Léon Askenazi (Manitou) Léon Askenazi, fils du Grand-Rabbin d'Oran, a été parmi les fondateurs, puis a dirigé l'Ecole de Cadres du mouvement des Eclaireurs Israélites de France, l'Ecole Gilbert Bloch, encore appelée Ecole d'Orsay . Bien connu dans la communauté juive sous son nom de scout, son "totem", Manitou, il a été l'un des personnages clé dans la reconstruction de cette communauté après la guerre et il a attaché son nom à de multiples réalisations. J'évoquerai seulement ici ce que fut pour moi, comme pour la plupart d'entre nous, "anciens d'Orsay", la rencontre avec ce maître exceptionnel. J'ai été élève à l'Ecole d'Orsay pendant l'année universitaire 1953-1954. Il n'est pas exagéré de dire que cette année a été d'un bout à l'autre le paradis sur terre. A la base, la camaraderie, l'enthousiasme et l'idéalisme qui nous animaient, constamment fécondés par l'enseignement de celui qui n'était pas un "directeur", de celui qui était tout simplement "Manitou", enseignement auquel s'ajoutait le modèle du couple qu'il formait avec sa femme "Bambi". Manitou était l'homme des contraires. Présence à la fois souveraine et bienveillante, intelligence aiguë associée à une extrême sensibilité, aussi bien intellectuel pur qu'expert en maniement du balai (il disait plaisamment : "moi aussi, je suis soumis au commandement, à la mitsva "), fort combatif mais aussi tolérant, parfois jaloux de son autorité mais sans jamais refuser la discussion. Son érudition étendue et pénétrante ne l'empêchait pas d'accorder à chacun des entretiens particuliers se concrétisant par d'innombrables "tours de parc". Cette harmonie des contraires faisait partie intégrante de l'enseignement de Manitou, aussi bien dans la forme que dans le contenu. Dans la forme : des cours profonds et sérieux, émaillés d'un renouvellement incessant de notes humoristiques, caractéristique qui ne l'a jamais quitté ("un rabbin miraculeux, c'est un miracle qu'il soit rabbin", "un seminaire ne peut donner qu'une demi-lumière"...). Dans le contenu : il n'avait pas son pareil pour nous montrer, après avoir assisté à une controverse, comment chacun des protagonistes avait raison. Il disait (réminiscence de Leibniz ?) que "les philosophes ont généralement raison dans ce qu'ils affirment et tort dans ce qu'ils nient". De l'enseignement de Manitou, j'ai reçu les certitudes fondamentales, celles qui vous accompagnent tout le reste de votre existence, quels que soient les enrichissements qui s'ajoutent par la suite. Ces certitudes ne sont pas seulement intellectuelles, morales ou doctrinales. Certes, par son enseignement à la fois totalement original et totalement classique, il nous a avant tout rendu évidente l'infinie profondeur de la tradition juive. Mais, conséquence intrinsèque du contenu de cet enseignement, Manitou a aussi tissé les fils insécables de notre attachement au peuple juif dans toutes ses composantes, par delà les divergences idéologiques et les différences dans les modèles de comportement. Mieux encore : au delà du peuple juif, atrocement décimé puis renaissant dans sa terre, il nous a fait pressentir le "commencement de la délivrance", les prodromes du renouveau de l'hébraïsme. Manitou nous a enseigné une vue profondément originale sur l'histoire. Sa vérité dernière ne réside ni dans ses événements, ni dans les évolutions économiques, politiques et sociales, ni même dans les transformations culturelles, idéologiques ou religieuses. Derrière tout cela, à la base, l'histoire est productrice d'identités. L'histoire est "l'engendrement de l'homme", ou mieux du "fils de l'homme". La Torah en est le livre, "le livre des engendrements de l'homme (sefer toledot adam)" et, pour nous Juifs, la charte de l'engendrement d'Israël. Manitou avait une manière inimitable de démontrer que, non seulement le moindre récit historique, mais même les aspects purement législatifs de la Torah s'inscrivaient dans cette perspective qu'il appelait "historiosophique" et devenaient ainsi investis d'une dimension insoupçonnée. Torah écrite et Talmud, halakha et aggada, théologie, philosophie et kabbale, tout concourait à dessiner une toile à la fois parfaitement unie et incroyablement riche. On a l'habitude de dire : "que le souvenir du juste soit une source de bénédictions". Cette expression ne suffit pas à exprimer ce que je ressens : pour moi, le souvenir de Manitou est bénédiction. |