Les interdits de l'idolâtrie, du meurtre et ceux liés à la sexualité sont
des cas spécifiques définis chaque fois par un certain contenu, par la mise
en cause paroxystique de l'une des faces de l'identité humaine. Mais il
existe un deuxième type de situation où la loi du sauvetage de la vie ne
s'applique pas. Lorsque le Juif est confronté à une volonté délibérée de
détruire le judaïsme, lorsqu'une contrainte s'exerce sur lui pour le forcer
à transgresser la loi, il doit lui opposer une résistance sans faille,
fût-ce au prix de sa vie. Il s'agit cette fois d'une situation générique,
non liée à telle ou telle loi déterminée. La notion
employée par la tradition pour désigner cette résistance est
la sanctification du nom ou qidouch hachem.
Le Talmud va en préciser les modalités.
Rav Dimi a dit au nom de Rabbi Yohanan : [le fait de ne sacrifier sa vie que dans les trois cas ci-dessus] ne vaut que s'il n'y a pas un décret de l'Etat. Mais s'il y a un décret de l'Etat, même pour un commandement léger, il convient de se laisser tuer plutôt que de transgresser.
Une première éventualité est énoncée par Rav Dimi : un décret de l'Etat, du pouvoir politique, veut contraindre les Juifs à transgresser la loi. Nous sommes dans le cas d'une contrainte collective. Un pouvoir étranger prend une disposition portant atteinte au judaïsme. Dans ces circonstances, la résistance devient la règle. Si un pouvoir étranger s'attaque au judaïsme, on ne lui obéit pas. Comme cela sera précisé plus loin, il n'y a plus dès lors de différence à faire entre commandements essentiels et commandements accessoires ou même simples coutumes. L'obligation de résistance prend le pas sur toute autre considération.
Autre situation où le sacrifice est prescrit :
Rabin a dit au nom de Rabbi Yohanan : même lorsqu'il n'y a pas de décret de l'Etat, cela ne vaut qu'en privé, mais en public, même pour un commandement léger, il convient de se laisser tuer plutôt que de transgresser.
Cette deuxième éventualité est moins dramatique. Nous sommes confrontés à une opposition au judaïsme venant de particuliers sans intervention du pouvoir étatique. Dans ce cas, le Talmud introduit une nuance. Il faut distinguer le cas où la contrainte est privée et celui où elle est publique. Si la contrainte est privée, la loi du sauvetage de la vie continue à s'appliquer. En revanche, si la contrainte s'exerce publiquement, elle ne s'applique plus. Et là encore, il n'y a plus de différence entre commandements essentiels et commandements accessoires. Autrement dit, dès l'instant où le judaïsme en tant que tel est publiquement combattu, une résistance sans faille s'impose.
Qu'appelle-t-on commandement léger et qu'appelle-t-on en public? Rava répond sans ambiguïté aucune à la première question :
Qu'appelle-t-on ``commandement léger'' ? Rava fils de Rav Itshak a dit au nom de Rav : même [modifier une coutume telle que] la couleur des lanières de ses chaussures.
Il s'agit donc pas seulement d'un commandement au sens propre du terme. ``Commandement léger'' inclut tout ce qui a trait à l'identité juive, même une simple coutume. Les Juifs portaient des lanières noires. Si le pouvoir, s'attaquant au judaïsme, veut nous contraindre à porter des lanières blanches, il faut refuser, quoi qu'il en coûte. A la coercition du pouvoir doit répondre la résistance juive. La distinction habituelle entre commandement essentiel et disposition accessoire ne vaut que dans une situation de liberté. S'il y a pression, tout devient crucial. On ne cède sur rien.
La réponse à la deuxième question apporte avec elle un complément essentiel sur le sens de la résistance juive. On pourrait penser qu'elle signifie témoignage orienté vers le monde extérieur, manifestation de courage indiquant de quoi le peuple juif est capable et démontrant au monde comment il sait résister à ses ennemis. Il n'en est rien comme cela va apparaître clairement dans l'enseignement suivant :
Rabbi Jacob a dit au nom de Rabbi Yohanan : ``en public'' signifie au moins dix personnes. Evidemment il s'agit de dix Juifs car il est écrit:
je serai sanctifié au milieu des fils d'Israël.
