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Rav Rottenberg

La troisième personne dont la rencontre a été déterminante est Rav Rottenberg. C'est principalement par son enseignement que j'ai découvert le Talmud dans sa dimension de halakha, de loi. Par conséquent, ce qui suit n'est pas seulement un hommage (bien insuffisant) à sa personne, mais éclaire également dans une large mesure l'inspiration qui anime l'ensemble de ce livre.

Rav Rottenberg est venu en France en 1964 reprendre la direction de la communauté orthodoxe de la rue Pavée. Une grande et belle synagogue avec une communauté fort réduite, principalement constituée de gens âgés, telle était la situation à son arrivée. Il ne manqua pas de personnes de bonne foi pour le dissuader de se charger de ce bateau à la dérive. Mais ils ne savaient pas qui était le capitaine !

Une énergie et une persévérance indomptables étaient les premières caractéristiques de Rav Rottenberg. Au delà de la seule liturgie, de la célébration des mariages et de l'organisation des rites funéraires, Rav Rottenberg mit progressivement en place toutes les institutions et tous les services que doit fournir une communauté : un abattage de viande (en dépit de l'opposition du Consistoire qui voulait conserver un monopole), un bain rituel, une yechiva, une école, une forte assistance sociale. Pendant toutes les années de mise en place, Rav Rottenberg veillait à tout, contrôlait tout, synthèse étonnante entre une dictature absolue et une largeur d'esprit donnant à chacun la faculté de déployer sa propre initiative. A son décès, il laissa une Communauté vivante et forte, tellement forte que…

En ce qui me concerne, c'est une autre face de la personnalité de Rav Rottenberg que j'ai connue. Ayant appris qu'il venait s'installer à Paris, je me suis rendu avec un ami à son domicile avec l'idée (simple éventualité au départ) de recevoir un enseignement en Talmud. Son accueil, mélange unique de majesté et de simplicité, était exempt de tout protocole. Il nous fit sans plus attendre étudier un passage du traité Shabbat, sans tenir compte de ce que, aussi bien mon ami que moi, étions de parfaits ignorants, aussi bien de la matière étudiée que de la technique talmudique la plus élémentaire.

Bien vite se constitua autour de Rav Rottenberg un petit groupe d'élèves dont aucun, autant qu'il m'en souvienne, n'était issu du monde orthodoxe. Chaque matin, Rav Rottenberg nous donnait un cours sur le traité Shabbat. Il était à la fois patient devant nos difficultés de compréhension et enflammé dans ses explications. Rav Rottenberg ne rejetait jamais nos questions, discutait nos remarques ou nos objections, parfois même se ralliait à un autre point de vue. Il nous disait : "J'aime le sekhel, la pensée."

Le cours était exempt de discussions purement dialectiques et Rav Rottenberg ne prétendait jamais exposer un hidouch, une "nouveauté". Il s'agissait seulement d'expliquer le texte dans ses structures essentielles. Rottenberg enseignait selon la méthode qu'il avait apprise à Brisk (il était fier d'avoir été élève de Rav Haïm) : éclairer une page de Talmud en partant de notions théoriques fondamentales. Lorsqu'un texte avait plusieurs interprétations possibles, il nous exposait d'abord le principe à la base de chacune d'entre elles. En somme, Rav Rottenberg suivait pour le Talmud en général la démarche inaugurée par Rav Haïm dans ses commentaires célèbres du Michne Torah .

Mais la puissance de l'enseignement de Rav Rottenberg allait bien au-delà de ces considérations de méthode. Il savait nous montrer que les concepts abstraits issus de l'enseignement du Talmud étaient "vrais", qu'ils permettaient de comprendre la réalité, qu'ils s'incarnaient dans la vie. Pour ceux qui ont suivi son enseignement, la halakha n'est plus un catalogue de rites à accomplir mais une vie encadrée par la pensée, ou mieux, la pensée dans la vie. On ne se demande pas si tel acte est permis ou interdit, mais en vertu de quel principe il peut l'être, ce principe étant lui-même perçu comme une notion non arbitraire. La conscience explicite ou implicite que les règles quotidiennes de la halakha réalisent un ordre structuré, théorique et sensé, en transforme ipso facto le caractère. Imaginez qu'en achetant votre journal, vous ayez conscience de la relation juridique qui se noue entre vous et le vendeur, relation faite d'obligation de vente, de libre décision d'achat, de transfert de propriété, de responsabilité en cas de fraude sur l'objet vendu,… Voilà ce que devenait, évidemment à un degré plus ou moins raffiné, l'application de la halakha après l'enseignement de Rav Rottenberg.

Rav Rottenberg était certes rigoureusement orthodoxe mais acceptait volontiers le dialogue avec nous qui ne l'étions pas et il avait une conscience aiguë des réalités de la vie. Il disait qu'un Rav doit savoir quand il convient d'être strict et quand il convient de rechercher des allégements. Voici un exemple me concernant. On sait que dans le monde entier, dans toutes les communautés orthodoxes, l'entrée du shabbat s'effectue au coucher du soleil (ou plus précisément 18 minutes avant). Cela me posait certains problèmes professionnels et j'ai demandé à Rav Rottenberg si je pouvais accueillir le shabbat postérieurement à ce moment. Surpris par cette question, il me répondit évidemment que ce n'était pas possible. Je lui ai alors objecté que selon le tossafiste Rabenou Tam, l'entrée du shabbat s'effectue plus tardivement. Alors il me dit : "ah ! si tu veux suivre l'opinion de Rabenou Tam, je ne peux rien te dire". Et pour m'enlever tout scrupule, il ajouta qu'avant la guerre, en Pologne, le shabbat était accueilli selon la doctrine de Rabenou Tam.

Autre exemple encore plus significatif. Lorsqu'un non-Juif veut devenir Juif, on doit s'assurer qu'il le fait par idéal et notamment que ce n'est pas en vue de mariage. Mais, nous expliquait Rav Rottenberg, il est parfaitement possible que la motivation initiale soit le mariage, mais que postérieurement, elle se transforme et devienne désintéressée. Et voici la suite. Un de mes amis vivait avec une jeune fille non-Juive. Voulant devenir Juive, elle alla voir Rav Rottenberg. Celui-ci s'aperçut qu'en réalité, la jeune fille était intrinsèquement attirée par la vie juive. Alors Rav Rottenberg accepta immédiatement de la rendre Juive en posant une condition paradoxale : que mon ami s'engage formellement à l'épouser dès qu'elle serait devenue Juive. Rav Rottenberg disait : dans la vie, toute personne a une "assise". Il voulait garantir que, devenue Juive, la jeune fille aurait son "assise". Et naturellement, dès que la condition posée fut réalisée, les choses ne traînèrent pas. Pas d'exigences pointilleuses, pas d'instruction interminable, pas d'examen. La suite montra combien Rav Rottenberg avait vu juste.

Longtemps après, il me reste un regret, une nostalgie : pourquoi n'ai-je pas recueilli plus longtemps l'enseignement de Rav Rottenberg ? Egarement de la jeunesse !

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