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Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 1

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES



1.1  Prétentions de la morale chrétienne vis-à-vis de la philosophie et du paganisme. Sont-elles fondées ?

De tous les éléments qui ont contribué au triomphe du christianisme dans les temps anciens et modernes, le plus important, sans contredit, est sa morale. Le christianisme lui-même a une si haute idée de sa propre morale, qu'il n'hésite pas à affirmer que c'est par la sainteté et la sublimité de cette morale, par son excellence absolue, qu'on prouve le mieux la divinité du christianisme. Si cette prétention est juste, il faut de toute nécessité que la morale chrétienne soit supérieure non seulement à tout ce que la raison humaine a produit de plus beau à cet égard parmi les païens, non seulement à tout ce que la raison humaine pourrait jamais produire, mais supérieure aussi à tout ce que la raison divine a jamais manifesté aux hommes de plus parfait et de plus excellent à cet égard. Car on ne saurait prouver la divinité du Christianisme par son éthique, sans préalablement démontrer que ni le paganisme, ni la philosophie, ni même le judaïsme ne surent jamais s'élever à une pareille hauteur ; ce qui implique, quant à ce dernier, un perfectionnement ultérieur de la raison divine au moins dans ses manifestations.

Ces prétentions sont-elles fondées ? Cet orgueil est-il bien légitime, et cette supériorité bien réelle ? N'y a-t-il rien d'exagéré dans ces louanges que le christianisme se décerne à lui-même ?

Nous n'avons pas pris à tâche d'examiner ses rapports avec le paganisme, ni même avec la philosophie. Si tel était notre but, il ne nous serait pas difficile de démontrer, textes en main, quant à la philosophie, que bien des pages de Platon, bien des maximes de l'école stoïcienne, - surtout d'Epictète et de Marc-Aurèle, l'ami de Rabbi Iehoudah Hannassi, - bien des morceaux éloquents de Cicéron, sans compter tout ce que la philosophie a produit et peut encore produire de grand dans la suite des siècles, n'ont rien à envier aux titres moraux les plus glorieux du christianisme. Quant au paganisme, sans insister sur ce que la poésie ou la théologie gréco-romaine contiennent de simple, de beau et d'élevé, nous n'aurions qu'à extraire des fragments de quelque livre sacré de l'Orient, de Confucius, de Manou, par exemple, pour montrer tout ce que l'humanité est capable de tirer de ce fonds riche, inépuisable, que Dieu a mis au cœur de l'homme, et qui s'appelle le sentiment religieux.

1.2  Supériorité prétendue sur le judaïsme ; absurdité de cette hypothèse ; son impiété.

Mais ce qui nous intéresse et nous touche directement, c'est la supériorité que le christianisme s'attribue sur le judaïsme, c'est l'infériorité qu'il lui impute en fait de morale, montrant par là qu'il ne lui doit rien, et que c'est seulement par un essor tout spontané qu'il s'est élancé à une hauteur précédemment inconnue. Tant que ses prétentions se bornaient à rabaisser la morale païenne, elles étaient, hâtons-nous de le dire, en grande partie justifiées. Si le paganisme, comme religion et comme philosophie, s'éleva, ainsi que nous venons de le dire, quelquefois au-dessus de lui-même, il lui manqua toujours en morale cette sûreté et cette pureté, cette élévation et cette indépendance qui furent l'apanage du judaïsme, et dont le christianisme hérita ensuite. Sa morale n'était pas sûre, parce que sa théologie, bien loin d'en faciliter l'empire sur les âmes, le détruisait plutôt, en leur montrant des dieux sans cesse en contradiction avec leurs propres maximes ; elle n'était pas pure, parce que l'intérêt, le plus vil intérêt, était son mobile habituel ; elle n'était pas élevée, parce que ses vues, ses aspirations, n'allaient pas au delà du cercle de la vie présente ; elle n'était pas indépendante, parce que, tantôt absorbée, tantôt esclave, tantôt confondue avec l'Etat, avec la politique, elle était gênée par des entraves qui arrêtaient à toute heure son libre développement. Ce sont ces inconvénients que le christianisme fit disparaître en partie, restant tantôt en deçà de la morale hébraïque, tantôt poussant la réaction antipaïenne au delà de ses justes limites, et se blessant lui-même par cette exagération, par cet excès de rigueur. Mais enfin, cette religion a fait faire un pas, un grand pas, à la morale, à l'humanité ; elle a renversé ces autels fumant encore de tant de sang innocent, supprimé ces repaires où la prostitution était élevée à la hauteur d'un devoir religieux, proclamé l'origine commune, la fraternité universelle des habitants de la terre, secoué la boue dont l'égoïsme, l'orgueil, la force brutale, les richesses avaient souillé le front des pauvres, des malheureux, des vaincus, des esclaves. Ces bienfaits, et d'autres encore, sont des titres impérissables à la vénération des siècles, à la reconnaissance des hommes ; l'hébraïsme lui-même s'y reconnaît, s'y complaît, s'en réjouit ; il admire ces enfants dévoués qui, sortis de son sein, remplis de son esprit, enflammés de ce feu qui faisait parcourir aux Pharisiens « les terres et les mers, à la recherche d'un prosélyte1 », ont, non pas introduit, comme ils s'en vantent, l'ère messianique dans le monde, tant s'en faut ; mais aplani ses voies, préparé son avènement, annoncé son règne. Oui, la Synagogue les admire, et quoique flétrie, ensanglantée par la main de l'Église, elle n'a cessé de le proclamer, surtout par la bouche de Maïmonide2.

