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Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 6

CHARITÉ



6.1  Accusations de Jésus. - Elles regardent la Bible aussi bien que les Pharisiens

Nous venons d'écrire le mot charité . S'il y a une prétention qui remonte au fondateur même du christianisme, c'est sans contredit celle d'avoir éclipsé, l'ancienne Loi, la foi d'Israël, en fait de charité. On n'a qu'à jeter les yeux sur le cinquième chapitre de Matthieu pour s'édifier sur cette supériorité tant vantée depuis. Il est curieux de voir comment les plus chaleureuses protestations contre tout soupçon de vouloir abolir la Loi s'allient, dans Jésus, à la prétention de lui être supérieur ; tendance incontestable, et qu'il dissimule à peine sous l'idée d'un perfectionnement. « Ne croyez pas que je sois venu anéantir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu les anéantir, mais les accomplir (v. 17) ». Cet accomplissement dont il s'arroge la mission, il l'explique en détail dans ce qui va suivre (v. 21). « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point... etc. Mais moi je vous dis que quiconque se met en colère contre son frère, sans motif, sera punissable par le jugement ; et celui qui dira à son frère : Raka, sera punissable par le conseil ; et celui qui l'appellera fou, sera punissable par la Géhenne du feu ». Et plus loin (v. 27, 28) : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point d'adultère. Mais moi je vous dis, etc ». C'est cette opposition perpétuelle, établie par Jésus entre les dispositions de la Loi ancienne et celles de la nouvelle alliance, que nous allons prendre pour sujet de notre examen. Ne consiste-t-elle pas en des préceptes destinés à sauvegarder tantôt la vie, tantôt l'honneur, tantôt la propriété du prochain ? Leur violation ne serait-elle pas la plus cruelle atteinte aux plus simples devoirs de la charité ? N'est-il pas juste de voir si le judaïsme est réellement coupable de tant de graves omissions avant de lui demander par quelle loi, par quels conseils, par quelles maximes il a pourvu à l'accomplissement des devoirs positifs de la charité ? Ne faut-il pas plaider la défense, repousser les accusations, avant de faire valoir ses droits, ses titres sérieux à la reconnaissance de l'humanité ? Nous sommes fâchés de le dire : ces accusations ne sauraient être plus hautement formelles dans les paroles de Jésus ; le judaïsme ne pouvait être plus directement mis en cause, son honneur ne pouvait être plus compromis. Est-ce à la tradition, est-ce aux Pharisiens seulement qu'on en veut ? Erreur de le croire. Le verset 20, qui semble autoriser ce doute, n'est qu'un leurre jeté à l'ignorance. L'idée d'accomplissement et par suite d'imperfection, que nous avons déjà fait remarquer ; surtout ces paroles sacramentelles : Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens, ne permettent en aucune façon de songer aux Pharisiens seuls ; et les textes mêmes de la Bible, cités en preuve d'imperfection, achèvent de démontrer impossible une interprétation qui a souri parfois à l'apologétique chrétienne. C'est donc, à n'en pas douter, la Bible, Moïse, Dieu lui-même qui sont en cause, et nous serions tentés de laisser la morale chrétienne se perdre elle-même par cet excès de vanité qui creuse sous ses pieds un abîme, où ses titres, ses droits, sa base unique doivent à jamais s'engloutir. Cependant l'imputation est tellement hardie, elle contraste si ouvertement avec les faits les plus manifestes, qu'il n'est pas sans importance pour cette question, qui s'agite depuis des siècles entre les deux Églises, de voir de quelle manière on s'y est pris pour accréditer dans le monde des préjugés qui, aujourd'hui encore, ne sont, pas tout à fait dissipés.

