et affichent une dimension de hauteur et de supériorité, mais aussi une figure de l'altérité qui transcende le simple vis-à-vis, le paradigme d'autrui au for du même. C'est ce qui explique le refus tenace de s'enfermer dans le cocon du Je-Tu. Car l'autre, ce sont les autres et ce que le visage recèle, c'est l'humanité. Le jeune Schelling l'avait dit déjà, avec toute sa fougue de débutant30. Le langage, écrit Lévinas, «se refuse dans sa franchise à la clandestinité de l'amour où il perd sa franchise - Le tiers me regarde dans les yeux d'autrui - le langage est justice.»31 Observons la transition, elle livre la clef de ce raccourci extraordinaire, qui constitue le corps social et ses membres égaux:
L'épiphanie du visage comme visage ouvre l'humanité. Le visage dans sa nudité de visage me présente le dénuement du pauvre et de l'étranger, mais cette pauvreté et cet exil . me visent. Le pauvre, l'étranger, se présente comme égal. Son égalité dans cette pauvreté essentielle consiste à se référer au tiers.»32
Ainsi le Toi est simultanément un Nous, que son dénuement révèle, l'appel que l'autre adresse au sujet vient de plus loin que lui, ou plutôt vient de lui. Le visage comme tel atteste la présence du tiers, de l'humanité, «dans les yeux qui me regardent»33.
La fraternité humaine s'inscrit donc dans l'égalité des mêmes liés par leur altérité en genre humain, par la toute-puissance du visage, qui enjoint et sollicite la responsabilité. Il y a cependant une autre manière que l'injonction impérieuse et directe, de fonder la fraternité. Lévinas n'y fait qu'une allusion, assortie du rappel du monothéisme, à savoir la paternité, la «communauté de père»34. Il la tient en réserve pour plus tard, elle reparaît en effet dans l'«au-delà du visage» sous les espèces de la fécondité. La relation de filialité introduit d'abord un nouveau paramètre dans l'alternance (inégale, non réciproque) du même et de l'autre, de moi et d'autrui: «La paternité est une relation avec un étranger qui, tout en étant autrui... est moi.»35 Singulier paradoxe. Ce Moi du fils, moi transmis au fils, est lui-même scindé: «unique au monde et frère parmi des frères .»36 C'est là le mystère de toute naissance. Dans le fils de ma chair je salue le frère des hommes, et cette reconnaissance concerne tous les fils, engendrés pour un monde fraternel. «Le Moi humain se pose dans la fraternité.»37 En vérité, l'autre véritable est le tiers, le frère aîné qui me fait frère en même temps que fils. La fraternité est une relation biunivoque, de sorte que pour comprendre l'instauration du lien social il faut se dégager du binôme père-fils pour voir dans le fils le frère potentiel et donc un autrui virtuel issu implicitement de la volonté du père, une relation latérale ou triangulaire que peut suggérer la formule johannique: qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, sed ex Deo nati sunt. Au désir charnel, au vouloir paternel qui le dépasse, s'ajoute la volonté divine qui recouvre la multitude des frères. Le mouvement qui me conduit vers le frère participe d'un mouvement plus large qui expire dans le visage de l'autre par excellence: dénué, malheureux, le représentant électif des multitudes, le symbole des myriades d'humiliés et d'offensés. Les deux voies d'accès au tiers, par la médiation du visage, par le biais du nous collectif, se rejoignent ou plutôt n'en font qu'une: «la révélation du tiers, inéluctable dans le visage, ne se produit qu'à travers le visage.»38 La dualité apparente est résorbée, car le visage fait prévaloir un droit d'aînesse. Autrui est mon Juge, mon Hôte, mon Maître et Seigneur, d'emblée, parce que le frère d'un grand nombre de frères et le dépositaire de leur droit. Aussi peut-on dire que le ressort caché de l'éthique de l'altérité est le troisième homme, l'«argument» par excellence, le tiers non exclu39. Autrui, ce sont tous les autres, la fraternité de tous les hommes40. Mais il faut l'entendre avec plus de profondeur que Schiller ou Walt Whitman.