Ces titres, ces mérites réels et légitimes du christianisme, ont servi de base à des prétentions exorbitantes. Sans justice, sans équité, sans logique même, on a déclaré sa morale supérieure à la morale hébraïque. Le christianisme lui même, par un aveuglement dont nous allons bientôt mesurer la grandeur a laissé libre cours au préjugé, il s'est laissé encenser par ces parfums enivrants ; que dis-je ! Il a établi formellement, par la bouche même de son fondateur, un tableau comparatif entre les morales : la morale de Moïse et la morale de Jésus, et comme dans un concours de médecine, de jurisprudence, de pharmacie, il s'est évertué à montrer l'excellence de ses produits, la supériorité de ses recettes sur celles du rival. Spectacle singulier et instructif ! Car si, au dire des chrétiens, l'excellence de la morale chrétienne en prouve la divinité, ses prétentions nous ramènent à la terre, et dans les plus basses régions de la terre. Car jamais une morale divine, une suite naturelle du mosaïsme, n'aurait tenu ce langage ; jamais le Dieu des Juifs, la voix qui avait parlé d'abord sur le Sinaï, ne se serait ainsi dédoublée en deux systèmes, en deux ordres, en deux degrés : jamais elle n'aurait dit : Vous avez entendu qu'on a dit aux anciens... Moi je vous dis... ; car ce Dieu unique aurait senti son Moi toujours le même, toujours identique et cohérent dans ses pensées, dans ses volontés, dans ses lois.

1.3  Immutabilité de la parole divine.

Cette contradiction intrinsèque n'est pas la seule qui dérive des prétentions chrétiennes à la supériorité morale sur le judaïsme. Ici, comme nous l'avons fait ailleurs à propos des dogmes, nous n'avons qu'à formuler une considération qui s'offre d'elle-même à la pensée de chacun. Est-ce que le christianisme se fonde sur quelque base autre que le judaïsme ? Est-ce qu'il a ailleurs ses racines, ses titres, ses précédents ? Est-ce que dans l'un et l'autre n'existe pas le même Dieu, la même volonté, la même autorité ? Est-ce que le christianisme évangélique partagerait la doctrine de Marcion, doctrine infiniment plus logique, comme nous le verrons en son lieu, qui a fait du Dieu des Juifs et du Dieu des chrétiens deux êtres, deux volontés, deux autorités, deux lois toujours en guerre, toujours ennemies ? Non. Pour le christianisme évangélique, l'un et l'autre sont un même Dieu, une même volonté qui s'exprime par, deux organes différents. Or, qu'on y pense bien, Dieu peut-il être supérieur à Dieu ? Peut-il, dans son immuable éternité, avoir tantôt une volonté, tantôt une autre, tantôt imposer une loi moins parfaite, tantôt une autre plus parfaite ? Et tout ce qu'on vient nous dire en son nom ne doit-il pas avoir sa racine, son origine et ses titres dans cette volonté une fois exprimée, qui ne se dément ni ne peut jamais se démentir ? Or de l'aveu du christianisme, Dieu a parlé aux patriarches, a parlé à Moïse, il leur a donné une morale, une morale divine, parce que rien que de bon, de parfait, d'absolu ne peut émaner de Dieu ; parce que, auteur d'une morale moins parfaite, il tomberait aussitôt dans le temps, la contingence, la mutabilité. Est-ce que toute morale ultérieure ne doit pas se fonder sur celle-là, se justifier et s'autoriser par elle ? Est-ce que toute prétention à la supériorité n'est pas, par cela même, un blasphème ?

