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Annulation des voeux et profondeur du moi

Annulation des voeux et profondeur du moi


1  Introduction

Traité Haguiga, page 10a:

Michnah : [Les lois de] l'annulation des voeux flottent dans l'air et n'ont pas sur quoi s'appuyer.

Cette phrase laconique fait référence à un pan entier de la loi juive. Lorsqu'une personne majeure prononce un voeu, qu'il s'agisse d'accomplir telle ou telle action, ou inversement de s'imposer une restriction, elle doit se conformer à sa décision. Toutefois la personne peut par la suite s'adresser à un tribunal rabbinique et celui-ci est habilité à délier la personne de son voeu. Le principe est le suivant : le tribunal constate qu'un événement imprévu s'est produit conduisant la personne à regretter le voeu qu'elle a prononcé. L'engagement ayant été pris sans tenir compte de la survenue ultérieure de l'événement, le tribunal à la fois constate et décide que cet engagement est nul et non avenu. En fait la décision n'en était pas une, ce n'était qu'une pseudo-décision, de sorte qu'elle est annulée rétroactivement par le tribunal.

La Michnah observe cependant que le texte de la Torah ne mentionne nulle part explicitement la possibilité d'annuler un voeu. Il s'agit donc d'une loi appartenant uniquement à la tradition orale, à la torah chebealpe , et cela, dans son principe même, ce qui est une anomalie. Habituellement le principe des lois est énoncé dans le texte écrit, leurs modalités d'application étant confiées à la tradition orale. Il est toutefois aisé de rendre compte de cette anomalie car elle ne fait que refléter l'anomalie constituée par la notion même d'annulation des voeux. Comment peut-on justifier que celui qui prend un engagement trouve par la suite un prétexte pour ne pas le remplir ? L'homme est un être libre, doué de raison et de volonté, maître de ses engagements qu'il se doit de respecter. Il doit se conformer aux décisions qu'il a lui-même prises. Telle est la règle, et il est normal que la Torah ne mentionne pas explicitement une législation qui ouvre la possibilité d'y déroger. Une telle législation doit rester confiée à l'enseignement oral.


2  La méthode du drach

Le passage de Guemara qui suit notre Michnah va cependant montrer que l'on peut trouver dans le texte de la Torah de quoi justifier l'annulation d'un voeu. A cette fin, la Guemara emploie la méthode du drach dont je rappelle le principe. Elle consiste à citer un verset de la Torah comme fondement de la loi mais, contrairement à l'opinion répandue, le drach n'est pas à proprement parler une exégèse du texte de la Torah. Le drach ne vient pas scruter le texte de la Torah pour en déduire une loi. Qu'elle soit mentionnée ou non dans le texte de la Torah, la loi est connue a priori par tradition orale, et la visée propre du drach est d'en expliciter la raison ou le sens. De manière plus précise, la méthode du drach que nous allons voir à l'oeuvre peut se formaliser en trois étapes :

1) une loi est connue par tradition orale et il s'agit d'en expliciter le sens ;

2) un verset est cité mais il n'est jamais pris dans son sens premier, dans son sens littéral ;

3) le Talmud extrait du verset une notion qui n'est qu'implicite et c'est cette notion qui sert à éclairer le sens de la loi.

Il faut insister sur le fait que la méthode du drach est inductive et non déductive. Celui qui l'emploie sait déjà parfaitement quelle est la loi et il ne s'agit que d'en assurer la compréhension. Il peut même arriver que le texte d'où est extraite la notion n'ait qu'un rapport lointain avec la loi dont on veut donner la raison.


3  Les limites de la rationalité

Le Talmud va successivement rapporter quatre enseignements de tannaïm justifiant par drach les lois d'annulation des voeux. Leur point commun est de montrer que la représentation de l'homme comme être libre, conscient et maître de ses engagements est inadéquate, que dans un engagement, le délibéré et l'irrationnel ou l'imprévu peuvent se trouver étroitement imbriqués.

Imprécision de l'expression

Rabbi Eliezer dit : elles ont sur quoi s'appuyer car il est dit dans le Lévitique1: si quelqu'un formule [un voeu]... [et de même] dans les Nombres2: si un homme ou une femme formule... Une expression semblable (si quelqu'un formule ) apparaît deux fois dans la Torah, une fois pour interdire, une fois pour délier de l'interdiction.