6.2  Loi civile et loi morale. Nécessité de les distinguer

Avons-nous besoin de répéter ici ce que nous avons, dès l'abord, eu soin d'établir ? Il y a dans le judaïsme deux choses qu'il faut scrupuleusement distinguer, sous peine d'aboutir à des conclusions fausses et injustes. Il y a dans le judaïsme la loi civile, qui protège l'honneur, le vie, la propriété du citoyen, et dont l'administration est confiée aux tribunaux. Il y a la loi morale, dont les devoirs, mille fois rappelés dans la Bible, trouvent leur place naturelle dans la tradition et dans les enseignements des docteurs. Double loi, qui répond au double caractère du peuple juif, d'un côté à sa politique, de l'autre à sa religion ; l'une est mieux représentée par le code de Moïse, l'autre se fait mieux entendre dans les prophètes d'abord, ensuite chez les docteurs. Serait-il équitable de juger la morale juive d'après la Loi de Moïse ? Autant vaudrait chercher la morale française dans le Code civil, ou bien celle des Anglais dans la Magna charta. On n'aurait donc rien conclu contre le judaïsme, tant qu'on se bornerait à interroger le seul code de Moïse.

Mais dans ces limites mêmes que la justice nous oblige à reconnaître, Jésus a-t-il raison ? Cette infériorité de la loi de Moïse, comparée à sa morale, est-elle bien et solidement établie ? Non. S'il y a un point où ces deux parties constitutives de la vie israélite : la justice et la charité, se soient mutuellement pénétrées, où la dernière ait profondément inspiré les dispositions de sa sœur, où enfin la Loi soit charitable par excellence, c'est précisément, il faut le dire, celui que Jésus choisit pour terrain de la lutte, lorsque sa morale va se mesurer avec l'ancienne. Certes, il ne pouvait s'aviser d'un plus mauvais choix. Qu'on en juge.

6.3  La convoitise, la colère, condamnées par les Pharisiens

Vers. 27 : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne commettras point d'adultère ». Vers. 28 : « Mais moi je vous dis que quiconque regarde une femme pour la convoiter, a déjà commis en son cœur un adultère avec elle.» Or, il ne faut pas chercher bien loin pour trouver dans le Décalogue même le dixième commandement, qui n'a pour objet que ce désir interdit par Jésus. Est-ce calomnie, est-ce oubli de sa part ? Nous ne le croyons pas. Voici, selon nous le mot de l'énigme. La tradition, tout en conservant sa force entière au commandement ci-dessus, tout en donnant le sens le plus large, le plus absolu à celui du Deutéronome, subordonnait cependant celui de l'Exode (exprimé par un autre verbe) à une condition, afin que le violateur pût être poursuivi en jugement ; car jamais les docteurs n'auraient fait de procès aux désirs, aux intentions, aux pensées, et, d'un autre côté, le caractère tout légal du code de Moïse les empêchait de croire qu'il ne fût ici question due d'un simple désir. Quelle était donc cette condition sous laquelle le désir pouvait être poursuivi ? C'était celle de l'exécution . Alors, mais alors seulement, la loi humaine aurait droit d'intervenir ; alors seulement il y aurait eu adultère, et non après un simple désir comme Jésus le professe. Voilà l'abus, l'étrange abus que l'Évangile nous offre de l'exégèse pharisaïque. Bien loin d'affaiblir la rigueur de la loi mosaïque, les docteurs ne faisaient que réglementer l'action des tribunaux, qu'établir des limites infranchissables aux lois humaines, que distinguer soigneusement le for intérieur où Dieu seul est juge, de l'acte extérieur tombant sous la jurisdiction des magistrats. Ont-ils rien ôté par là à la gravité du précepte ? Ont-ils touché à celui du Deutéronome, où le verbe a une tout autre latitude à leurs yeux ? Nullement, et la preuve c'est leur propre morale, très sévère contre toute espèce d'impudicité. Regarder une femme avec convoitise, regarder un seul de ses doigts, regarder même ses cheveux, écouter son chant, admirer ses habits, marcher seulement sur ses pas, se plaire à sa conversation, tout cela est, pour les Pharisiens, non certes adultère, mais péché et péché grave ; tout cela ne donne encore qu'une faible idée de l'austérité pharisaïque en fait d'impudicité. Y a-t-il rien de plus sévère que ce précepte - Si ton œil droit te fait broncher, arrache-le et le jette loin de toi ; car il vaut mieux qu'un de tes membres périsse que si tout ton corps était jeté dans la Géhenne. Eh bien ! Avant que ce précepte fût même écrit, avant qu'Origène en eût fait l'étrange application que l'on sait, le judaïsme vénérait dans la personne du chef du pharisaïsme de Rome, Rabbi Mathia ben Harash, le héros qui, obsédé par de continuelles tentations, s'arracha les yeux pour en être délivré.