1.4  L'homme n'est perfectible que si la parole de Dieu est parfaite.

On a parlé de gradations, de la loi du progrès ; on a dit que l'homme n'est pas capable d'atteindre d'un bond au plus haut degré de perfection, qu'il est essentiellement perfectible. Oui, dirons-nous, et c'est par cela même, c'est parce que l'homme est perfectible, c'est afin qu'il puisse se perfectionner, que Dieu est parfait, que sa parole est parfaite. L'effort de l'homme consiste à la réaliser successivement. Semblable à la création, qui sort des mains de Dieu pourvue de tout ce qui la constitue, sans qu'un atome s'ajoute ou se perde dans le cours des siècles, la parole de Dieu, cette autre création, ce monde, cet ordre idéal, sort complète, parfaite, de la bouche de Dieu. Elle tombe, comme la création, dans le temps, le mouvement, la contingence, elle en partage le sort, les conditions et les vicissitudes. Considérée en elle-même, elle cache dans ses profondeurs des forces inconnues, comme la création en cache dans ses entrailles, jusqu'à ce que l'homme les découvre ; elle ne réalise que par degrés ses divines perfections dans la société humaine, comme la création ne lui offre que par degrés ses richesses à exploiter : mais l'une et l'autre, le création et la révélation, parfaites en elles-mêmes, ne sont perfectibles que dans leur réalisation. Non, la loi de Dieu n'est point perfectible, et les hommes ne le sont au contraire qu'à la condition qu'elle soit parfaite. Comment, en effet, concevoir une perfectibilité sans une loi, sans un critérium, une règle, un idéal parfait dont les traits, successivement réalisés, constituent le progrès ? Le moyen de concevoir une évolution, un mouvement sans un point de départ et un point d'arrivée, une aspiration sans un travail sans plan, sans modèle, sans idéal ?

Au lieu de cela qu'a fait le christianisme ? A la place du Dieu des Juifs, le premier et le dernier3, la Protologie et la Téléologie du monde et de la société, qu'est-ce qu'a mis le christianisme ? Il a mis en Dieu lui-même la perfectibilité, au moins dans son verbe extérieur ; il a enseigné que la parole de Dieu est susceptible de perfectionnement progressif, qu'elle se plie aux situations, aux mœurs, voir même aux faiblesses des hommes ; il a mis en Dieu la flexibilité de Paul qui se fait Juif aux Juifs, Gentil aux Gentils, les ignobles condescendances des Jésuites aux idolâtres chinois ; il a fait un dieu à son image, comme les dieux d'Homère, au lieu de faire l'homme à l'image de Dieu, comme enseigne Moïse. Or, non seulement il a heurté par là le bon sens, la droite raison, qui ne peut pas admettre plus d'une volition dans l'Éternel, mais il a rendu inutile toute révélation, il a miné ses propres bases et détruit son fondement le plus solide ; il a enfin posé un principe qui se retournera contre lui-même, et qui mettra à chaque instant son existence en péril. Comment, avec une pareille théorie, une révélation quelconque serait-elle nécessaire ? Qu'on nous parle d'une révélation digne de ce nom, d'une révélation qui vienne apprendre aux hommes des vérités auxquelles nul effort humain ne pourrait atteindre, qui leur propose un idéal de morale et de vertu que la seule raison de l'homme ne puisse enfanter, et alors cette raison même s'inclinera devant une telle révélation, car elle y verra l'empreinte et le signe de son origine céleste. Mais une révélation différente, qui ne fasse que suivre pas à pas le développement naturel des facultés de l'homme, qui, au lieu de dire tout d'abord son dernier mot, au risque même de n'être pas comprise ou appréciée, ne fasse qu'émietter la vérité éternelle au fur et à mesure que les cœurs et les esprits sont plus en état de l'accueillir, cette révélation, dis-je, sera d'abord fort suspecte aux yeux d'une sagace critique, et surtout elle sera absolument inutile ; car elle n'a rien à dire aux hommes, qu'ils ne soient capables de se dire à eux-mêmes.