La sanctification du nom visée ici s'effectue
betokh benei Israël, au milieu des fils d'Israël. Il ne s'agit donc
d'un peuple manifestant sa détermination à un
autre peuple. Il convient donc d'expliciter plus à fond le sens de cette
résistance. Le sens littéral du texte cité est relatif
aux règles des sacrifices:
Quand vous ferez un sacrifice de reconnaissance à l'Eternel, faites ce sacrifice de manière à être agréés. Il devra être consommé le jour même, vous n'en laisserez rien pour le lendemain : je suis l'Eternel. Gardez mes commandements et pratiquez-les : je suis l'Eternel. Ne déshonorez pas mon saint nom et je serai [ainsi] sanctifié au milieu des fils d'Israël, moi l'Eternel qui vous sanctifie, qui vous ai fait sortir du pays d'Egypte pour devenir votre Dieu. Je suis l'Eternel.
Le sens littéral n'a donc rien à voir avec une situation de contrainte ou de menace. La sanctification dont il s'agit consiste à effectuer les sacrifices dans des conditions d'élégance et de rigueur prescrites. Le midrach s'écarte de ce sens premier et ne retient de ce texte que les mots et je serai sanctifié au milieu des fils d'Israël: sanctification du divin, par delà tout rite ou toute loi particulière, ce qui dans le langage talmudique sera exprimé comme sanctification du nom (qidouch hachem). Cette notion ayant été dégagée, le Talmud l'emploie pour fonder l'obligation de résistance, nous en dévoilant ainsi la signification. La sanctification du nom ne se produit pas comme action rituelle, ascétisme ou extase mystique, mais dans le refus jusqu'à la mort de céder à la pression ou à la menace.
Il ne s'agit pas de montrer la force du peuple ou sa bravoure, mais de concrétiser la sainteté de la loi. Non pas la sainteté attachée à telle ou telle loi particulière, mais sainteté d'ordre supérieur, celle de la loi en tant que telle, en tant que pure transcendance. La loi ne saurait être mise en cause par la force matérielle ou la violence politique. La résistance juive à la contrainte réalise concrètement la transcendance de la loi. Ce n'est pas seulement que la loi étant sainte, elle mérite qu'on se sacrifie pour elle. Le refus de céder à la menace et la sainteté de la loi sont une seule et même chose. La loi de la Torah est intouchable. Elle ne saurait être soumise à une contestation sociologique ou politique. Cela serait contraire à sa nature même. La Torah est d'un autre ordre. Elle est donnée pour vivre mais elle transcende la vie ou, pour le dire en termes plus abstraits, la Torah échappe au jeu de l'être. La sainteté de la loi se produit donc comme résistance inconditionnelle à sa contestation. Toutefois cette sainteté ne concerne que la Communauté d'Israël. Il n'y a pas là de message à délivrer à l'humanité. Le non-Juif peut rejoindre la Communauté d'Israël et nous savons qu'il finira par la rejoindre, mais la Communauté d'Israël ne cherche pas à le séduire.
La sanctification du nom, le qidouch hachem, est donc une notion spécifique. Elle ne se confond ni avec le courage du stoïcien, ni avec la bravoure du guerrier, ni avec la révolte contre la tyrannie politique, ni avec le sacrifice recherché par le martyr, ni avec le message du missionnaire. Résistance sans recherche de gloire et encore moins de pouvoir, mais résistance collective, incorruptible, inébranlable, sans concession, production sans intermédiaire de la transcendance dans l'histoire.
En conclusion, pikouah nefech et qidouch hachem se font pendant. Prescriptions opposées marquant deux principes essentiels : importance de la vie d'un côté, sainteté de la loi de l'autre. Il ne faut pas tout confondre et encore moins inverser les termes. Importance de la vie et sainteté de la loi sont des principes antagonistes. Ces principes doivent être maintenus tous deux mais se concrétisent dans des situations différentes.
Surtout, il faut se garder du contresens consistant à déclarer la vie sainte. Ni dans la Bible, ni dans le Talmud, on ne trouvera la notion de vie associée à celle de sainteté. La sainteté caractérise avant tout le divin ; un lieu, un temps, un peuple, un homme peuvent également être qualifiés de ``saints''. La vie ne l'est jamais. Pas plus que tout ce qui a trait à la ``persévérance dans l'être'', force, richesse, puissance, conquête ou guerre. La sainteté vient d'ailleurs.
L'argent et les biens matériels ont de l'importance et de la valeur, il est interdit des les détruire inutilement, mais ils n'ont pas de sainteté. Il en est de même de la vie. Elle surpasse certainement en prix tous les autres biens, mais cela ne lui confère pas pour autant de caractère de sainteté. Parler de sanctification de la vie, de qidouch hahaïm est une contradiction dans les termes. La vie est importante, il faut y veiller, la soigner, la protéger, mais elle n'est pas sainte. On la sauve mais on ne la vénère pas.