Comme on doit s'y attendre, le sens littéral des textes cités ne mentionne aucunement une annulation de voeu. Le premier texte détaille le montant dont doit s'acquitter quelqu'un qui s'engage à verser au sanctuaire la valeur dite ëstimative" d'une personne. Cette valeur est fixée par la Torah et dépend de l'âge et du sexe :

Si quelqu'un formule le voeu d'offrir la valeur d'une personne à l'Eternel, pour un homme de vingt à soixante ans, la valeur sera de cinquante sicles d'argent ; pour une femme, la valeur sera de trente sicles...

Le deuxième verset cité concerne celui qui fait voeu d'être nazir .

Si un homme ou une femme formule le voeu d'être nazir en l'honneur de l'Eternel, il s'abstiendra de vin et d'alcool, il ne boira ni vinaigre ni vinaigre d'alcool...

Dans son drach , Rabbi Eliezer s'écarte délibérément du contexte propre de chaque verset, et n'en retient chaque fois que la seule expression si quelqu'un formule . De leur réunion, Rabbi Eliezer extrait l'idée que dans l'expression relative à un voeu, il y a deux moments : un premier moment où il est prononcé et un moment ultérieur où l'auteur du voeu explique pourquoi il le regrette et demande son annulation. Autrement dit, l'expression première du voeu est complétée par l'explicitation ultérieure de l'intention dans laquelle il était formulé.

Le drach de Rabbi Eliezer donne ainsi une première justification de l'annulation d'un voeu. A la parole humaine s'attache par essence le risque qu'elle soit incomplète. Il peut y avoir décalage entre l'intention véritable et les mots qui l'expriment. On dit souvent : "ma parole a dépassé ma pensée". Cette phrase banale de la vie quotidienne indique l'inadéquation possible entre ce que l'on veut et ce que l'on dit. Cela est d'autant plus vrai que nous sommes obligés de nous mouler dans un langage que nous n'avons pas créé de sorte qu'une parole peut ne refléter qu'approximativement l'intention de son auteur. Pour Rabbi Eliezer, telle est la raison principale de l'annulation des voeux prévue par la tradition orale.3

Décision et réaction impulsive

Rabbi Josué dit : elles ont sur quoi s'appuyer car il est dit4: aussi j'ai juré dans ma colère , dans ma colère, j'ai juré, mais j'ai changé d'avis.

Le sens littéral du texte fait référence au séjour d'Israël dans le désert à la suite de l'épisode des Explorateurs. Je rappelle qu'au retour de leur mission, les Explorateurs ont décrit la Terre d'Israël comme une sorte de forteresse imprenable et le peuple s'est laisser décourager. La sanction divine de ce manque de confiance, sanction portant sur toutes les personnes majeures de cette génération, a été immédiate. Dans la Torah, elle est énoncée ainsi5: je fais le serment qu'ils ne verront pas la terre que j'ai juré [de donner] à leurs pères . Rabbi Josué n'a pas cité ce verset lui-même mais un verset des Psaumes où le serment est rappelé avec comme nuance supplémentaire la mention de la colère divine :

Pendant quarante ans j'étais écoeuré de cette génération et je disais : "c'est un peuple à l'esprit égaré qui ne connaît pas mes voies". Aussi, j'ai juré dans ma colère qu'ils ne parviendraient pas à ma tranquille résidence.6

Le sens littéral ne fait nullement mention d'un quelconque changement d'avis de Dieu. Qu'à cela ne tienne ! Dans son drach , Rabbi Josué retient seulement l'idée qu'un serment peut être prononcé sous l'effet de la colère et dès lors, une fois la colère apaisée, il est possible de revenir dessus. Rabbi Josué a détecté une nouvelle faille dans notre représentation d'un homme prenant des décisions réfléchies auxquelles il doit se conformer. L'homme peut être soumis à des passions violentes ou obéir à des pulsions et des réactions brusques. Une décision prise sous le coup de la colère ou plus généralement d'un coup de tête n'est en réalité qu'une pseudo-décision. Sa gravité et ses conséquences n'ayant pas été clairement envisagées et pesées, il est normal que la loi permette de la considérer comme nulle.

Fluctuation de la générosité

Une décision est souvent déterminée par une aspiration généreuse mais celle-ci peut s'avérer n'être que momentanée. Que vaut un voeu s'il est le fruit d'un enthousiasme passager ? Rabbi Isaac considère qu'il y a là une bonne raison de le déclarer nul.