Bien plus, c'est dans la révélation judaïque que se trouvent les titres, les promesses, les prophéties sur lesquelles se fonde le christianisme. Or, qui nous assure qu'un changement social, intellectuel, moral de l'humanité n'exigera pas d'autres moyens, d'autres lois, d'autres mesures, et que les promesses messianiques ne seront pas à leur tour abolies ? Et quand même elles se seraient vérifiées dans le christianisme, quand même il serait le messianisme prédit par les prophètes, est-ce qu'il prétendrait, lui, arrêter à jamais le cours des événements ? Est-ce qu'il aurait, lui, épuisé la sagesse, la fécondité divine et condamné la parole de Dieu à un silence éternel ? Est-ce qu'il aurait fermé à son profit l'ère des révélations ?

1.5  Une révélation réitérée est suspecte et inutile, Elle se retourne contre le christianisme.

Cette loi de Moïse à qui tout semblait promettre une durée éternelle, entourée de tant de prodiges, pourvue de tant de ressources, elle a pourtant cédé, dites-vous, devant une autre loi, devant une autre alliance, dont elle n'aurait été que l'ombre, l'image, l'avant-coureur. Qui nous assure que celle-ci ne soit pas à son tour la figure et la préparation d'une religion plus parfaite ? Est-ce que Dieu serait épuisé ? Est-ce qu'il n'aurait plus à parcourir d'autres phases soit morales, soit intellectuelles, soit sociales ? Comment donc ce besoin d'une nouvelle révélation, né un peu plus de dix siècles après le Sinaï, n'auraitil plus à se manifester, même après vingt, après trente, après cinquante siècles depuis l'Évangile ? Non, il n'est pas possible de le soutenir. Il y a un mot que le christianisme, par ses prétentions à la supériorité, a attaché à perpétuité à son existence, à son action, à son rôle dans le monde ; il y a un nom qui est devenu après des siècles la qualification de la plus grande scission, du plus grand déchirement que l'Église ait encore subi - c'est celui de PROTESTANTISME. Le protestantisme ! Mais c'est le christianisme qui l'a le premier introduit dans le monde, en établissant un principe qui s'est retourné de siècle en siècle contre lui-même ; j'ajoute, en établissant un principe qui permettra un jour l'avènement d'un autre christianisme, d'un autre messianisme. Car le mal, dans la main de Dieu, est son propre remède. En un mot, l'Église n'a eu et n'aura de protestants que parce qu'elle a, la première, protesté contre le judaïsme.

On le voit, le christianisme ne peut pas se dire possesseur d'une morale supérieure à la morale du judaïsme, sans blesser lui-même ses plus chers intérêts, sans se heurter contre la logique, sans faire crouler les bases mêmes sur lesquelles se fonde toute religion et toute morale. Descendons pourtant de ces régions supérieures, de ces hauteurs spéculatives où la vérité, si elle n'est que plus éclatante, est cependant moins accessible au vulgaire en raison même de son élévation. Essayons, s'il se peut, un parallèle, déterminons-en les conditions et les limites, voyons enfin en détail si c'est de son propre fonds que le christianisme a tiré sa morale, - son principal titre à l'estime des hommes, - ou si ce n'est pas plutôt le milieu où il a vécu, les doctrines qui l'entouraient, la religion où il a ses racines, qui lui en fournirent les principes et les éléments, hélas ! bientôt oubliés.

