Rabbi Iossé fils de Rabbi Juda dit : [il est écrit dans la Torah]: seulement vous garderez mes shabbats, on pourrait penser que cela doit être appliqué dans tous les cas ; [non car le verset dit] toutefois ce qui introduit un cas particulier.
Cette intervention à première vue sybilline introduit une nouvelle catégorie dans l'analyse du sauvetage de la vie. Conformément à notre méthode, rappelons en premier lieu le sens littéral du verset cité. Il faut à cet effet le resituer dans son contexte. Il y est question de la construction du tabernacle.
L'Eternel parla à Moïse en ces termes : vois, j'ai désigné expressément Beçalel, fils d'Ouri, fils de Hour, de la tribu de Juda, et je l'ai rempli d'une inspiration divine, de science et d'aptitude pour tous les arts. Il saura combiner des tissus ; mettre en oeuvre l'or, l'argent ; enchâsser la pierre, travailler le bois, exécuter toute espèce d'ouvrage...[on fabriquera] la table avec ses accessoires, le candélabre d'or avec tous ses accessoires, l'autel du parfum, l'autel de l'holocauste.... On se conformera à tout ce que j'ai ordonné.L'Eternel parla à Moïse en ces termes : toutefois, observez mes shabbats car c'est un signe entre moi et vous pour toutes vos générations que c'est moi l'Eternel qui vous sanctifie.
Le sens littéral est clair : le travail de construction du tabernacle, aussi important soit-il, doit s'interrompre le shabbat. La construction par elle-même n'est qu'un moyen, elle n'est pas un but en soi et il n'y a pas à se précipiter. Le signe constitué par le respect du shabbat l'emporte et vient limiter l'ardeur constructrice. Bâtir le tabernacle est important mais cette importance a sa limite.
Le midrach de Rabbi Yossé introduit un renversement complet de perspective. La limite à la construction du tabernacle introduite par le shabbat devient une limite qu'il faut apporter au shabbat lui-même. Si la construction a sa limite, le shabbat aussi doit avoir la sienne. La loi du sauvetage de la vie constitue précisément cette limite. Le respect du shabbat s'arrête si la vie humaine est en cause.
Rabbi Yossé insère cette idée dans le verset par sa ``lecture'' inversée qu'il est difficile de faire ressortir dans une traduction en français. On peut cependant la pressentir en changeant le toutefois en quand même. Rabbi Yossé lit en substance : construisez le tabernacle, mais quand même respectez le shabbat. La restriction est ainsi introduite sur un ton qu'il faut entendre comme mesuré et hésitant, de sorte que la restriction contient elle-même une restriction.
Quoi qu'il en soit, Rabbi Yossé nous met sur une nouvelle direction. Par
principe, toute loi doit avoir sa limite et ses exceptions.
Le respect du shabbat est certes une loi cruciale de la Torah ; elle
se relie à des principes métaphysiques et surtout ouvre à une modalité
d'existence où se récapitule l'essentiel du projet du judaïsme. Mais, aussi grande soit son importance, il convient que cette
loi connaisse des restrictions. Le principe du sauvetage de la vie
en donne l'occasion la plus marquante.
Que toute loi ou plus généralement tout principe ait ses exceptions est une
constante de la pensée talmudique. L'habit des prêtres est composé en
contradiction avec l'interdit de se vêtir d'un habit composé de laine et de
lin. Les règles de l'abattage légal, de la chehita, ne sont pas
respectées pour les oiseaux dans le cadre du service du Sanctuaire. Le
Talmud indique que les lois alimentaires n'étaient pas en vigueur pendant la
durée de la conquête. Même l'interdit de représentation de ce qui a trait au
monde du divin trouve sa limite : dans le Tabernacle, puis pendant toute la
période du premier temple, à l'endroit le plus sacré du Sanctuaire, se
dressaient les sculptures en or de deux chérubins. Pour la plupart des
interdits, la loi du sauvetage de la vie garantit déjà à elle-seule la
possibilité de l'exception. Nous verrons plus loin qu'à son tour, cette loi
aussi a ses propres limites.