Rabbi Isaac dit : elles ont sur quoi s'appuyer comme il est dit7: toute personne d'esprit généreux .

On peut observer que le drach de Rabbi Isaac est particulièrement succinct. Il extrait seulement une expression du texte de la Torah sans prendre le soin d'y ajouter la moindre explication comme le faisaient Rabbi Eliezer et Rabbi Josué. Cela suppose que l'idée qu'il veut nous suggérer est directement inscrite dans l'expression citée. Auparavant, voyons le contexte où elle apparaît. Il s'agit des multiples dons effectués par le peuple hébreu et destinés à la construction du sanctuaire :

Moïse s'est adressé à toute la communauté des enfants d'Israël en ces termes: Voici ce qu'à ordonné l'Eternel : effectuez un prélèvement sur vos biens ; toute personne d'esprit généreux l'apportera à l'Eternel ; or, argent, cuivre ; étoffes d'azur, de pourpre, d'écarlate, de lin fin, et de poil de chèvre ...

La suite du chapitre décrit l'enthousiasme et la générosité avec lesquels les Hébreux ont répondu sur le champ à cet appel de Moïse. Tel est le sens littéral. Rabbi Isaac s'en écarte et induit la notion de personne d'esprit généreux dans le sens d'un esprit durablement généreux. Rachi commente ainsi : si quelqu'un fait un voeu dans un accès de générosité mais que plus tard, il le regrette, on peut l'en délier. L'éventualité d'un enthousiasme sans lendemain est une nouvelle atteinte à la rationalité humaine. Là encore, pour la loi juive, une décision prise dans ces conditions n'est qu'une pseudo-décision et peut être déclarée nulle. On notera la nuance avec l'enseignement précédent de Rabbi Josué. Celui-ci faisait intervenir la colère, réaction impulsive à une situation externe. Rabbi Isaac décèle une irrationalité possible dans une couche plus profonde du psychisme, dans la générosité, c'est-à-dire dans une aspiration en tant que telle pure et idéaliste, mais qui peut n'être qu'un moment où le moi se surpasse, sans pouvoir être soutenue durablement.

De la décision à l'action

Hanania, neveu de Rabbi Josué, dit : elles ont sur quoi s'appuyer comme il est dit8: J'ai fait le serment, et je l'accomplirai, de respecter les règles de ta justice .

Là encore, Hanania, de même que Rabbi Isaac, n'ajoute rien au texte du verset des Psaumes qu'il cite. Dans son sens littéral, l'ensemble du très long psaume dont il est issu décrit l'estime que l'auteur porte à la loi divine, la délectation qu'il retire de son étude et sa volonté d'en accomplir tous les préceptes. Afin de justifier le principe d'annulation des voeux, Hanania isole le verset de ce contexte et en donne une lecture qui en inverse pratiquement le sens : comme il était inutile d'ajouter et je l'accomplirai , cela introduit une restriction et le verset se lit : J'ai fait le serment, et je l'accomplirai, à moins que je ne veuille plus l'accomplir et que j'en sois délié . Par ce drach , Hanania met l'accent sur un hiatus psychique susceptible d'affecter toute décision : la volonté qui s'exprime au moment de la prise de décision est distincte de la volonté qui intervient au moment de l'accomplissement. C'est presque par homonymie que le langage courant emploie le même mot volonté dans les deux cas. La structure psychique de la volonté au moment de l'action est distincte de celle de la volonté au moment d'une décision de sorte que celle-ci peut se révéler plus difficile à appliquer que prévu. Ce hiatus a pour conséquence que ce qui est formulé apparemment comme décision peut n'être en réalité qu'une velléité ou encore ce que l'on appelle ironiquement üne bonne résolution", mais dont il est plus ou moins sous-entendu qu'elle peut ne pas être appliquée. Il est donc normal que la loi se réserve la possibilité de déclarer nulle une telle pseudo-décision.

Conclusion provisoire

Les quatre justifications précédentes de l'annulation des voeux ont un principe commun. Il consiste à contester la représentation du sujet humain comme maître de lui-même, prenant des décisions libres, fermes et rationnelles. Certes, si tel était le cas, il serait injustifié d'annuler un voeu. Mais la réalité n'est pas si simple. Le moi humain n'est pas plus une entité pure que la lumière blanche dont on connaît la complexité. Les différents enseignements que nous avons considérés mettent en évidence des écarts de plus en plus raffinés à la notion d'un sujet auteur de décisions rationnelles : imprécision du langage, impulsivité des réactions, fluctuation des aspirations idéalistes, failles de la volonté, sont pour les tannaïm autant de motifs de contester la valeur d'une décision et de la déclarer nulle.