1.6  Distinction à faire dans le judaïsme. - Politique et morale.

Une question se présente tout d'abord, et quoiqu'elle puisse, à première vue, paraître quelque peu étrange, nous ne laisserons pas de la poser, bien sûr qu'on en appréciera sur-le-champ l'importance. Dans ce parallèle, dans ce jugement comparatif que nous voulons instituer, est-ce une morale que nous allons comparer à une autre morale ? Avons-nous ici deux termes congénères, qu'on puisse peser dans une même balance, de manière à se prononcer sur leur mérite, sur leur supériorité relative ? Chacun voit de quelle gravité est cette dernière considération. S'il était vrai qu'en rapprochant le judaïsme et le christianisme comme on l'a fait constamment jusqu'ici, on eût rapproché deux systèmes, deux principes d'un ordre tout à fait différent, qu'on eût mis en regard une morale pure et simple, la morale du christianisme, avec une morale et une politique tout ensemble, ou plutôt avec une politique exclusivement, personne n'oserait soutenir que le jugement, que l'arrêt, quel qu'il soit, aurait été équitable. Or, je le demande, est-ce là ce qu'on a fait jusqu'aujourd'hui ? J'ose le dire : à part quelques honorables exceptions qui ont tenu compte, et encore insuffisamment, de ce double caractère de la loi mosaïque, tous en général, amis ou ennemis, n'ont fait que prendre d'une main le livre de Moïse, de l'autre l'Évangile, et prononcer entre ces deux livres, à qui la supériorité, à qui le mérite de l'excellence doit être adjugé. Pourtant il n'est personne qui ne reconnaisse que dans le code de Moïse, ou plutôt dans le judaïsme, il y a deux choses bien distinctes, soit par la nature, soit par le but, soit par les moyens ; qu'il y a une politique, et qu'il y a aussi une morale. Sans doute le judaïsme est un ; sans doute la politique s'allie de mille manières à sa morale, elle lui emprunte parfois son langage, elle en adopte parfois l'onction et la grandeur. Sans doute aussi sa morale travaille à former non seulement de bons citoyens de la Jérusalem céleste, mais aussi de bons patriotes, de bons Israélites, de bons citoyens de la Jérusalem terrestre. Sans doute enfin, il y a entre la morale et la politique du judaïsme un échange perpétuel de forces, de services, d'influence, une mutualité très avantageuse à l'une et à l'autre. Mais autant il serait imprudent de les séparer en pratique à Jérusalem, autant il serait injuste de les confondre dans un examen théorique, surtout vis-à-vis d'une morale qui non seulement n'a rien de commun avec la politique, mais qui en est la négation vivante, l'adversaire le plus redoutable. Il est donc de la plus stricte équité de bien distinguer, dans le judaïsme, la morale de la politique, le code de la religion, le citoyen du monothéiste, et, pour exprimer cette différence par deux noms également chers au peuple de Dieu, - le Juif d'avec l'Hébreu, - le membre de l'Etat gouverné par la dynastie judaïque, d'avec l'Hébreu, fils d'Abraham, disciple et sectateur de la foi d'Abraham, cet Hébreu par excellence. C'est faute d'avoir compris cette grande vérité, que la morale chrétienne a été jugée supérieure à la morale des Juifs, ou plutôt à leur politique. Pourrait-il en être autrement ? Une politique, quelque pure, quelque honnête qu'on la suppose, pourrait-elle jamais rivaliser avec la simple morale ? Les devoirs d'une nation pourraient-ils être compris à la manière des devoirs de l'individu, et au droit international pourrait-on jamais substituer avec succès l'Imitation de Jésus-Christ ? Voilà, je crois, une vérité évidente par elle-même. Je n'en citerai qu'un exemple, mais un exemple frappant : le pardon des injures, celui justement par où le christianisme semble s'élever à une perfection jusqu'à lui inconnue. Qu'on essaie, si l'on peut, de l'appliquer aux nations ; qu'on adresse aux nations ces préceptes d'humilité, de tolérance, de patience, de longanimité qui abondent dans les Évangiles ; qu'on leur dise, si on l'ose, d'offrir leur joue aux soufflets, aux crachats, d'avaler en silence et même de ne payer que par des bienfaits les injures les plus atroces, les offenses les plus sanglantes, - et qu'on voie s'il est possible qu'une nation puisse subsister avec un pareil code ; si à l'instant même l'invasion, la conquête, l'asservissement, l'annihilation n'en seraient pas pour elle la conséquence inévitable.

1.7  Conditions de toute politique. Le christianisme se reconnaît incapable de remplir ces conditions.

Non ! Si une patrie doit exister, si un Etat a droit de vivre, si le mot de nationalité n'est pas un vain mot, l'Évangile, la morale évangélique, ne sera jamais la règle des nations. Et pourquoi ? Parce qu'une nation a moins de devoirs qu'un individu, parce que la grandeur et le nombre des devoirs vont toujours décroissant à mesure que s'étend l'agglomération : moins dans une famille que dans un individu, moins dans une ville que dans une famille, moins dans l'Etat que dans une seule ville, moins dans l'humanité entière que dans chacun des Etats. Car chacun de ces centres divers ne doit abnégation, sacrifice, qu'à ce qui lui est supérieur : l'humanité, par exemple, n'a de devoirs à remplir qu'envers Dieu, et il n'y a que lui à qui elle doive soumettre et subordonner ses intérêts. Or, si une nation a droit d'exister, si ses devoirs consistent justement à ne pas observer la morale individuelle, au moins dans ses extrêmes conséquences, si Israël était une nation soumise aux mêmes exigences que toute autre et bien plus encore, entourée qu'elle était d'ignorance, d'injustice, de barbarie ; si elle l'était par l'expresse volonté de Dieu ; si son existence se liait indissolublement aux intérêts les plus grands, les plus sacrés, aux destinées religieuses de l'humanité tout entière, peut-on être surpris de voir son législateur lui imposer les règles indispensables d'une sage politique, et établir dans la charité universelle des restrictions, garantie nécessaire de sa conservation ? Sans ces mesures, toute la puissance de Dieu, j'ose dire, n'aurait pu épargner au peuple d'Israël une prompte, une inévitable destruction.

