Page d'accueil


Les engendrements

Les engendrements

D'après Léon Askenazi1



Mes chers amis, cet exposé a pour objet de développer quelques analyses centrées autour d'une notion fondamentale, les engendrements de l'homme, traduction de l'un des termes hébraïques utilisés pour désigner l'histoire, le mot toldot. Y a-t-il une histoire de l'homme où il se passe quelque chose ? Nous avons entendu précédemment une expression que je vais reprendre : « l'homme s'engendre lui-même ». La tradition talmudique, la tradition midrachique, et particulièrement les midrachim du Zohar, conduisent à placer l'histoire de l'homme entre deux pôles, plus précisément entre deux noms: Adam, l'Homme, d'un côté, le Fils de l'Homme, de l'autre, expression tôt employée dans la prophétie hébraïque2. Tout se passe comme si l'histoire de l'humanité devait être considérée non pas comme l'histoire de l'Homme, mais comme celle d'un engendrement du Fils de l'Homme. Que signifie donc, que connote, ce terme hébreu toldot que l'on traduit habituellement par histoire mais veut dire en même temps les engendrements ?

Dans la mentalité contemporaine, le concept d'histoire renvoie de façon dominante à l'histoire des événements. Il apparaît que tel n'est pas le sens du terme toldot. Celui-ci fait référence à l'histoire du sujet des événements, à l'homme perçu en cours d'engendrement. L'accent est porté sur la modification d'identité de ce sujet à travers les temps. Ainsi, la mentalité biblique, le discours biblique, sont plus préoccupés par l'histoire du sujet en tant que tel que par ce qui se passe dans sa vie, ce qui remplit le temps du sujet, l'histoire événementielle.

Cette différence quant au sens de l'histoire se retrouve dans la distance entre l'univers de la pensée traditionnelle, issue de la Torah et de la prophétie hébraïque, et celui de la philosophie classique. Ainsi, lorsque Descartes dit: « je pense, donc je suis », n'entend-t-il pas dans ce « je suis », non seulement « j'existe » mais aussi « je suis définitivement, ontologiquement constitué » ? Au contraire, pour la pensée hébraïque, l'existence assurément indéniable de l'homme se décrit comme celle d'une matrice occupée à engendrer le Fils de l'Homme.

Voyons maintenant comment cette problématique apparaît dans le texte biblique, une fois mise en valeur sa résonance propre. Il faut signaler d'emblée que cette résonance disparaît souvent dans la traduction. Il ne s'agit pas seulement de nuances littéraires. Des abîmes de signification échappent à toute lecture faite dans une autre langue que l'hébreu biblique originel.

Le verset 24 du chapitre 1 de la Genèse formule ainsi le projet du Créateur pour l'homme :

vaiomer elohim totzé haaretz nefech haia lemina veet habehema lemina veremess vehaiato aretz lemina vaiehi khen

ce qui en traduction3 donne :

Dieu dit: « que la terre produise des êtres animés selon leurs espèces: bétail, reptiles, bêtes sauvages de chaque sorte ». Et cela s'accomplit.

Ce verset, convenablement compris, va laisser apparaître le décalage entre le projet de vérité du créateur et la réalité de l'existence.

Dieu dit: « que la terre produise... »

Il y a là invitation à une initiative qui doit venir de la créature elle-même et non un décret, un diktat du Créateur ; souhait que la créature, la terre, réussisse à réaliser le projet du Créateur et non injonction à laquelle elle doit obéir. Observez combien nous pénétrons dans une ambiance de lecture différente de celle des traductions classiques. Le Créateur a formulé un projet ; espérons que la terre saura le mettre en oeuvre.

... des êtres animés..., « traduction » des mots nefech haia

Je vous en proposerai une traduction fort différente : une personne vivante. Le terme nefech, dans le vocabulaire biblique, désigne la personne en tant que sujet de moralité. Ainsi, dans le Lévitique4, les sacrifices de réparation des transgressions sont introduits par l'expression nefech ki teheta, une personne si elle faute... Pour évoquer l'éventualité d'une faute commise par un sujet humain, le texte n'emploie ni le terme de nechama, âme, ni celui de gouf, corps, mais celui de nefech, ce qui signifie: personne résultant de l'union de l'âme et du corps et devenant par là véhicule de la responsabilité morale.

Revenons au texte de la Genèse. D'emblée la bible nous invite à entendre la notion de personne dans sa connotation de moralité, sujet de la morale, nefech. Certes ce vocable a également une signification purement biologique, être animé ou encore animal, mais à condition de conserver à ce terme son sens étymologique, être doué de souffle, de respiration, et donc aussi, à la longue, d'inspiration. Le récit biblique nous aiguille immédiatement sur une piste inéchappable: il va s'agir du sujet de la moralité. Tel est le projet du 6ème jour: que la terre, qui déjà existe, produise d'elle-même la personne vivante.