4  Les raisons des tannaïm sont insuffisantes

Cependant, comme la suite du texte le montrera, on peut élever des objections à tout ce qui précède et cela conduit Samuel, un amora du 3ème siècle à apporter une justification d'un type tout-à-fait nouveau.

Rav Yehouda a dit au nom de Samuel : si j'avais été là-bas (avec les tannaïm qui précèdent), je leur aurais dit : "la justification que je vais vous donner est supérieure à la vôtre". La Torah dit9: il ne "profanera" pas sa parole , lui n'y "renonce" pas mais d'autres "renoncent" pour lui.

Rava a dit : à toutes les justifications antérieures à Samuel, on peut faire des objections,à celle de Samuel, il n'y en a pas.

Avant d'expliciter la justification nouvelle présentée par Samuel, il convient d'examiner les objections que Rava annonce et qu'il va détailler. Elles ont un fondement commun : la mise en cause de la structure du sujet humain (le je ou le moi ) sous-jacente aux enseignements des tanaïm rencontrés jusqu'ici. Décrivons cette structure et la raison de sa mise en cause.

Je-atomique et je-arrière

Il n'y a rien de plus banal que de dire je ou moi et l'emploi quotidien de ces pronoms ne pose pas de problème. Je mange, j'ai mal, je suis amoureux, je regarde, je pense, je veux, je décide, voilà quelques emplois du mot je immédiatement compris, en dépit du fait qu'ils dénotent des états d'âme ou des actions de nature variées. Le dessin formel de tous ces emplois est facile à décrire. Le je ou le moi s'interprète comme un point bien déterminé de l'univers d'où émanent des actions, des paroles, des pensées, qui est affecté par des impressions et éprouve des sentiments. Disons pour schématiser que nous avons ainsi découvert le je-atomique , un je atome dans l'univers. Le je de la vie quotidienne est le plus souvent un je atomique. Les justifications de l'annulation des voeux données par les tannaïm sont toutes relatives à ce je-atomique dont elles décèlent les écarts à la rationalité.

Mais il n'est pas besoin de chercher bien loin pour constater que cette description du je est insuffisante. Il suffit de dire je sais que j'ai mal pour s'apercevoir de sa déficience. A l'évidence, le je qui sait et le je qui a mal ne coïncident pas. Le je qui sait se tient en arrière du je qui a mal et l'observe. Le je qui a mal est l'objet du savoir du je qui sait . Derrière le je-atomique , un deuxième je se tient constamment prêt à intervenir. Notons, et cela est essentiel, que ce je-arrière ne se borne pas à observer le je-atomique . Il n'est nullement limité à la réflexion sur soi, à ce qu'on appelle couramment l'introspection. Sur la base de son savoir, le je-arrière peut parfaitement prendre des décisions. Par exemple, observant que j'ai faim, c'est-à-dire que moi, je-atomique ai faim, je peux décider de ne pas manger. Dans un tel cas, la décision est bien prise par moi, mais en tant que je-arrière . Or les déficiences que nous avons décelées dans la rationalité du je-atomique ne touchent pas ou peuvent être surmontées par le je-arrière . Aussi, dès lors que l'on prend en compte le je-arrière , les justifications données par les tannaïm de l'annulation des voeux ne sont plus valables. Le Talmud va reprendre chacune de ces justifications et en montrer la limite en inversant les lectures midrachiques des différents versets précédemment cités.

Objection à Rabbi Eliezer

A Rabbi Eliezer [qui a mis en valeur la répétion de l'expression si quelqu'un formule ], on peut objecter le drach enseigné par Rabbi Juda au nom de Rabbi Tarphon : aucun des deux n'est nazir car le voeu de nazirat implique une formulation explicite.