Le christianisme lui-même l'a bien senti. Il s'est bien vite aperçu que, dans la morale qu'il prêchait au monde il n'y avait point de place pour les diverses patries, pour les nationalités diverses, grandes individualités dans la grande famille humaine. Aussi, dès son début, d'une main il offre aux Juifs sa nouvelle morale, de l'autre il leur montre ce temple (où Dieu et le peuple, la religion et l'Etat avaient choisi leur siège le plus auguste) dévoré bientôt par les flammes, sans qu'il en reste pierre sur pierre pour attester aux passants son ancienne existence. Aussi, à côté de sa morale ascétique, il place son royaume, si je puis ainsi dire, ascétique, son messianisme tout spirituel, et à la place de la liberté politique il propose à ses adhérents la liberté spirituelle. Etrangers à la lutte, aux efforts, aux sacrifices que cette héroïque poignée de Juifs opposa aux Romains dans cette crise suprême de la patrie, les chrétiens retirés à Pella virent tomber, avec Jérusalem et le temple, l'empire terrestre de cette loi qu'ils voulaient abolir dans les âmes, - et une nation, une grande nation allait payer dans l'exil le premier tribut à la morale des Évangiles.

1.8  Le patriotisme est un sentiment juif.

Mais un plus grand théâtre était réservé au christianisme ; son action, son influence, sa morale allaient s'étendre sur des peuples sans nombre, sur un empire mille fois plus vaste que n'était la Palestine. Nous nous garderons bien, soit de méconnaître les bienfaits que cette morale prodigua aux malheureux de toute espèce, les soulagements, la réhabilitation qu'elle leur apporta, soit de nous faire l'écho de ces vieilles accusations des païens que des auteurs modernes n'ont pas craint de renouveler pour leur compte, et qui voyaient dans les chrétiens des conspirateurs, des rebelles, des ennemis de l'empire. Nous n'examinerons que ses rapports avec le sentiment patriotique, avec le culte, l'amour, l'existence d'une patrie. Or, je dis que, tant dans la période romaine qu'à toutes les époques suivantes, le christianisme, la morale chrétienne n'eut rien à offrir à des sentiments si naturels à l'homme, qu'elle ne sut créer que des entraves au développement naturel de ces sentiments, et que son action fut toujours embarrassée, toutes les fois qu'elle eut à se prononcer sur les droits de la patrie.

Le christianisme prêchait un principe, un grand principe, la fraternité universelle, principe tiré du judaïsme, mais qui n'était nullement tempéré, comme dans celui-ci, par la fraternité nationale. Au contraire, le christianisme accomplissait, au profit de la fraternité humanitaire, le sacrifice que les anciens législateurs avaient fait, tantôt de l'individu à la famille par l'exagération des droits paternels, tantôt de la famille à l'Etat par la création de cette dernière et absorbante personnalité. Le christianisme franchit donc un degré, et, à son tour, il abolit et effaça les nations au sein de l'humanité. Impossible dès lors, de voir dans l'ennemi politique autre chose qu'un frère ; impossible que le cœur ne tremble, que le bras ne chancelle toutes les fois que l'homme va blesser l'homme, le frère frapper le frère, et que tous les hommes ne soient pas égaux devant le christianisme : le Barbare, le Scythe, le Grec, le Juif, comme le dit Paul lui-même. Pourrions-nous, du reste, exprimer cette grande vérité d'une manière plus éloquente ou plus hardie que ne l'a fait naguère un éminent écrivain : « Le patriotisme, dit-il, est un sentiment de l'ancienne loi qui, théoriquement, N'A POINT DE PLACE DANS LA NOUVELLE ; et le jour où l'Évangile a été prêché aux Gentils a été, en principe, LE DERNIER JOUR DES NATIONALITÉS ». Et plus loin : « Le sentiment de la nationalité tel que l'entendent les Anglais EST UN SENTIMENT ESSENTIELLEMENT JUIF. On croirait que la société anglaise est une société de CIRCONCIS4 ».