N'y eût-il pas d'autres preuves, Jésus lui-même nous en fournirait. Car la plus sanglante accusation que le pharisaïsme ait imaginée contre son terrible ennemi, c'est d'avoir dit un jour de quelque belle Madeleine : « Que cette fille a de beaux yeux !» (Talmud, Sanhédrin, p. 107.) Quand on voit dans ce propos une faute très grave, presque un crime, on est assurément éloigné de toute espèce de relâchement en fait de morale. Une chose nous reste encore à observer : c'est le nom d' adultère dont Jésus qualifie même le simple désir. Ce qu'on va lire prouvera, qu'oubliant le caractère tout civil, tout politique, du code mosaïque, non seulement il lui fait un crime de n'avoir pas érigé en loi des préceptes moraux, mais, par un renversement d'idées, par une confusion vraiment déplorable, il met la morale, l'intention, le désir, à la place de la loi, du fait, de l'acte extérieur, il lui en confère le nom, la gravité, le caractère impératif et même la sanction pénale, comme, d'autre part, il absout le véritable adultère par un simple parole : double et grave abus, que les successeurs de Jésus n'ont que trop fidèlement continué.

Il dit en effet (v. 21 et 22) : « Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : Tu ne tueras point, et qui tuera, sera punissable par le jugement ; mais moi, je vous dis que quiconque se met en colère sans cause contre son frère sera punissable par le jugement, et celui qui dira à son frère Raka sera punissable par le conseil, et celui qui l'appellera fou sera punissable par la Géhenne du feu. » Avant d'examiner ce qu'il y a d'injuste dans ce reproche, voyons ce qu'il contient de trop ou de trop peu. La colère sans cause est interdite ; et la colère motivée le serait-elle moins ! La morale pharisaïque se garde bien de cette restriction, qui permet à chacun de croire sa colère justifiée par des motifs suffisants ; elle ferme la porte à tout prétexte, elle interdit toute colère. Mais qu'est-ce qu'il y a d'excessif dans la sentence de Jésus ? Evidemment c'est l'oubli de la distinction la plus naturelle, celle que le judaïsme, tout théocratie qu'il est, peut-être parce qu'il est la véritable théocratie, n'a pas cessé un instant d'enseigner et de pratiquer. la distinction entre la justice et la charité, entre le code et la morale. Jésus n'en veut rien savoir. Il envoie l'homme qui se met en colère par devant le jugement, précisément comme l'homicide du verset précédent ; celui qui dit Raka à son frère, sera puni par le Conseil. Où est le code qui voudrait sanctionner de pareilles énormités ? Où est la loi qui voudrait faire un procès à la colère, ou traduire à la barre celui qui se permettrait d'appeler quelqu'un sot, tête vide, car Raka ne signifie pas autre chose ! Est-ce là le crime qu'on reproche à la loi de Moïse ? En vérité, elle peut s'enorgueillir de n'avoir point donné place dans son code à de telles dispositions. Mais ce n'est pas seulement l'excès, l'enflure, le luxe des pénalités qui domine dans ce verset, c'est aussi la confusion. La prison et la Géhenne y sont jetées pêle mêle, d'une main qui semble plutôt pressée de punir, de renchérir sur l'ancienne justice mosaïque, que guidée par l'équité et la prudence. Pour la colère et l'épithète Raka, les tribunaux ; pour celle de fou, la Géhenne. Quelle confusion, quel mélange de religion et de code pénal, de démons et de gendarmes, d'enfer et de prison ! C'est la confusion ultérieure qui déjà pointe à l'horizon ; c'est le premier pas dans le chemin qui mène aux autodafés, aux cachots de l'Inquisition. Enfin Jésus, en tant qu'il envoie aux enfers l'homme qui dit fou à son prochain, ne se trompe pas de juridiction. Mais, arrivés à ce point, ce qu'il faut examiner, c'est si le judaïsme, tout en distinguant ce qui est du ressort du code, de la justice, de ce qui appartient à la morale, a rien à apprendre, rien à envier de cette éthique qui veut à tout prix être crue nouvelle. Eh bien ! Nous n'hésitons pas à dire qu'il n'en est rien. Sans doute, la condamnation de la colère, comme celle de l'envie, comme celle de la concupiscence, comme celle de l'orgueil, de l'ambition, de l'avarice, ne pouvait trouver place dans le code de Moïse. Ils sont, il est vrai, si bien décriés, si bien condamnés par les exemples de nos grands hommes, par les préceptes généraux d'amour, de charité, de justice, de modération, qu'on ne peut accepter ni aimer la Bible sans haïr toute cette espèce de vices ou de