La suite du récit nous apprend que ce programme ne sera pas réalisé. La terre ne réussit pas à produire la personne vivante et Dieu doit réintervenir en tant que Créateur. En substance, dans les versets qui suivent, il nous dira: « puisque la terre n'a pas réussi, je vais le faire moi-même ».

Revenons au texte. Il nous présente l'énumération planifiée des différentes identités de l'être vivant incluses dans le projet du 6ème jour: nefech haia lemina (la personne vivante selon son espèce), behema (le bétail), remess (le rampant), haiato aretz lemina (la bête sauvage selon son espèce). Puis apparaît une expression très importante, vaehi khen, ce que l'on traduit par Et cela s'accomplit, comme si ce que Dieu avait demandé s'était réalisé. Mais c'est exactement le contraire que le texte nous enseigne ! Le mot khen doit se comprendre quasiment ou à peu près. L'expression vaiehi khen signifie Et il en fut ainsi, mais avec l'acception Et il n'y en eut qu'un ainsi. Il y a décalage entre le projet divin et sa réalisation.

Observez néanmoins que dans le récit de la Genèse, une réalité fait exception: la lumière. Le texte dit iehi or viehi or, qu'il y ait lumière5 et il y eut lumière. Relativement à cette lumière, le projet et sa réalsation coïncident. Mais pour tout le reste, et notamment pour l'homme, il y a écart entre le projet de vérité que les kabbalistes appelleront le « monde à venir » et le monde de l'existence, « ce monde-ci ». L'homme est mis dans l'existence au point de départ d'un effort qui doit finalement aboutir à le faire coïncider avec un projet. Le midrach l'exprime à sa manière en disant que « le nom du Messie préexiste à l'histoire des hommes »; le nom du Fils de l'Homme est déjà là avant le début de l'histoire de l'Homme, histoire dont l'objet est son engendrement.

Cet écart entre projet et réalisation se retrouve également dans deux mots hébreux que l'on identifie souvent à tort, la beria, la création, et la ietzira, la formation. La création consiste à faire apparaître l'idée du projet, dans un sens voisin du Monde des Idées de Platon. La formation concerne déjà le début de la réalisation. Dans le vocabulaire des kabbalistes, il y a coïncidence entre les notions olam habina, monde de l'intelligence, olam haberia, monde de la création, et olam haba, monde à venir. La relation entre une loi physique et la formule mathématique correspondante fournit une certaine analogie pour illustrer ces notions : la loi physique appartient au olam haietzira et est une approximation de la formule mathématique correspondante, laquelle est au niveau de olam haberia. Il y a cependant unité entre ces différents plans d'être puisque les locomotives fonctionnent, alors qu'elles ont été calculées au moyen de formules mathématiques.

Ces considérations ont des implications spirituelles et idéologiques importantes. Notamment il n'est dès lors nul besoin d'une théodicée, c'est-à-dire d'une pensée théologique qui viendrait au secours de l'honneur de Dieu d'avoir créé un monde détraqué. La Torah nous avertit d'emblée que nous existons dans un monde qui n'est que l'approximation de son projet.

Le verset suivant détaille ce qu'il est advenu du projet.

vaiaass elohim et haiat haaretz lemina veet habehema lemina veet kol remess haadama leminehou vaiare elohim ki tov

Et Dieu fit la bête sauvage selon son espèce, le bétail selon son espèce, et tout ce qui rampe à terre selon son espèce ; et Dieu vit que c'était bien.

Nous retrouvons l'énumération du verset précédent à une exception notable près : le nefech haia, la personne vivante, n'y figure plus. La terre n'a réussi à faire sortir d'elle-même que les espèces animales. C'est toujours Dieu qui agit, mais il ne le fait qu'à travers la marge de liberté que la créature, déjà existante, lui donne6.

La fin du verset, vaiare elohim ki tov, et Dieu vit que c'était bien, pose un problème. Comment Dieu peut-il considérer comme bien un monde qui n'est qu'une approximation de son projet ? Le Maharal enseigne à cet égard que dans notre passage, bien doit se comprendre dans un sens ontologique : être qui mérite d'exister. Tout en étant encore une rémanence du chaos originel, le monde est en cours de tikoun, de restauration. Le texte doit se comprendre : Et Dieu considéra que c'était suffisamment bien pour passer au stade suivant de l'organisation du monde.