Cet enseignement fait référence à une situation particulière : deux personnes sont assises et survient un passant. La première personne dit : "je fais le voeu d'être nazir si ce passant est lui-même nazir" ; la deuxième personne dit : "moi, c'est le contraire, je fais voeu d'être nazir si ce passant n'est pas nazir." Rabbi Tarphon enseigne que ni l'un ni l'autre n'est nazir, car pour chacun d'entre eux l'engagement n'est qu'hypothétique, puisqu'au moment où il est pris, il n'est pas explicitement formulé mais dépend d'une circonstance inconnue. Le drach de Rabbi Tarphon extrait de l'expression quelqu'un formule la notion d'un engagement explicite par opposition à un engagement consciemment hypothétique. A la notion introduite par Rabbi Eliezer, celle d'une parole qui ne reflète qu'imparfaitement l'intention de son auteur, justifiant par là son annulation subséquente, Rabbi Tarphon substitue la notion d'une parole qui, au moment où elle est prononcée, contient une inconnue quant au fait même qu'elle constitue un engagement. Pour la loi juive, une telle parole n'est pas contraignante. En revanche, la formulation explicite d'un engagement m'oblige définitivement. Il est bien possible que se produise un événement que je ne prévois pas, c'est-à-dire que moi, en tant que je-atomique , je ne prévois pas. Mais ce n'est pas une justification pour annuler mon voeu, car moi, en tant que je-arrière , je suis d'emblée conscient que des événements imprévus peuvent survenir, et c'est compte-tenu de cette conscience que je m'engage. La justification qu'avait donné Rabbi Eliezer est insuffisante dès lors que le voeu est effectué par le je-arrière . Il va en être de même pour les autres justifications données par les tannaïm.

Objection à Rabbi Josué

A Rabbi Josué [qui a mis en valeur l'expression aussi j'ai juré dans ma colère ], on peut objecter qu'elle peut se lire dans ma colère j'ai juré et je ne reviens pas dessus.

Nous pensions qu'une décision prise dans la colère ou dans une réaction instinctive n'est qu'une pseudo-décision et peut donc être annulée. Mais là encore, ce n'est exact que relativement au je-atomique . En revanche, le je-arrière sait qu'il s'emporte et laisse éclater sa colère. La distinction entre je-atomique et je-arrère apparaît clairement dans la différence de sens entre les deux expressions il s'est emporté et il a laissé éclater sa colère . Le je-arrière veut consciemment être en colère et prendre une décision en conséquence. A la limite, il peut même considérer qu'il est de son devoir de laisser libre cours à son irritation et souhaiter que l'on sache qu'elle est la cause de son voeu. Dans de tels cas, loin d'être une justification à l'annulation du voeu, la colère devient au contraire un motif de ne pas l'annuler. La colère est délibérément voulue, elle indique la fermeté de la détermination de l'auteur du voeu et n'est aucunement irrationnelle. Tel est d'ailleurs le sens de la colère divine mentionnée dans le verset que Rabbi Josué avait utilisé.

Objection à Rabbi Isaac

A Rabbi Isaac [qui a mis en valeur l'expression toute personne d'esprit généreux ], on peut objecter qu'elle pourrait s'employer pour rejeter l'opinion de Samuel qui a statué : "celui qui a décidé intérieurement [un voeu] doit encore le prononcer effectivement" ; l'expression toute personne d'esprit généreux pourrait nous enseigner au contraire que même si le voeu n'est pas prononcé, il est valable.

La même expression, toute personne d'esprit généreux , n'a pas le même sens suivant qu'elle concerne le je-atomique ou le je-arrière . Rabbi Isaac avait mis en évidence le caractère éventuellement éphémère d'un mouvement de générosité. Mais cela ne concerne que le je-atomique inséré sans recul dans les aléas de l'existence et dont l'affectivité est dépendante des circonstances. Tel n'est pas le je-arrière dont les engagements idéalistes procèdent de la pure intériorité, sont inébranlables et, à la limite, n'auraient même pas besoin d'être explicitement formulés. Au début de Citadelle , Saint-Exupéry écrit : car j'ai vu souvent la pitié s'égarer . Le spectacle d'un pauvre éveille la compassion et suscite un mouvement de bienfaisance. Ce mouvement est suspect car il peut être éphémère et même aveugle. Mais tout autre est la décision idéaliste du je-arrière , décision intérieure d'emblée consciente de possibles fluctuations affectives ultérieures. On ne saurait donc arguer de ces fluctuations pour annuler une décision qui en tient déjà compte. De fait, le mouvement de générosité qui conduit le peuple à participer par ses dons à la construction du tabernacle est vraisemblablement de ce type.