passions. Mais en vain on y en chercherait la condamnation spéciale et expresse ; et pourquoi ? Parce que, nous le répétons, le Pentateuque n'est que le code des Juifs, code civil, politique et rituaire, ennobli sans doute et relevé par l'inspiration, par le souffle religieux, moral, spiritualiste, dogmatique, qui en vivifie toutes les parties ; mais enfin, ce n'est qu'un code. Où est la source de la morale ? Là où commence la tradition. Et où commence la tradition ? Un peu en Moïse, un peu plus dans les Prophètes, et enfin elle s'achève, elle s'accomplit, elle trouve son organe naturel dans les Docteurs, les maîtres du peuple. Est-ce que sur ce terrain propre, naturel, dans ces sources spéciales, la morale qui en jaillit est moins pure, moins élevée que dans les Évangiles ? Les vices et les fautes en question y sont-ils moins sévèrement condamnés que dans les Évangiles ? Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons déjà dit de la colère. On n'a qu'à relire le chapitre précédent. Mais il n'y a pas jusqu'à ces petites minuties, à ces raffinements de moralité où semble vouloir se réfugier la prééminence évangélique, dont le type et l'origine ne se découvrent dans la plus ancienne morale des Pharisiens. Inutile de dire que la qualification d'impie, donnée à un homme, est un motif suffisant d'en appeler aux tribunaux135 ; que le seul fait de lever la main sur un autre, même sans le frapper, est qualifié d'impiété et punissable en justice136 ; que la colère est assimilée, d'une part, au suicide, car, comme dit le Talmud, c'est de l'homme colère que le prophète a dit : « Eloignez-vous de l'homme qui se blesse lui-même par sa colère137,» et que, d'autre part, elle est mise au rang d'un véritable homicide (non justiciable toutefois des tribunaux), si elle va jusqu'à faire rougir par de grossiers reproches l'objet de notre haine, de sorte que « le blanc et le rouge, disent les docteurs, se succèdent sur son visage  »138 fût-ce même à cause d'un grand crime dont il se serait rendu coupable. Mais ce qui est surtout à remarquer, ce qui arrache des mains de la morale chrétienne le sceptre usurpé par elle, c'est que, de tous les crimes les plus énormes, de tous les péchés les plus graves, les seuls qui fassent exception au grand principe judaïque de la non éternité des peines, les seuls enfin que l'on menace de la damnation éternelle, ce sont trois péchés contre la morale, et, qui plus est, les deux premiers ne sont que l'objet même de ces anathèmes évangéliques. Fût-on le plus grand pécheur du monde, disent les Pharisiens, l'enfer ne nous retiendra pas pour l'éternité ; tous verront un jour la lumière du ciel, le paradis. Savez-vous qui ne le verra jamais ? Celui qui appelle d'un mauvais nom son prochain, celui qui fait rougir son prochain par des propos offensants, et l'adultère139. Voilà l'éthique de ces Pharisiens formalistes, de ces adorateurs de la lettre, de ces hommes sans cœur, sans âme, sans entrailles, que nous dépeignent les Évangiles. Voilà le moule sur lequel on a calqué le raka, le fou, envoyés aux galères ou à la Géhenne du feu par la morale évangélique. Est-ce tout ? Non. La morale pharisaïque a des raffinements ; elle connaÎt de telles délicatesses, elle atteint à des nuances si exquises, qu'on lui opposerait en vain une rivale quelle qu'elle fût. « Mieux vaut pour l'homme se jeter dans une fournaise ardente que de faire rougir son frère en public140 ». Et qui est l'auteur de cette belle maxime ! L'homme qui représente le mieux l'école où le christianisme a puisé, comme nous n'avons cessé de le dire, ses dogmes et sa morale : Rabbi Siméon ben Johaï. « Quiconque fera rougir son frère, rougira lui-même quand les anges le repousseront de la demeure de l'Éternel »141. La plus précieuse bénédiction que les Pharisiens donnaient à leurs disciples, c'était : « Plaise à Dieu que tu n'aies jamais à rougir ni ne fasses rougir les autres  »142. Enfin, le plus ancien texte rabbinique ménage à ce délit une place qu'on ne saurait imaginer plus solennelle ni plus imposante, et une sanction qu'on ne saurait concevoir plus terrible : « Celui qui profane les choses saintes, qui méprise les solennités, qui annule l'alliance de Abraham, notre père, qui donne à la Loi un sens contraire au vrai, qui fait rougir (littéralement pâlir) son prochain en public, n'aura point part au Monde à venir ». Est-ce Jésus qui parle ? Sont-ce les Évangiles ? Non, ce sont les Pharisiens.