Une parenthèse. En explication de ce que le monde contient de détraqué, certaines théologies ont invoqué un « péché originel », lequel se trouve ainsi investi d'une connotation tragique. La notion de « péché originel » se retrouve également dans la tradition juive, mais dépouillée de cette connotation : « péché originel » doit se comprendre origine de toute faute. A chaque fois qu'une faute est commise, cela procède d'une même attitude, consistant à substituer ma propre loi à la loi souveraine du créateur ( Et vous serez comme Dieu en ce qui concerne la connaissance du bien et du mal). La faute complique peut-être le désordre, le chaos originel ; elle ne le crée pas.

Revenons au récit de la Genèse. La terre n'ayant pas réussi à produire le nefech haia, la personne vivante, Dieu intervient à nouveau :

vaiomer elohim naasse adam betzalmenou kidmoutenou... betzelem elohim bara oto zakhar ounekeva bara otam

Dieu dit : faisons l'homme à notre image, à notre ressemblance... à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa.

En somme, Dieu a fait un bilan et constaté que la terre n'a pas réussi à produire le nefech haia, la personne vivante. L'évolution peut aboutir à l'animal, non pas à l'homme. Celui-ci constitue une rupture, une solution de continuité. En quelque sorte, Dieu dit : « puisque la terre n'a pas réussi, je vais le faire moi-même, nous allons nous y mettre ». Le Midrach explique ce pluriel : Dieu s'adresse à ses serviteurs, les anges; il les consulte pour la création de l'homme. L'apparition de l'homme apparaît comme le résultat d'une concertation entre Dieu et l'oeuvre déjà commencée.

Mais, difficile problème de lecture, que signifie à l'image de Dieu ? Y aurait-il mâle et femelle en Dieu ? Certes la kabbale explique qu'il y a des sefirot masculines et des sefirot féminines mais cela ne veut pas dire qu'en Dieu, il y a Dieu mâle et Dieu femelle. La kabbale, il faut la comprendre !

Je vous propose une lecture aidée par le français, langue dans laquelle on peut construire la séquence suivante de mots presque synonymes : image, dessin, dessein, projet. Créé à l'image de Dieu signifie créé selon le dessein, selon le projet divin. L'Homme est créé à l'image de l'identité messianique, celle du Fils de l'Homme. L'histoire, sous sa désignation hébraïque, les toldot, les engendrements, consistera dès lors à réaliser effectivement cette création.

Observons que les six jours du commencement se déroulent tous suivant le même plan: projet, récit de ce qui a eu lieu dans l'existence, jugement, verset refrain, puis passage au stade suivant (« et ce fut soir, ce fut matin, jour un, jour deuxième,... »). Mais pour l'oeuvre du septième jour le « refrain » est absent. Il n'y a pas « Et ce fut soir, ce fut matin, jour septième ». Le livre intitulé les Chapitres de Rabbi Eliezer nous le signale en disant:

Le Saint-Béni-Soit-Il a créé sept inaugurations (hanoukot). Il a inauguré six d'entre elles et a gardé la septième pour les générations futures.

Cela signifie que l'histoire de l'homme commence à la fin du sixième jour et se déroule dans un septième jour non encore achevé. Parfois il s'est produit un affleurement, une préfiguration de cet achèvement, par exemple au temps de la sortie d'Egypte, mais, à chaque fois, un échec est intervenu et l'histoire a recommencé. Lorsque l'oeuvre du septième jour sera accomplie, avec l'engendrement du Fils de l'Homme, on pourra ajouter à la Bible de ce temps là, « Et ce fut soir, ce fut matin, jour septième », puis passer au huitième jour, le jour messianique.

Essayons de préciser, au moins de manière formelle, le contenu du projet du Créateur. A cette fin je vous propose ce verset du Lévitique7, dont Maïmonide dit qu'il récapitule toute la Torah :

daber el bene Israel veamarta alehem kedochim tihiou ki kadoch ani hachem elohekhem

Parle à toute l'assemblée des fils d'Israël et tu leur diras : « vous serez saints », car saint je suis, moi Hachem votre Dieu.

Le projet du septième jour s'achèvera avec l'accession de l'homme à la plénitude de la sainteté. Il est indiqué de rappeler ici la relation entre sainteté et bénédiction dans leurs différents contextes, rapportées à Dieu d'un côté, à l'homme de l'autre. A propos du septième jour, il est dit : vaievarekh,... vaiekadech ; la bénédiction précède la sainteté. De même, l'homme, dès sa création, se trouve béni, sa sainteté définissant seulement l'aboutissement de son projet.

En revanche, l'expression traditionnelle pour désigner Dieu est hakadoch baroukh hou, le Saint qui est lui-même le Béni (dans le sens de source de bénédiction)8. Relativement à Dieu, la sainteté précède la bénédiction. Par contraste, on pourrait caractériser l'homme par l'expression suivante que je vous propose: habaroukh kadoch ihie, le béni, qu'il devienne saint.