1.9  Deux manières de comprendre la fraternité et l'égalité universelle dans le Christianisme.

Il faut pourtant le dire, cette égalité fut comprise successivement de deux manières différentes par le christianisme. D'abord, il n'eut pour les distinctions nationales qu'une apathie, qu'une indifférence universelle, et son catholicisme, son cosmopolitisme ne fut que négatif. Mais il ne tarda pas longtemps à changer de nature. Car, devenu triomphant, il aspira à réaliser cette égalité, cette fraternité universelle d'une manière très positive ; et voilà la papauté. Ainsi, d'une manière ou de l'autre, toujours l'abolition, toujours l'effacement des diversités nationales au sein d'une apathie universelle ou d'un empire universel. Et pourquoi ? Parce qu'un côté manquait absolument au christianisme, le côté social, le côté politique, soit à cause de sa morale outrée, exclusive, soit à cause de ses aspirations ultra-mondaines qui allaient incessamment se réaliser ; parce qu'à côté de sa morale sociale, il n'avait point une justice sociale ; qu'à côté d'un autel, il n'élevait point de trône, ou bien il absorbait, il éclipsait le trône par l'autel.

1.10   Inconvénients et faiblesses de la morale chrétienne.

Nous allons toucher à un des premiers dangers, à une des premières faiblesses de la morale chrétienne ; nous allons voir que non seulement il serait fort injuste de ne voir d'un côté qu'une morale, de l'autre qu'une politique, ce que nous avons déjà établi ; que non seulement c'est là, dans le christianisme, une lacune, un vide qui a rendu son existence embarrassée et embarrassante dans le monde, mais nous allons aussi voir comment sa morale elle-même, toute belle, tout exquise qu'elle paraisse, peut-être à cause de son raffinement même, ne put se soustraire aux conséquences de cette lacune, de cette absence de l'élément politique, qui fait à la fois la faiblesse et la gloire du judaïsme ; comment le grand principe de la charité s'est tué lui-même pour n'avoir pas voulu faire sa part, sa légitime part au principe de la justice.

La nouvelle religion eut beau ne tenir compte que de l'esprit, elle eut beau fouler aux pieds tous les intérêts, toutes les exigences de la vie, elle eut beau tourner sans cesse ses regards vers le royaume de Dieu, où elle devait régner en souveraine, elle eut beau prédire son avènement prochain et se croire déjà sur le seuil de l'ère résurrectionnelle, de la palingénésie universelle, elle ne pouvait cependant changer la nature des choses. Le monde continuant d'aller son train malgré ses prédictions contraires, elle se trouva engagée dans ce monde dont elle avait cru la destruction prochaine, dans cette société qu'elle avait espéré voir bientôt transformée en une société de créatures impérissables, dans ces intérêts qu'elle ne s'était point donné la peine de régler, dans ces droits, dans ces devoirs qu'enfante la vie politique et sociale. D'abord persécuté, le christianisme en fut quitte pour son sang généreusement versé - mêlé toutefois à celui des Juifs - dans tous les coins de l'empire. Mais une bien plus rude épreuve lui préparait son triomphe. Maître une fois de cette société sur laquelle il n'avait point compté, il aurait échappé à tous les dangers s'il avait eu, comme le judaïsme, un roi à placer sur le trône, un code à proposer aux tribunaux, une politique à installer au timon de l'Etat, et si, comme le judaïsme, il avait eu le soin, l'admirable soin de distinguer tout ce côté mondain, social, politique de ses institutions d'avec sa morale, sa religion, ses dogmes, son culte. Mais le christianisme n'avait rien qu'une religion, il n'était qu'une religion ; sa loi à lui, sa politique, son trône était le dogme, le culte et l'autel. Maître une fois du monde, qui va-t-il placer sur ce trône laissé vide ? Qui va tenir le glaive de la loi ? Voici le point décisif dans l'histoire du christianisme. Le christianisme, de la meilleure foi du monde, ne crut pouvoir rien faire de mieux que d'occuper lui-même le trône, que de saisir lui-même le sceptre de la justice, c'est-à-dire de mettre ses dogmes, son culte, ses lois, au sommet des pouvoirs publics ; en d'autres termes, employer la loi, l'Etat, la royauté, au service de sa religion, mettre ses dogmes au niveau des institutions politiques, le culte à la place des devoirs nationaux et la morale à l'égal des vertus publiques ; en un mot, remplacer le citoyen par la conscience. N'est-ce pas ce qu'on appelle en général religion d'Etat ? Or, qu'est-ce que la religion d'Etat ? C'est la conscience traitée comme le citoyen, l'esprit régi, réglementé à la manière du corps, la foi entourée de pénalités, de bourreaux, de bûchers ; c'est la violence, l'injustice, la tyrannie, mise au service d'une religion toute de charité. Et justement parce qu'elle n'avait que la charité, et que l'idée de justice lui avait complètement échappé, parce qu'elle n'avait prêché que l'amour et nullement le respect, parce qu'elle s'était vouée au culte de la vertu la plus sublime en négligeant une vertu subalterne mais également sainte et infiniment plus nécessaire ; enfin, pour avoir voulu être plus que juste, elle fut condamnée à être violente.