6.4  Extension donnée par eux aux préceptes du Décalogue

Il y a plusieurs autres points à l'égard desquels, Jésus a tâché d'établir la supériorité de sa morale sur l'ancienne. Quoique la plus grande partie des considérations précédentes s'appliquent non moins bien à toute la suite de son discours, nous ne l'examinerons pas en ce moment, parce qu'elle ne se rapporte pas directement à la charité. Le divorce (vers. 31), le serment (v. 33), le talion (v. 38), attendront donc que leur tour arrive. Il y a un point cependant qui devrait dès à présent fixer toute notre attention : c'est l'amour du prochain selon la loi ancienne, comparé à celui que la nouvelle vient apporter au monde. Nous voulons toutefois nous demander d'abord : Pourquoi Jésus, prenant pour terrain de ses comparaisons la deuxième partie du Décalogue, l'homicide, l'adultère, le faux serment, pourquoi dans l'examen de ces lois, relatives à nos rapports avec le prochain, n'accorde-t-il aucune place à celle qui interdit le vol, à celle qui proscrit toute espèce de tromperie, de fraude dans le commerce ? Il aurait pu, comme il le fait pour le reste, renchérir sur les dispositions légales du Pentateuque et se procurer le facile triomphe que le plus plat et plus médiocre moraliste saurait bien, lui aussi, se ménager sur les sèches et arides prescriptions du Code civil et criminel. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Peut-être voyait-il la tradition se dresser pleine de force et d'autorité, suppléant amplement à ce qu'il y a de trop strictement légal dans la loi mosaïque. Quoi qu'il en soit, il n'est pas juste que nous laissions ignorer au lecteur cette prodigieuse extension, cette merveilleuse fécondation (c'est le mot) opérée par la tradition sur la loi de Moïse. Il faut voir ce que ces formules si sèches, si nues : Ne vole pas, Ne trompe pas, deviennent au souffle fécondant de la tradition, et nous venons d'en voir un spécimen dans les deux commandements : « Tu ne tueras point ; tu ne commettras point d'adultère ». On est voleur, pour le code, quand on soustrait un objet à son propriétaire ; mais on l'est autrement encore pour la tradition. Pour elle, l'homme qui capte l'opinion publique par une feinte vertu, par l'imposture, cet homme est un voleur. Presser quelqu'un d'accepter une hospitalité qu'on n'a pas l'intention sérieuse de lui donner, affecter de faire de grandes offres, sachant qu'on ne les acceptera pas, c'est, dit la très ancienne Tossifta, toujours voler, de manière ou d'autre143. Serait-ce plus excusable, par hasard, aux yeux de l'Éternel ? Erreur de le croire. Quiconque vole l'estime, l'opinion des créatures, c'est comme s'il volait l'estime du Très-Haut144 ; profiter d'une équivoque pour se donner auprès de quelqu'un mérite qu'on n'a pas, c'est tout bonnement voler. Si tu portes un habit déchiré, garde-toi de marcher en tête du convoi funèbre, car on pourrait croire que tu t'associes à la douleur des parents et des amis : ce serait voler et les vivants et les morts145. Es-tu sorti de la ville pour prendre le frais ? Garde-toi d'accepter les remerciements de quelque ami qui arrive et qui suppose que tu es allé au-devant de lui. Autrement, tu serais bien loin de suivre l'exemple de Rab Safra, qui, en pareil cas, s'empressa de détromper son interlocuteur en lui déclarant qu'il ignorait complètement sa prochaine arrivée. Crois-tu enfin que cette morale, cette loyauté si rigide ne t'est imposée qu'au profil de tes frères en religion ? Samuel, le Pharisien, le médecin de Juda le Saint, l'ami de Plotin (car c'est lui que désigne, selon moi, l'ABLAT du Talmud), Samuel, dis-je, vient te détromper. Il veut que la plus grande loyauté préside à son rapports avec tous les hommes quels qu'ils soient, Juifs ou Gentils, et il est le premier à montrer par son exemple qu'on ne peut, sans péché, capter l'estime d'un Gentil par de fausses démonstrations. Témoin l'anecdote où Samuel reproche à son domestique d'avoir offert à un batelier du vin coupé d'eau pour du vin pur.

Voilà ce que les Pharisiens ont fait du précepte qui interdit le vol. Celui de ne point tromper a été fécondé à son tour par cette vie puissante que le sol pharisaïque communique à toutes les semences qu'on lui confie. Profiter d'une origine ignoble ou païenne, d'un passé peu honorable, d'un présent peu fortuné, pour dire à un frère : « Souviens-toi de ta vie passée, de tes ancêtres ; ta bouche, qui s'ouvre à présent pour proclamer la vérité et les louanges de l'Èternel, fut jadis souillée par du sang, des chairs étouffées, des viandes impures ; tes souffrances ne sont que la juste punition de tes anciennes fautes », c'est là un abus, non moins inique que celui de l'homme qui emploierait son habilité plus grande, son adresse supérieure, au détriment de ses frères et de leurs intérêts. « Et savez-vous lequel est pire ? » demande le plus grand docteur de l'école kabbalistique, R. Siméon ben Johaï. « C'est le premier qui est cent fois plus coupable. N'est-ce pas à l'honneur qu'il s'attaque, mille fois plus précieux que l'argent ? N'est-ce pas un dommage bien plus insigne, qu'on ne peut pas réparer avec de l'argent ? »

