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Emmanuel Levinas

Le deuxième maître auquel je dois tant est Emmanuel Levinas dont j'ai eu la chance inouïe de devenir le gendre. Par suite, je m'abstiendrai dans les lignes qui suivent de toute connotation personnelle, m'attachant seulement à décrire le paysage intellectuel qu'il a représenté et représente encore pour moi.

Emmanuel Levinas est assurément l'un des plus grands philosophes juifs, peut-être le plus grand depuis Maïmonide. Né en 1906 à Kaunas en Lituanie, Emmanuel Levinas se fixa en France en 1923 où il vécut jusqu'à son décès, le 25 décembre 1995, le 8e jour de la fête de Hanoucca .

Aucun autre penseur juif n'a réuni en lui et de manière aussi approfondie autant d'univers culturels : enseignement biblique de sa jeunesse, littératures russe et d'Europe occidentale, culture philosophique principalement axée sur la métaphysique, puis, après la deuxième guerre mondiale, rencontre avec le Talmud dans sa partie aggadique. Parallèlement à son travail philosophique, Emmanuel Levinas a été de 1945 à 1979 directeur de l'Ecole Normale Israélite Orientale où il a formé de nombreuses générations d'instituteurs des écoles de l'Alliance Israélite Universelle. A partir de 1963, il fut également professeur d'université.

Emmanuel Levinas fut d'abord disciple de Husserl, mais dès son premier ouvrage, La théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl, il prenait quelque distance avec le primat accordé au théorique et à la représentation dans la phénoménologie husserlienne. Attiré provisoirement par les développements nouveaux apparus chez Heidegger, Emmanuel Levinas se sépara bientôt de ce dernier et son opposition à Heidegger n'a cessé de s'approfondir par la suite. Bien qu'il ait toujours conservé son admiration pour son premier ouvrage, Sein und Zeit, il a contesté sa philosophie, sans même séparer radicalement Heidegger penseur et Heidegger compromis avec le national-socialisme. Le Malin peut être génial, disait-il.

Il est impossible de décrire ici les étapes multiples parcourues par Levinas dans le chemin qui l'a conduit à la formulation de sa propre philosophie et je me limiterai à donner quelques indications sur ce qu'elle fut à son aboutissement.

Alors que pour Heidegger, l'éthique n'est qu'un mode d'être parmi d'autres et même relativement accessoire, Levinas donne à l'éthique le statut de philosophie première. Soyons plus précis. Par éthique, Levinas entend non pas une recherche de perfectionnement ou d'accomplissement personnel, mais la responsabilité à l'égard d'autrui à laquelle le moi ne peut échapper et qui est le secret de son unicité : personne ne peut me remplacer dans l'exercice de cette responsabilité.

Mais d'abord, question cardinale, en quel termes peut-on parler d'autrui ? Levinas répond inlassablement à cette question et les pages qu'il lui consacre figurent parmi les plus belles de la littérature philosophique. Voici, succinctement indiqués, quelques repères. Il convient d'abord d'employer des tournures négatives, d'exclure toute dénaturation. Autrui n'est pas élément d'une espèce, fut-elle l'espèce humaine, n'est pas un concept, n'est pas une substance, ne se définit pas par des propriétés, par son caractère, par sa situation sociale, par sa place dans l'histoire. Autrui n'est pas objet de connaissance, de représentation, de "compréhension" ; on ne le "saisit" pas. Autrui n'est pas l'objet d'une description, il n'y a pas de "phénoménologie" d'autrui. Il est même impropre d'employer à son égard les termes d'apparition ou de dévoilement, termes qui appartiennent encore au registre de la connaissance et du savoir. Que dire alors positivement de cet autrui, évadé de tout ce que nous connaissons, de l'être, comme disent les philosophes, que dire de cet autrui qui vient d'un ailleurs n'appartenant à aucun monde ?

Ayant épuré notre langage, que reste-t-il ? Autrui est "visage", non pas dans le sens d'un visage "vu", d'un visage pouvant se fixer sur une photographie ou dans la mémoire, mais expression, discours. "Visage" qui est d'emblée et tout à la fois parole, demande, supplication, commandement, enseignement. Et dès lors, le "visage" oblige ; il exige réponse, aide, sollicitude, compassion. Et nous arrivons ainsi au terme peut-être le plus employé par Levinas : la responsabilité à l'égard d'autrui.