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La subjectivité sous ses diverses modalités domine le premier volet du
diptyque lévinassien au point d'occulter presque le volet ontologique
latent mais persistant. Le sujet, tenté par la ruse de Gygès et la haine de
Caïn, qui pervertissent la conscience, est sommé de sortir de la
clandestinité, de la réclusion, pour assumer sa responsabilité, se livrer à
l'autre, se soumettre à son injonction souveraine. C'est la sommation de
Fichte, c'est le cri de l'extériorité: Lazare, veni foras! Le visage
s'impose comme un commandement absolu. Toutefois le sujet ou le porteur du
visage est décliné faiblement, mais de façon émouvante, comme nous l'avons
vu, à partir de stéréotypes comme les pauvres et les victimes. D'autre
part, chez le sujet éthique, projeté hors de soi dans la lumière aveuglante
de l'altérité, le sujet assujetti, est décrit sommairement, sobrement, dans
son office de service et de solidarité. Les pierres d'attente sont là pour
parachever la construction et les antagonismes. C'est à quoi s'emploie le
second volet, Autrement qu'être. Il le fait dans un effort d'écriture
extrêmement tourmenté, notamment lorsqu'il s'agit de l'étonnante
anamorphose du Moi asservi et comme plaqué au sol sous le poids de
l'infini. Cette hyperbole du Bien, cette utopie, a fasciné, mais aussi
démoralisé plus d'un lecteur, tellement le pathos paraît excessif et la
tâche insurmontable. Mais il ne s'agissait pas pour Lévinas de proférer une
leçon pratique, bien plutôt d'inverser la métaphysique du sujet issue de
prémisses insolites. À l'autre comme visage succède le visage comme autre,
et même tout autre.
Il va de soi que le sujet sans plus, l'homme quelconque, n'est pas appréhendé «tel quel». Mais l'élection qui s'empare de lui ne l'empêche pas d'être «autrui pour les autres»41 et par là de rentrer dans le rang. Lévinas abandonne aux disciplines empiriques le sujet laissé à lui-même. Cependant que devient le soi quand il est exclusivement pour l'autre et non plus pour soi, en-soi-pour-soi? Des pans entiers de Totalité et Infini sont dévalués, ou dépassés. Les autres me hantent, disait Merleau-Ponty. Lévinas entend diversement l'obsession d'autrui, virulente, térébrante, de sorte que pour l'exprimer il invente une écriture toute de son cru, artificielle, mais qui ne laisse pas d'être une prouesse littéraire: heurtée, haletante, elle imite le style des prophètes, elle martèle à coup d'images et de symboles une parénèse inusitée. Or Lévinas se comportant en scribe inspiré reste dans la tradition des grands penseurs, Platon, Kant, Fichte ou Hegel, chez qui le moment lyrique traduit l'emportement de la conviction sur la neutralité du raisonnement: Devoir, nom sublime et grand, . La démesure du Dire est l'excédent du sentiment sur l'idée.
Le sésame de l'éthique altruiste était la responsabilité généralisée, elle prenait le contrepied de l'attitude de Caïn: suis-je le gardien de mon frère? à l'aide de la citation répétée des Frères Karamazov: chacun est responsable de tous devant tous, qui se proroge en universelle culpabilité. À la responsabilité s'additionnait une kyrielle de vocables tels que l'allégeance, la soumission, le service, la proximité. Autrement qu'être, rivé à la subjectivité aliénée, met en ?uvre une nouvelle terminologie: la passivité avec l'aura de la passion, la vulnérabilité, le traumatisme, l'«exposition» qui veut dire l'abandon (comme d'un nouveau-né exposé) et la livraison (aux coups, à la mort), la substitution, qui implique remplacement, ou rançon, l'expiation à la charge de l'innocence, enfin et surtout la condition d'otage, leitmotiv de l'Adsum, interprétation ultime de «l'un pour l'autre», maxime non pas de l'interchangeable, mais du retournement et du dépouillement de la subjectivité. Toutes ces connotations ont des résonances bibliques flagrantes.