Voici encore une indication concernant le mot toldot, les engendrements, dont nous avons dit qu'il désigne l'histoire, vue comme promotion de l'identité du sujet humain, et aboutissant à l'engendrement du Fils de l'Homme. Ce mot apparaît treize fois dans la bible, mais avec une orthographe variable. L'orthographe de sa première et de sa dernière occurrence est malé, complète, avec deux vav (soit en translittération toldot). Dans tous les autres cas, le mot est hasser, déficient : il lui manque l'un de ses deux vav et même dans un cas, pour le dénombrement de la descendance de Ismaël, manquent les deux vav, de sorte qu'il s'écrit tldt. Or la première occurrence, complète, de ce mot intervient à la fin du récit des sept jours, lorsque l'homme apparaît ; sa dernière occurrence, également complète, se trouve dans le livre de Ruth9, dans l'expression veele toldot peretz, et voici les engendrements de Peretz, commençant par là l'exposé de la généalogie du roi David. Il y a ainsi comme une ligne dont l'origine est le projet humain, achevé en tant que projet, et dont l'extrémité est le premier exemplaire du Fils de l'Homme réussi, le roi David, premier roi d'Israël ayant reçu le titre de Messie. Entre ces deux pôles se déroule l'histoire des engendrements, désignés par un mot déficient même lorsqu'il s'agit d'Israël, ce qui dénote leur caractère transitoire et inachevé.

Mais de quoi donc est constituée, d'après le Talmud, la problématique de la personne humaine ? Pour décrire la formation de l'homme, la Genèse10 commence par vaiitzer hachem elohim et haadam, et Dieu forma l'homme. Or ce mot vaiitzer, et il forma, est orthographié de manière inhabituelle : on devrait l'écrire vaitzer, le iod de la construction du futur11 étant contracté avec celui de la racine iod-tzade-rech et non pas viitzer avec deux iod. Nous voilà devant ce que la critique biblique appelle une « faute de copiste ». Mais le Talmud, puis Rachi, s'accrochent à cette aspérité du texte pour en dévoiler un enseignement non explicite. Rachi écrit en commentaire :

chtei ietzirot ietzira leolam haze vietzira litehiat hametim aval bibehema cheena omadet ledin lo nikhtav bietzirata chnei iodin

Deux formations, une formation pour ce monde-ci et une formation pour la résurrection des morts ; tandis que pour l'animal, qui n'est pas destiné à être jugé, il n'y a pas écrit deux iod à sa formation.

L'identité humaine est ainsi marquée par une dualité qui la différencie de tout autre manière d'être vivant, dualité au fondement de sa problématique morale. De manière similaire à Rachi, le Talmud12 indique que l'homme est écartelé entre son ietzer tov et son ietzer hara, son instinct du bien et son instinct du mal. Cette dualité incontournable ne doit pas être lue sur le mode tragique. Il ne faut pas confondre un texte talmudique et un texte grec. Comme le signalait André Neher dans sa préface au livre de Ruth, dans la Bible des hébreux, tout est dramatique, mais rien n'est tragique. La différence: un drame a une solution, une tragédie n'en a pas. L'histoire, engendrement du Fils de l'Homme, est dramatique, mais l'espérance n'en est pas absente et, finalement, elle réussira et on pourra dire: « il est né, le divin enfant »....

Exposé inachevé, interrompu par l'inéluctable mouvement de l'horloge, ce qui, après tout, compte tenu de son thème, ne doit pas nous étonner (n.d.r.).


Notes:

1Rédaction à partir d'un enregistrement.

2Nous laissons ici de côté la connotation que cette dernière expression a prise dans la théologie chrétienne.

3Selon la traduction de la Bible du Rabbinat.

4Chapitre 4, verset 2.

5Et non que la lumière soit, comme on traduit improprement. De la lumière, ce n'est pas encore la lumière, la vraie lumière, laquelle est réservée pour l'avenir.

6Perspective inverse de l'idée habituelle selon laquelle l'homme n'est libre que dans le cadre de la liberté que Dieu lui donne. On retrouve également cette perspective inversée dans la phrase talmudique: « Dieu ne possède en ce monde que les quatre coudées de la halakha, de la loi ».

7Chapitre 19, verset 2.

8Cette expression renvoie au problème métaphysique des relations entre transcendance et immanence. Elle affirme un monothéisme radical : l'absolue transcendance de la sainteté est elle-même source de la bénédiction.

9Chapitre 4, verset 18.

10Chapitre 2, verset 7.

11Converti ici en passé par le vav initial.

12Berakhot, 61a.


File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 11 May 1997, 14:33.