Chez Levinas, à la différence de Buber, la relation à autrui est fondamentalement dissymétrique. Ce n'est pas la rencontre entre deux personnes placées sur un pied d'égalité, une amitié à base de réciprocité. L'obligation du moi à l'égard d'autrui n'est pas le résultat d'un contrat et n'est pas librement choisie. La survenue d'autrui arrache le moi à sa condition, à son ipséité, et le place en situation d'infiniment obligé. Les figures de cette dissymétrie sont nombreuses et prêtent souvent un sens aux situations de la vie la plus quotidienne. Le "après vous" de la politesse, la relation au féminin, la filialité, la préoccupation pour le besoin du démuni ou de l'étranger en sont les exemples les plus simples. Parfois la pensée de Levinas s'exacerbe au point de pénétrer dans une région qu'il sait être utopique. Ainsi en est-il du souci pour la mort de l'autre au prix du sacrifice de sa propre vie, de la responsabilité pour la culpabilité d'autrui même s'il me persécute (formule extrême que Levinas nuance toujours immédiatement).

Cette mutation du souci pour soi en souci pour autrui, de la subjectivité qui ne se définit plus comme persévérance dans l'être, accaparement et domination, mais au contraire comme sujétion, ce "retournement ontologique", est ce qui, pour Levinas, constitue la véritable humanité de l'homme.

Ce serait toutefois une erreur de croire que tout se réduit à la relation à autrui. Car voici que se présentent le tiers et tous les autres ! Si je donne tout au premier venu, je lèse les suivants. Dès lors, il me faut réfléchir, calculer, comparer, "juger". La théorie, le savoir, les institutions, le droit, congédiés dans un premier temps, retrouvent leur place. Levinas n'est pas un anarchiste. L'Etat démocratique a son rôle, garantir la justice. Rien n'est plus étranger à Levinas qu'une certaine écologie, lorsqu'elle magnifie la nature, oubliant la société des hommes. Jamais le moindre dénigrement de la science ou de la technique. Les problèmes que peut poser la technique doivent être résolus par un surplus de technique, disait-il parfois. Ainsi l'éthique doit se prolonger par la science, par l'institution, par la politique ; "l'Europe, c'est la Bible et les Grecs".

On notera l'originalité de la perspective. Classiquement, la vocation de l'Etat s'analyse seulement comme nécessité d'un ordre réfrénant les appétits car, à l'état de nature, l'homme est un loup pour l'homme. Levinas donne à la loi une autre dimension : fixer une limite à la générosité envers autrui, générosité devenue excessive non pas par l'oubli de soi, mais par celui du tiers.

Mais il y a encore un troisième mouvement. L'institution dont nous avons vu la nécessité, peut à son tour se pervertir, oublier sa justification et écraser l'humain dans une totalité impersonnelle. Il faut rester vigilant pour empêcher que les droits de l'homme, ou plus précisément de l'autre homme dans son unicité, ne se trouvent bafoués par l'abstraction d'un système. Philosophie première, l'éthique est aussi philosophie dernière : l'institution doit être critiquée, sans cesse améliorée ; en dernier ressort, la morale doit contrôler l'Etat. Comme dans le droit juif, où le juge ignore les "visages" pendant l'audience mais les retrouve à son issue.

Levinas ne donne pas seulement à l'éthique le statut de philosophie première (et dernière). Le primat donné à l'éthique dans la pensée de Levinas est tel qu'il en chasse toute considération théologique au sens prégnant du terme. La mystique, le sacré, la possession de l'homme par Dieu, le "numineux" (terme souvent employé bien qu'il ne figure pas dans la plupart des dictionnaires), ne sont que chimères invariablement dénoncées, parfois même rattachées à l'idolâtrie. Plus encore : on cherchera en vain dans toute l'œuvre de Levinas la moindre considération de théologie dogmatique. Levinas est-il croyant ou athée ? Absurde question à laquelle il sait répondre par une moquerie cinglante :

Nous sommes loin des prétendus spinozistes à qui l'alternative croyant-non-croyant est aussi simple que pharmacien-non-pharmacien.