D'où vient le thème de l'otage, d'une actualité hélas fréquente dans notre monde criminel? Otage dit plus que l'élu, l'assigné, le requis ou le réquisitionné, car il se tient sous la menace de la mort. Le prochain comme otage, sommet de cette éthique hyperbolique, provient de la considération sur la fonction d'Israël parmi les nations: le peuple choisi, le peuple émissaire, dont la diaspora et l'implantation difficile scandent le cours du monde. Israël revêt alors la figure du Serviteur Souffrant, qui endosse les fautes de l'humanité, l'Homme de douleur accablé de souffrances. L'otage c'est l'humanité messianique, l'homme messianique en chacun de nous, l'innocent supplicié et muet devant ses bourreaux. Il va sans dire que l'intolérable, le monstrueux massacre, est en filigrane. La figure de l'otage est tellement sublime, tellement inouïe, que le rescapé ne saurait s'y mesurer, et Lévinas proteste: je ne suis pas l'otage. Personne, de son propre aveu, n'est l'otage. Mais sans l'utopie - utopie veut dire illocalisable - d'un absolu et d'un transcendant, l'éthique et l'humanisme de l'autre homme se défont. Sans lieu ni temps. La référence réitérée à l'immémorial, profond jadis jadis jamais assez, au passé anachronique ou «anarchique», qui n'a jamais été présent, dit dans quel contexte quasi irrespirable se meut l'extraordinaire parénèse.
Encore une fois, le paroxysme dicté par l'excès du bien trouve pour s'exprimer des formules prégnantes, inattendues. L'éviction de soi est décrite comme un arrachement, le pain enlevé de la bouche ou, plus dramatiquement, le dépouillement de la peau, parfois comme une énucléation. La bouchée de pain dans laquelle je mordais à belles dents symbolisait la jouissance, l'autosatisfaction42; elle choit dans la main du pauvre43, interrompant les fêtes de la faim. Plus impressionnant encore le trope de la peau. Il s'agit cette fois de donner sa peau, sa vie. On était «bien dans sa peau», cette peau naguère offerte à la caresse, palpable, respirante par tous ses pores, épiderme soyeux de la femme, de l'enfant. Et voici que l'autre «se fait ma peau», cette peau chèrement vendue, il faut la donner en sus du vêtement. L'assigné est un écorché vif, dépiauté comme Marsyas! Dans un de ses textes redondants Lévinas insiste:
«sans vêtement, sans cosse pour se protéger, dépouillement jusqu'au noyau comme une inspiration d'air, ab-solution jusqu'à l'un. Dénudation au-delà de la peau, jusqu'à la blessure à en mourir, dénudation jusqu'à la mort. Fission du noyau.»44
Étrange rhétorique, qui fait appel à plusieurs registres de métaphores. On aura remarqué le phénomène de la respiration, prolongé ailleurs en poumon qui s'épuise45, halètement46, étouffement. En vérité le pour-soi extravasé, retourné, était à l'étroit dans sa peau47, mal dans sa peau. Ce sont là des formes originaires de l'exposition, l'arrachement, la dénudation, la suffocation, l'énucléation, et Lévinas prévient qu'il faut les prendre à la lettre. Comme aussi l'insomnie, ce tourment de la production ultérieure. Il ne faut pas dormir pendant la Passion.
