Rabbi Akiba prit la parole et dit : [il est écrit dans la Torah]:
si quelqu'un agissant avec préméditation contre son prochain le tue par guet-apens, [même] d'à côté de mon autel tu le conduiras à la mort.
Il est écrit d'à côté de mon autel et non de dessus mon autel et Rava petit-fils de Hana a dit au nom de Rabbi Yohanan : ``cette restriction ne s'applique que pour le conduire à la mort''. En revanche, pour [permettre à un condamné à mort de] vivre, [un prêtre doit descendre] même de dessus mon autel [s'il peut porter un témoignage qui innocentera le condamné].
Or il y a [pour l'instant] un doute sur la validité de ses paroles [et pourtant nous interrompons le service du temple pour innocenter éventuellement le condamné] et [par ailleurs il est connu que] le service du temple repousse le shabbat. A plus forte raison donc le sauvetage de la vie repousse le shabbat.
La dialectique de Rabbi Akiba est plus complexe que celle de Rabbi Ishmaël et il nous faut décomposer la suite des étapes de son enseignement.
Le sens littéral du texte cité ne pose pas de problème. Il énonce qu'un meurtrier ne saurait trouver asile au sanctuaire. S'il s'y réfugie, on l'en fait sortir pour le juger et le condamner à mort. Le sanctuaire n'a pas vocation à être un refuge pour criminels. Le Talmud quitte ce sens premier en bâtissant en quelque sorte une une construction à plusieurs étages.
Premier étage. En premier lieu, il applique le texte au cas particulier d'un prêtre, d'un cohen meurtrier qui veut accomplir un culte. Un cohen meurtrier qui souhaite réaliser un sacrifice sur l'autel doit être sorti du temple pour être jugé, condamné ou exécuté. Il est même possible que ce cohen regrette son forfait et cherche à se racheter par une action liturgique. Il ne faut pas en tenir compte. Le cohen doit être traduit en justice. Les prophètes d'Israël n'ont cessé de proclamer que la liturgie perd son sens lorsque l'ordre des relations humaines élémentaires est mis en cause.
Deuxième étage. Il est écrit d'à côté de mon autel et non de dessus mon autel... Par ces mots, le Talmud apporte une restriction. On ne se saisira pas du cohen tant qu'il est sur l'autel en train de faire le sacrifice. On attend qu'il ait terminé pour le condamner à mort ou l'amener à l'exécution. Il faut distinguer les deux situations à côté (meim) de l'autel et sur l'autel (meal) . Ne pas donner la possibilité à un meurtrier d'échapper à sa sentence en prétextant un acte rituel est une chose. L'arracher brutalement à l'accomplissement d'un tel acte en est une autre. Que l'exigence de justice soit inexorable n'autorise pas à se conduire de manière violente ou précipitée.
Troisième étage. Restriction de la restriction. La distinction entre à côté et dessus n'a plus lieu d'être s'il s'agit au contraire de sauver un condamné à mort. Quelqu'un a été condamné à mort et un cohen en train d'accomplir un sacrifice est en mesure d'apporter un témoignage qui éventuellement permettra d'innocenter le condamné. Dans ce cas il faut l'interrompre immédiatement et l'amener témoigner. La ``lecture'' du verset par le Talmud est donc : [c'est seulement] pour condamner à mort un cohen meurtrier, [que] tu le retires d'à côté de mon autel et non de dessus. En revanche, un cohen quitte sans délai l'autel s'il a quelque chose à dire pour innocenter un condamné.
Il va sans dire qu'une telle situation n'a pas la moindre chance d'être réalisée en pratique. La seule condamnation à mort est déjà quasiment impossible tant sont strictes les règles du code de procédure pénale. Même en ce cas, la publicité donnée à la procédure rend pratiquement certain que notre cohen a déjà témoigné. Mais qu'importe ! Le Talmud se place au niveau des purs principes. Il nous enseigne que si un cohen en train d'accomplir un sacrifice a quelque chose à dire en faveur d'un condamné, on l'interrompt immédiatement.
Cette ``lecture'', ce midrach du texte de la Torah est alors appliquée par le Talmud pour donner son fondement théorique à la loi du sauvetage de la vie. Comme précédemment nous pouvons effectuer un raisonnement a fortiori. Pour sauver très hypothétiquement la vie d'un condamné à mort, on interrompt le culte du sanctuaire. Or ce culte lui-même l'emporte sur le respect du shabbat puisque certains sacrifices sont effectués le shabbat. A plus forte raison peut-on profaner le shabbat pour sauver une vie.
Autrement dit, la situation de quelqu'un dont la vie est en danger est identifiée par le Talmud à celle d'un condamné à mort. Peut-être mérite-t-il effectivement de mourir mais peut-être ne le mérite-t-il pas. Or la Torah nous enseigne que même s'il n'y a qu'une infime chance qu'il ne le mérite pas, il faut la prendre en compte. Ne pas enfreindre shabbat pour sauver une vie est analysé par Rabbi Akiba comme respect d'un rite associé à un risque d'injustice irréparable. Or aucun rite ne subsiste face à une telle injustice, même si sa probabilité est infime.
Nous sommes donc dans un registre nouveau de compréhension du pikouah nefech. Rabbi Ishmaël parlait de légitime défense, d'un droit naturel à sauver sa vie. Rabbi Akiba ne parle plus en termes de droit naturel mais de justice et de présomption d'innocence. Il faut transgresser shabbat car on ne saurait affirmer que la personne en danger mérite de mourir ; or dans un cas de ce genre, même l'accomplissement d'un sacrifice au sanctuaire doit être interrompu et a fortiori le respect du shabbat. Sensibilité à l'injustice et innocence de la vie, telle est l'optique de Rabbi Akiba.