Ce n'est certes pas que Levinas cherche à esquiver un problème. Cela résulte de ce que pour lui, Dieu échappe une fois pour toutes à la catégorie de l'existence et n'est pas plus un objet de connaissance. Dieu n'est pas un être, fut-il qualifié de suprême. Sans le savoir, Levinas rejoint par là un énoncé du Gaon de Vilna : de l'Infini, on ne peut rien dire ; on ne peut même pas le déterminer comme "l'existant nécessaire". Même cette formulation, pourtant acceptée par la théologie juive classique, est ainsi dépassée.

On a parfois classé Levinas parmi les penseurs "religieux". C'est là à l'évidence une déformation. Non pas qu'inversement, il faille le faire figurer dans le camp des "laïcs". Mais les catégories mêmes de "religieux" et "laïc", prises dans leur sens habituel, sont des déterminations relatives à un domaine dont Levinas s'échappe, au dessus duquel il s'élève. Il n'est pas partie prenante à cette controverse. Certes il emploie souvent le vocabulaire de la "religion", mais toujours en lui donnant un sens éthique, et cela, même dans ses écrits "confessionnels". Ecoutons-le :

La relation morale réunit donc à la fois la conscience de soi et la conscience de Dieu. L'éthique n'est pas le corollaire de la vision de Dieu. Elle est cette vision même… Dans l'Arche Sainte d'où Moïse entend la voix de Dieu, il n'y a rien d'autre que les tables de la Loi… "Dieu est miséricordieux" signifie "Soyez miséricordieux comme lui"… Connaître Dieu, c'est savoir ce qu'il faut faire… Le pieux, c'est le juste.

Les textes de cette facture sont légion dans l'œuvre de Levinas. Comment ne pas remarquer à cet égard l'étrange convergence de Levinas avec un autre grand penseur du XXe siècle, le Rav Kook, qui, venu d'un tout autre horizon, se maintenait lui aussi avec fermeté au dessus des controverses mineures et écrivait :

Cela ne nous chagrine pas si telle ou telle structure de justice sociale s'établit sans la moindre mention de Dieu, car nous savons que la seule exigence de justice, sous quelque forme que ce soit, constitue par elle-même l'épanchement divin le plus lumineux…

Cette conception, Levinas l'appliquait sans ambiguïté à l'Etat d'Israël. Vivant en diaspora et "ne courant pas de risque quotidien", il s'est toujours interdit de formuler des critiques publiques à l'égard de la politique israélienne, même lorsqu'elle lui faisait problème. Mais il y a beaucoup plus : l'existence et la vocation d'Israël ont un sens qui transcende la politique. Sur ce point, vital entre tous, et qui ne requiert pas de compétence philosophique particulière, laissons-le s'exprimer largement avec son langage d'or où chaque mot compte :

L'important de l'Etat d'Israël ne consiste pas dans la réalisation d'une antique promesse, ni dans le début qu'il marquerait d'une ère de sécurité matérielle — problématique, hélas ! — mais dans l'occasion enfin offerte d'accomplir la loi sociale du judaïsme. Le peuple juif était avide de sa terre et de son Etat, non pas à cause de l'indépendance sans contenu qu'il en attendait, mais à cause de l'œuvre de sa vie qu'il pouvait enfin commencer. Jusqu'à présent il accomplissait des commandements ; il s'est forgé plus tard un art et une littérature, mais toutes ces œuvres où il s'exprimait demeurent comme les essais d'une trop longue jeunesse. Enfin arrive l'heure du chef-d'œuvre. C'était tout de même horrible d'être le seul peuple qui se définisse par une doctrine de justice et le seul qui ne puisse l'appliquer. Déchirement et sens de la Diaspora. La subordination de l'Etat à ses promesses sociales articule la signification religieuse de la résurrection d'Israël comme, aux temps anciens, la pratique de la justice justifiait la présence sur une terre.

C'est par là que l'événement politique est déjà débordé. Et c'est par là enfin que l'on peut distinguer les juifs religieux de ceux qui ne le sont pas. L'opposition est entre ceux qui cherchent l'Etat pour la justice et ceux qui cherchent la justice pour la subsistance de l'Etat… Justice comme raison d'être de l'Etat — voilà la religion.

Il est légitime de se demander quelle est l'exacte relation de la pensée de Levinas et du judaïsme. A mon sens, ce problème reste essentiellement non résolu. Certes l'œuvre de Levinas ne manque pas d'indications précieuses à cet égard, mais elles se situent le plus souvent dans un cadre formel.