L'image récurrente de la peau est d'ailleurs réversible: «être dans sa peau et avoir l'autre dans sa peau»48 de la subjectivité aliénée prédétermine la peau parchemin ou palimpseste du visage. Cette mienne peau49 que le prochain va se faire50, se payer, la peau de l'ipséité, peau qui se desquame, peau pelée, «altérée» et venue au contact naguère dans la caresse et la proximité, devient par transfert et réversibilité, accès au visage, seuil du visage, dans une surprenante symbiose de la sensualité et de la piété51. Le lambeau du satyre passe à la transparence du visage. C'est que la peau vieillissante a la propriété d'inscrire le passé et d'en conserver la trace. Une ambiguïté affecte la signification et prépare la révélation du visage:
«peau à rides, trace d'elle-même: forme ambiguë d'une suprême présence assistant à son apparoir, perçant de jeunesse sa plasticité, mais déjà défaillance de toute présence. Cette existence abandonnée de tous et d'elle- même, trace d'elle-même, imposée à moi, m'assigne dans mon dernier refuge, d'une force d'assignation incomparable.»52
De telles formules résistent à l'analyse, mais leur force de percussion et de suggestion est incomparable. Sur la voie royale des métaphores s'avance la métaphysique théologique d'Emmanuel Lévinas, sa prosopologie, le visage comme «façon de l'infini»53. Il en a scandé les degrés, comme d'une échelle de Jacob, le plus bel exposé se lit dans l'étude de Raccourcis sur la trace54. Mais l'ontologie n'annule pas une priorité de l'éthique, de ces prédicats qui énoncent les modes de l'altérité perçus dans le visage: le Maître, le Seigneur, l'Hôte, le Juge - l'Étranger, le Pauvre, le Tiers, le Frère. Ce visage pluriel de l'altérité conduit cependant à la toute altérité du visage: tel l'Éternel Féminin, elle entraîne vers la hauteur, vers les escales de l'infini: la trace, la trace effacée qui est encore vestige, la «luisance» de la trace55, l'immémorial et le profond passé, la «passée», l'illéité et la gloire de l'infini56: à chaque avancée correspond une démarche de l'otage chaque fois happé par plus grand que soi. Lévinas reconnaît lui-même que son effort le plus véhément s'échoue au- delà du dire, ce qu'il appelle l'intrigue s'achève en énigme57. C'est que la subjectivité classique avec l'horizon des transcendances a volé en éclats; et si selon la phrase fameuse «chaque conscience poursuit la mort de l'autre», inversement l'autre, de toute sa hauteur, poursuit la mort de chaque conscience. De là l'hiatus, la dénivellation, que l'on observe de l'un à l'autre ouvrage: du face à face à l'interférence du tiers. Dans une phénoménologie où prévaut de plus en plus l'intrigue sociale et communicative ou langagière, l'otage est la figure de l'absence, et la subjectivité vampirisée n'a plus de problèmes.
1Totalité et Infini (TI) 90-91 129; Noms propres (Fata Morgana 1976) 12; Hors sujet (Fata Morgana 1987) 33; Entre nous (1991) 129.
2Le Dr Frederikse, lors de la réunion de Leyde du 20 mai 1975. Cf. De Dieu qui vient à l'idée (Vrin 1992), «Questions et Réponses», 129 («caractère fantomatique»).
379-131.
4TI 121.
5Id. 32 144.
6Id. 148.
7Id. 250.
8Id. 209.
9Id. 221.
10Autrement qu'être (AE) 188.
11Id. 233.
12Id. 207-209.
13TI 124.
14Id. 94.
15Lévinas le laisse quelquefois entendre, et c'est l'hypothèse initialement suivie par Catherine Chalier (Figures du Féminin, La nuit surveillée 1982), dont l'essai, savant et sybillin, ne résout pas l'aporie de la féminité. V. aussi Paulette Kayser, Emmanuel Lévinas: la trace du féminin. PUF 2000.
16TI 129.
17Id. 145.
18Id. 254.
19La maternité prend dans une certaine mesure sa revanche à travers la rhétorique de la substitution, cf. AE 95 135. On pourra lire les belles gloses de Catherine Chalier.
20TI 245 247 254-255.
21Id. 283.
22Übergreifende Subjektivität.
23TI 38.
24Entre nous. Essais sur le penser à l'autre. 242 244.
25TI 173.
26Entre nous. 115.
27Id. 243-244.
28AE 115-116.
29TI 188 222-223.
30Dans sa précoce Déduction du droit naturel.
31TI 188.
32Ibid.
33Ibid.
34Id. 189-190.
35Id. 254.
36Id. 256.
37Id. 257.
38Id. 282.
39AE190-191.
40Id. 201
41Ibid.
42Id. 92-04.
43Id. 94-97.
44Id. 63 176.
45Id. 227-228.
46Id. 136 146-147.
47Id. 137.
48Id. 146.
49Id. 176.
50Id. 114-116.
51Id. 115.
52Id. 149.
53Id. 15
54«La trace de l'autre», Raccourcis, dans En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger. Vrin, Paris 1949, rééd. 1967, 1994. 187-202.
55AE 15.
56Id. 183-185.
57Id. 196