Objection à Hanania

A Hanania [qui avait cité le verset j'ai fait le serment et je l'accomplirai... ] on peut objecter l'enseignement de Rav Guidal au nom de Rav [qui l'emploie dans un sens opposé]: d'où pouvons-nous justifier qu'il est permis de jurer d'accomplir un commandement ? C'est de ce qu'il est dit : J'ai fait le serment, et je l'accomplirai, de respecter les règles de ta justice .

Hanania avait mis en évidence le fossé entre la volonté qui s'exprime au moment du voeu et celle qui est nécessaire à son accomplissement, mettant ainsi en doute la valeur d'engagement du voeu. Mais, d'un autre côté, que signifie le serment d'accomplir un commandement ? Selon une formule talmudique, tout Israël s'est déjà engagé par serment au Sinaï à cet accomplissement. En d'autres termes, chacun a la liberté de respecter ou non la loi mais nul ne peut échapper au fait même d'y être soumis. De même que tout Français est régi dès sa naissance par la loi française, tout Juif est d'emblée obligé par la loi juive, qu'il la respecte ou non. Quel sens cela a-t-il de jurer de s'y conformer puisque ce serment a déjà été prononcé ? Le commentaire de Rachi donne la solution de cette énigme :

Il est recommandé de jurer de se conformer à la loi afin de se tonifier dans son accomplissement.

Ce commentaire met directement en évidence la distinction entre je-arrière et je-atomique . Moi, je-atomique , suis d'emblée soumis à l'obligation de me conformer à la loi en vertu du serment prononcé au Sinaï. Je n'ai donc pas lieu de prêter serment à cet égard. Mais simultanément, en tant que je-arrière , je suis conscient de la pesanteur que je rencontrerai au moment de l'accomplissement. Le serment supplémentaire que moi, je-arrière , je prononce a pour sens de me tonifier à l'avance, de me donner l'énergie que moi, je-atomique , je déploierai à l'instant de l'action. Cette structure peut se retrouver dans tout engagement. Lorsque je m'engage en tant que je-arrière , je n'ignore rien de la difficulté que je rencontrerai dans la réalisation de l'engagement et je m'engage malgré tout. De sorte qu'à l'engagement proprement dit se superpose la décision ferme de respecter cet engagement. Dans un tel cas, il est absurde d'invoquer une difficulté qui survient par la suite pour me libérer de mon engagement. L'argument de Hanania n'est donc pas valable pour un engagement contracté par le je-arrière .


5  Au delà du je-arrière

Le Talmud a montré que toutes les justifications de l'annulation des voeux invoquées par les tannaïm ne sont valables que pour le je-atomique . L'enseignement de Samuel va permettre de dépasser cette limitation. Je rappelle son drach  :

Il est dit10: il ne "profanera" pas (lo iahel) sa parole , lui n'y "renonce" pas (eino mohel ) mais d'autres "renoncent" pour lui.

Le sens littéral du texte cité signifie simplement que quiconque s'est engagé par un voeu doit l'accomplir, ne pas le faire constituant une profanation (hilloul ) de sa parole :

Si quelqu'un fait un voeu à l'Eternel, ou se fixe à lui-même par un serment une interdiction, il ne profanera pas (lo iahel ) sa parole ; il doit agir conformément à tout ce que sa bouche a proféré.

Dans son drach , Samuel joue sur le mot iahel , normalement rattaché à la racine halel qui signifie profaner, et le rattache à la racine mahol qui signifie renoncer , comme dans l'expression renoncer à une créance 11. Samuel identifie la situation de celui qui fait un voeu à un débiteur qui doit s'acquitter d'une dette. Le débiteur doit évidemment respecter son engagement. Il ne peut arguer des conditions dans lesquelles il a été contracté pour ne pas rembourser son créancier. En revanche, le créancier peut renoncer à recouvrer sa créance et délier le débiteur de son obligation. De la même façon, enseigne Samuel, je ne peux par moi-même me libérer d'un voeu, mais d'autres, en l'occurrence le tribunal, peuvent m'en délier, s'ils estiment que c'est justifié.