Cette loyauté, cette magnanimité parfaite, étaient si bien enracinées dans le cœur des Juifs, que tout l'éclat de la tiare n'a pu les éblouir quand la tiare a été souillée par de semblables bassesses. C'est ainsi que la mémoire d'un pontife, dont la générosité n'égalait pas la grandeur, resta à jamais infâme en Israël. Il venait d'accomplir jusqu'au bout le majesteux office du saint jour d'Expiation. Suivi de la foule, il était acclamé, presque porté en triomphe, après une journée si bien remplie, vers le lieu de sa demeure. Tout à coup un mouvement se fait dans la foule, elle s'ouvre à deux hommes à l'habit modeste, à l'accent étranger : c'étaient deux prosélytes ! Schemaïa et Abtalion, les deux maîtres vénérés en Israël, les précepteurs de Hillel et de Schammaï. L'imprudent et orgueilleux pontife les apostrophe en ces mots : Que les fils des Gentils viennent en paix. - Oui, répondent les deux docteurs en baissant les yeux, que les fils des Gentils viennent en paix s'ils font les œuvres d'Aaron, mais que les fils d'Aaron ne viennent point en paix s'ils n'en ont pas aussi les vertus et les œuvres146. Et Israël a toujours répété : Les fils des Gentils viennent en paix s'ils pratiquent les vertus d'Aaron.

6.5  Dieu est charité. - La charité juive.

On le voit, tout ce qui offense la charité, même de loin, même de la manière la plus indirecte, est sévèrement repoussé par la morale hébraïque. Mais la charité elle-même y est-elle ? On semble en douter, tant on est habitué à faire de Christianisme et de Charité deux termes synonymes. Nous l'avons dit et nous le répétons : il y a des traits sublimes, des élans incomparables de charité dans les Évangiles. Est-ce à dire que ce soit là un précepte nouveau, comme, à notre grand étonnement, le proclame l'Évangile ? Peut-être serait-il injuste de le dire même vis-à-vis du paganisme ; mais ce serait une iniquité criante, une énorme absurdité de le supposer un seul instant pour ce qui regarde l'hébraïsme. Le christianisme a beau s'élever dans les plus hautes régions d'une morale presque mystique, c'est sur les ailes de l'hébraïsme qu'il plane dans ces hauteurs ; il a beau dire Dieu est charité, ce mot sublime qui remue dans ses entrailles tout ce monde païen endormi au sein des plus grossières jouissances, c'est l'hébraïsme qui le lui a mis dans la bouche. « Dieu est charité, Dieu est amour », Col hatzilout nikra ahava dit la Kabbale ; Tokho ratzouf ahava, zo haschekhina dit le Midrasch. Et savez-vous ce que les docteurs ont fait du précepte mosaïque : Aime ton prochain comme toi-même ? Ils en ont fait le grand principe de la Loi, selon l'expression d'Akiba (Zé kelal gadol batorah), ou bien toute la Loi n'en est que le commentaire, selon la célèbre réponse de Hillel au proséyte. Ils on converti : Je suis l'Éternel, mots qui terminent le verset, en un serment terrible de rigoureuse justice contre tous ceux qui ne pratiqueraient pas le précepte en question147. Ils en ont fait ce mot si cher aux docteurs, si vaste, si compréhensif, Ghemilouth hassadim, Charité. Or, qu'est-ce pour eux que la Ghemilouth hassadim ? Je ne sais si des idées plus justes, plus nobles, plus magnifiques peuvent jamais frapper l'oreille humaine. Elle est, avec la Doctrine et le Culte, une des trois colonnes du monde entier148. Elle est le commencement, le milieu et la fin de la Loi ; car celle-ci nous montre à son début Dieu donnant à l'homme une compagne, au milieu Dieu encore visitant Abraham, à la fin Dieu toujours, creusant un tombeau à Moïse149. Sans elle, la science, la foi, le culte ne feront jamais qu'un homme sans Dieu, sans ce Dieu de vérité dont il est écrit dans la Bible : « Israël resta de longs jours