D'un côté, Levinas ne vise aucunement à "accorder" philosophie et judaïsme et répond à Lyotard qu'il n'est pas un "penseur juif" mais un "penseur tout court". Ses textes philosophiques et ses écrits qu'il qualifie avec humour de "confessionnels" sont publiés chez des éditeurs différents. Sa démarche philosophique se déroule selon sa logique propre, l'invocation d'un verset de la Bible pouvant être une illustration mais jamais une preuve. Un maître éblouissant, Monsieur Chouchani (présenté à Levinas par son meilleur ami et compagnon d'étude, le Docteur Henri Nerson), lui a certes montré l'importance du Talmud et lui a indiqué la méthode pour l'aborder. Mais il s'agit essentiellement de méthode et non de contenu, pourra confier Levinas dans l'intimité.

Cependant d'un autre côté, Levinas considère qu'une pensée philosophique s'enracine dans des expériences préphilosophiques et reconnaît à l'histoire juive de notre temps et principalement à la tragédie de la Shoah une place éminente dans l'orientation de sa réflexion. De même écrit-il qu'il a pu être inspiré, peut-être sans le savoir, par le texte biblique. En tout cas, il se voit comme descendant direct et proche des habitants du "jardin de l'Ecriture" :

Bonheur de venir de ce monde, de descendre comme fils de ces hommes, en ligne droite, sans recourir à la médiation de quiconque ! Qu'il fait bon d'être Juif !

Il est également facile d'observer que ses écrits philosophiques sont parsemés de références explicites, mais aussi fréquemment implicites, à des textes bibliques ou talmudiques et qu'inversement ses écrits "confessionnels" fourmillent d'échappées philosophiques, d'autant plus précieuses qu'elles expriment dans un langage moins ardu les thèmes développés avec rigueur dans les textes que l'on peut à bon droit qualifier de "professionnels". On peut certes déceler une évolution dans sa pensée, mais il n'y a jamais contradiction entre ses deux versants.

Enfin la lecture de Difficile Liberté résonne souvent d'accents militants. Levinas y polémique vigoureusement et y présente une défense sans concession du judaïsme et notamment du Talmud. De ce dernier point de vue, il est l'un des très rares penseurs juifs ayant attribué au Talmud une dignité philosophique.

Mais ces considérations restent formelles et superficielles et n'élucident aucunement dans quelle mesure la pensée de Levinas peut être considérée comme partie intégrante du développement du judaïsme. Cette élucidation va d'ailleurs se trouver confrontée à une difficulté majeure : elle exige maîtrise approfondie et simultanée de la culture philosophique et de la tradition juive, plus spécialement talmudique.

L'œuvre de Levinas est d'ores et déjà traduite en de nombreuses langues. Du point de vue strictement philosophique, elle a déjà fait l'objet de nombreux travaux et bien d'autres, particulièrement aux Etats-Unis, sont en préparation. Un Centre Levinas est en cours de création à l'Université de Caroline du Nord. Ce centre, animé par le Professeur Richard Cohen, l'un des meilleurs spécialistes de Levinas, rassemblera en un même lieu et dans des conditions matérielles de premier ordre, non seulement tous les écrits de Levinas, mais également tous les travaux qui lui sont consacrés.

Paradoxalement, Israël est l'un des pays où l'œuvre de Levinas est le moins connue, mais on peut penser que cette situation va bientôt se modifier. Le Docteur Ephraïm Méir enseigne la pensée de Levinas à l'Université de Bar-Ilan dont il dirige le département de philosophie. De plus, il a publié une fort belle traduction de Ethique et infini, amorçant ainsi la traduction des œuvres de Levinas en hébreu. Le Professeur Shalom Rosenberg a animé sur Levinas un séminaire à l'Université hébraïque de Jérusalem. Le Rav Epstein lui consacre également un enseignement à l'Institut Matan.

Un dernier mot. Les textes de Levinas sont souvent ardus, surtout ses écrits "professionnels", et peut-être n'aurez-vous pas la disponibilité nécessaire pour vous y plonger. Alors lisez au moins dans Difficile liberté le court essai de trois pages intitulé Nom d'un chien ou le droit naturel . Je ne serais pas étonné qu'il vous arrache une larme. Dois-je avouer que ce fut mon cas ?

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