Dégageons ce qui est sous-jacent à ce principe. Samuel enseigne que le je-arrière , aussi libre et conscient soit-il, n'est pas encore le fond du sujet. Plus profond que le je-arrière se trouve le je-membre-de-la-Communauté-d'Israël , le je-intersubjectif . Le lien qui rattache les éléments de cette Communauté est plus intérieur que tout lien politique, sociologique ou psychologique. C'est un lien interpersonnel relatif à la personne dans son identité même et à sa place dans la chaîne des générations. Ainsi, dans la Torah, les fautes les plus graves sont sanctionnées par la peine dite du retranchement (karet) . Leitmotiv constant du Pentateuque, la personne qui fait ceci ou cela sera retranchée de son peuple 12. Or ce retranchement ne désigne aucune sanction civile ou pénale. Il s'agit d'une sanction que dans notre langage nous qualifierions de purement morale. Ce lien qui nous assemble est en premier lieu le rattachement à un même destin historique, passé, présent et à venir. A partir du Sinaï, la Communauté d'Israël devient également une communauté d'obligation. A la fraternité historique, se superpose une fraternité dans l'obligation. Comme l'enseignait Léon Askenazi, les descendants d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, deviennent soumis à la loi enseignée par Moïse.

Mais qu'est-ce qu'un voeu ? Un voeu n'est autre qu'une obligation supplémentaire que je m'impose. D'où l'étonnement : les 613 commandements de la Torah ne me suffisent-ils pas pour que je m'assujettisse à une nouvelle contrainte ? Il y a là un risque de dérive car le chemin projeté par la Torah n'est pas celui de la privation et encore moins de la mortification. Lorsqu'un nazir a achevé d'exécuter son voeu, il doit apporter un sacrifice que le Talmud interprète comme une expiation pour la "faute" de s'être privé de vin13. Le cadre de la loi commune est suffisant et il n'y a pas lieu en principe de se fixer d'autres limites.

De plus, en me liant par un voeu, je fais cavalier seul. Le Talmud assimile un voeu à un haut-lieu14, c'est-à-dire à un culte purement individuel, ce qui sans être une idolâtrie à proprement parler, est, sauf exception, interdit par la loi juive.

Tout voeu est donc d'emblée suspect. Même si la décision qui l'instaure est prise par le je-arrière , même si elle est parfaitement explicite et réfléchie, à l'abri de toute exaltation et toute précipitation, cette décision peut encore receler un vice caché. Mon voeu, en tant que tel, en tant que voeu, contredit la visée même de la loi commune, et de plus il m'isole, allant ainsi à l'encontre du lien interpersonnel qui me rattache aux membres de la Communauté d'Israël. Tout voeu est ainsi sujet à caution et éventuellement, à la limite, quasiment frappé d'illégalité. Toutefois ce n'est pas à moi qui ai contracté l'engagement en toute lucidité, de décréter par la suite son annulation. En toute logique, ce pouvoir doit revenir à un tribunal (beit din ), autorité législative dont le rôle est précisément de dire ce qui est conforme à l'intention de la loi et ce qui ne l'est pas. Tel est l'enseignement de Samuel, fondé sur l'identité intersubjective, sur ce qui constitue le degré ultime de la subjectivité. On ne s'étonnera donc pas de la conclusion du Talmud :

Rava a dit [après avoir entendu l'enseignement de Samuel]: "c'est bien ce que dit le proverbe : il vaut mieux un grain de poivre bien pigmenté qu'un panier plein de courges ".


6  Profondeur du moi

L'explicitation de notre page talmudique a mis en évidence trois niveaux successifs de plus en plus profonds dans la constitution de la subjectivité, le je-atomique , le je-arrière et le je-intersubjectif . On peut observer que ces couches correspondent assez exactement aux analyses de la subjectivité développées respectivement par Spinoza, Kant et Levinas.

Spinoza décrit le sujet humain comme un être soumis simultanément à de multiples déterminations, les unes internes à lui-même, les autres externes. Mais il ne mentionne pas le retrait du moi par rapport à lui-même, du moins en tant qu'instance de décision. Il radicalise même sa conception au point de contester la liberté de décision au sens courant, notion dont il se moque en la qualifiant de rêverie. Chaque décision se produit avec nécessité et n'est que la résultante des forces internes et externes qui s'exercent sur le moi15. La plupart des auteurs traditionnels juifs ne le suivent pas jusque là, mais comme on l'a vu, les tannaïm prennnent en compte ce je sans retrait, ce je-atomique , pour expliquer l'annulation des voeux.