1.11  Détermination des termes de comparaison entre les deux morales.

Et l'hébraïsme ? L'hébraïsme, lui, avait une politique, il ne dédaigna pas de se mêler aux affaires de ce monde ; il offrit le pain quotidien au commun des hommes, l'air, la lumière, le soleil, un abri, une protection, de bonnes lois, une justice à respecter, une patrie à aimer, des intérêts à soigner, des vertus publiques à pratiquer, vertus sans doute qui ne sont pas absolument spirituelles, absolument célestes, mais qui sont beaucoup plus nécessaires, qui sont, oserai-je dire, le ciel sur la terre, parce qu'elles sont l'éternelle vérité, l'éternelle beauté et l'éternel amour appliqués et entremêlés sans cesse aux affaires de ce monde ; la schekhina qui habite sur la terre. Et ce qui est mille fois plus admirable, ce qui témoigne de sa divine origine, c'est qu'au sein de cet hébraïsme si un, si compact, si homogène, il y a pourtant une ligne profonde de démarcation qui sépare à jamais la religion de l'Etat, le citoyen du monothéiste, la foi de la justice, le dogme de la Loi ! Chez lui la conscience, théâtre de la foi, la place publique, théàtre de la politique, n'échangèrent jamais leur rôle, leur empire, leur destination. Jamais le remords et l'échafaud, la mort et l'enfer, ne tinrent lieu l'un de l'autre. Nulle peine matérielle pour l'impiété, nulle pression spirituelle sur le citoyen. Il y avait un code surtout politique, la loi de Moïse ; un code surtout religieux, la tradition. Non que le premier n'ait pas la même origine, le même but que le second ; non que celui-ci ne suppose, ne complète même le premier : mais l'un est plutôt la règle du corps, il parle de préférence au citoyen, au peuple, à ses intérêts, à ses souvenirs, à ses espérances ; l'autre est plutôt la règle des mœurs, la règle des esprits, et il s'adresse plus volontiers à la conscience, à l'âme, à son passé, à son avenir, à ses intérêts éternels. Comparer la morale chrétienne au premier est non seulement une injustice, mais une maladresse, car c'est mettre à nu la plaie du christianisme, cette lacune qui a conduit la charité à être moins que juste pour n'avoir point donné une place convenable aux intérêts de ce monde.

Mais nous devons comparer la morale chrétienne à la morale, à la seule morale juive. Cette morale, on l'a déjà pressenti, a sa source, en grande partie sans doute dans les saintes Ecritures, mais surtout dans la tradition, et c'est cette dernière principalement que nous mettrons en regard de la morale de l'Évangile. On ne nous accusera donc pas de choisir un terrain favorable à la prééminence de la morale juive. On a tant et si longtemps décrié cette morale ; les Pharisiens ont été si fort en butte aux dérisions, aux sarcasmes de l'Église, elle a paru si peu craindre leur rivalité, qu'on ne refusera pas, nous l'espérons, à ces mêmes Pharisiens de venir déposer au tribunal du dix-neuvième siècle les pièces de leur procès, les titres de leur séculaire condamnation. D'ailleurs c'est le judaïsme, tel qu'il est, que nous opposons à la morale chrétienne. Bien loin d'imiter ceux qui, par crainte de l'inondation, se réfugient sur les hauteurs, nous ne nous abriterons pas derrière la Bible, objet de la commune vénération, pour résister aux prétentions de la morale chrétienne. Nous prenons le judaïsme rabbinique, traditionnel, tel que les siècles l'on fait, et nous croyons d'ailleurs mieux servir les intérêts de la critique en étudiant ainsi la morale chrétienne dans tout ce qui l'entoura à sa naissance, dans les doctrines et la morale contemporaines, qu'en nous renfermant dans une antiquité dont l'action, quoique indubitable, ne peut avoir été aussi spéciale, aussi visible, aussi continue que celle de l'hébraïsme pharisaïque.




Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)

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