Kant, de son côté, admet une liberté morale, indépendante de toute détermination physique ou psychique. L'action morale est celle qui est conforme au principe purement formel de l'impératif catégorique mais cela ne suffit pas. Encore faut-il qu'elle ne soit motivée que par la seule décision de s'y conformer. Dès l'instant où l'action résulte d'une causalité physique ou psychique, on ne peut plus parler de moralité. Ce moi qui n'ignore rien des forces internes ou externes qui s'exercent sur lui mais se détermine indépendamment d'elles est le je-arrière , celui que Kant appelle le je nouménal . Ses décisions sont libres et, enseigne le Talmud, s'il prend un engagement, il n'a aucun prétexte pour ne pas le remplir.16

Enfin pour Levinas, la définition ultime du sujet humain se dit en termes de relation à autrui . Il ne s'agit pas de décrire une structure psychique au sens du psychologue ou du psychanalyste. La relation à autrui est plus profonde que toute réalité empirique et c'est au contraire elle qui donne leur sens à ces réalités. Les notions qui permettent de parler de la relation à autrui sont déterminées a priori  : responsabilité à l'égard d'autrui, obligations, proximité, fraternité, en sont quelques exemples. Cette responsabilité et ces obligations, Levinas y revient avec insistance, ne sont conditionnées par aucun engagement préalable. Disons pour simplifier qu'elles sont la "matière" même dont le sujet humain est "constitué"17. Le sujet humain dont parle Levinas est donc le je-intersubjectif de l'enseignement de Samuel. Cela apparaît même explicitement dans un texte sur un poème d'Agnon où Levinas parle de l'unité d'Israël, c'est-à-dire l'inévitable connexion des humains voués à l'autre homme,..., chacun dans cette communauté, quel que soit son destin, quelle que soit sa mort, trouve une signification personnelle de par son appartenance à ce tout 18.

En conclusion, la loi d'annulation des voeux est relative au noeud le plus profond de la subjectivité.


Notes:

127-2.

26-2.

3On aurait cependant tort de confondre l'argument de Rabbi Eliezer avec l'intrusion de telle ou telle forme d'inconscient dans l'expression d'un voeu. Poser que cette expression peut être incomplète ou approximative ne signifie pas que l'homme soit le jouet du langage, ouvrant ainsi la voie à l'irresponsabilité.

4Psaumes 95-11.

5Nombres, 14-23.

6Psaumes, 95-11.

7Exode 35-5.

8Psaumes, 119-106.

9Nombres, 30-3.

10Nombres, 30-3.

11Dans un autre contexte mahol se traduit aussi pardonner .

12venikhreta hanéfech hahi méaméha.

13Traité Nedarim, 10a.

14Traité Nedarim, 22a.

15Ethique, III, Théorème II, Scholie : Le nourrisson croit qu'il a librement l'appétit du lait, et l'enfant irrité, celui de la vengeance, et le peureux, celui de la fuite.... De même l'homme délirant, la femme bavarde, l'enfant, et nombre d'autres de la même farine croient parler en vertu de la libre décision de leur âme, alors pourtant qu'ils sont impuissants à retenir l'élan de parler qui les tient... les hommes se croient libres par ce seul motif qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par lesquelles ils sont déterminés ; et en outre que les décisions de l'âme ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes, et par suite ces décisions varient, suivant les affections variées du corps, car chacun juge d'après son affection.... Par conséquent les décisions de l'âme se produisent dans l'âme avec la même nécessité que les idées des choses qui existent en fait. Donc ceux qui croient que c'est en vertu d'une libre décision de l'âme qu'ils parlent, qu'ils se taisent ou font quoi que ce soit, ceux-là rêvent les yeux ouverts.

16Toutefois, si la notion de je nouménal est bien conforme à la pensée talmudique, il n'en est pas de même de l'impératif catégorique kantien lui-même. Prétendre déterminer le devoir de manière purement formelle est aux antipodes de ce que vise le Talmud, pour qui la loi est en même temps définie comme science (hokhma) . On pourra consulter à ce sujet notre étude Sciences du quoi et science du qui dans l'ouvrage Explorations talmudiques .

17Les termes de "matière" et de "constitution" ne sont employés ici que par défaut car se représenter le sujet comme une substance douée de structures et de propriétés est une pure trahison aussi bien de la pensée de Levinas que du courant central de la tradition juive.

18Noms Propres, p. 25.


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On 23 May 2003, 13:52.