sans le Dieu de vérité »150 (voilà le culte de vérité dont parlent les Évangiles). Sans elle, bien que possédant toute espèce de vertus, on ne sera jamais qu'un mauvais juste, le bon juste étant seulement celui qui est bon à la fois pour Dieu et les hommes, et le mauvais juste celui qui n'est bon que devant le Seigneur151. Avec elle, au contraire, on a toutes les autres vertus ; car Rabban Johanan ben Zakkaï ayant invité tous ses disciples à dire quelle était à leurs yeux la plus grande des vertus, et Eléazar fils de Arakh ayant dit que c'était un bon cœur, le maître prononça : J'estime que les paroles d'Eléazar valent mieux que les vôtres, car toutes vos paroles sont comprises dans les siennes152». Avec elle, Sodome et ses sœurs auraient. trouvé grâce au tribunal de l'Éternel, tout idolâtres et corrompues qu'elles étaient, si un peu de charité eût dissipé par ses parfums l'infection de leurs vices. Grâce à elle, Micha. l'idolâtre Juif, fut longtemps, toléré, quoique les anges l'accusassent devant Dieu en disant : « Vois, Seigneur ! la fumée de tes autels se mêle à la fumée des sacrifices offerts à l'idole de Micha ». Et Dieu de leur répondre : « Laissez-le en paix. Son pain est offert aux pauvres voyageurs »153. Avec elle on a quelque chose qui surpasse tous les sacrifices du monde154, on peut se passer et d'holocaustes et d'expiatoires155, elle les remplace dans l'exil, elle nous console du temple et des autels détruits. Elle consolait déjà un témoin oculaire de la chute de la patrie ! Rabbi Johanan ben Zakkaï se promenait un jour par les rues de Jérusalem et Rabbi Jehoschoua le suivait. Tout à coup l'emplacement et les ruines du temple leur apparurent. Rabbi Jehoschoua, dit en soupirant : « Malheur à nous ! Qui expiera désormais nos péchés ? » Mon fils, lui répondit le maître, console-toi, nous avons encore quelque chose qui en tient la place (Yesch lanou achéret kemota) ; c'est la charité, car il est écrit : « J'aime la charité plus que les sacrifices156 ». N'est-ce pas ce que faisait Daniel à Babylone après la chute du premier temple ? N'est-ce pas la charité qu'il offrait à Dieu à la place des sacrifices, en réjouissant les noces des pauvres, en ensevelissant les inorts, en répandant des aumônes157 ? Enfin, c'est à elle qu'on reconnaît le véritable Israélite. « Quiconque possède les trois vertus suivantes est de la descendance de notre père Abraham, ceux à qui elles manquent ne sont pas ses enfants : ses véritables enfants sont compatissants ( rahamanim), modestes (baïschanim) et charitables (gomelé hassadim)158.

6.6  Elle se distingue de l'aumône, qu'elle exclut.

Cette charité, est-ce l'aumône ? On voit déjà combien elle s'en distingue, et ce n'est pas là un des titres les moins glorieux de la morale pharisaïque. Est-il étonnant que le premier christianisme en ait fait autant ? Qu'il ait mis la charité au-dessus de toute bienfaisance particulière, dont elle est l'âme et le mobile ? Paul et Clément d'Alexandrie ont bien écrit, eux aussi, que les œuvres, même bonnes dans leur objet, n'ont de mérite, dans l'ordre du salut, que par la charité, et que la charité est la mesure de leur perfection formelle159. Mais n'est-ce pas la doctrine pharisaïque enseignée en termes exprès ? Non seulement on distingue soigneusement la charité (Ghemilout hassadim) de la simple aumône (Tzedaka), ou de toute autre bonne œuvre, mais on la dit infiniment supérieure à toute bienfaisance particulière, nommément à la Tzedaka, qu'elle surpasse, ajoute-t-on, par plusieurs points, car l'une ne s'exerce qu'avec des biens extérieurs à l'homme, l'autre par l'homme tout entier, biens, corps et âme ; l'une ne fait du bien qu'aux vivants, l'autre en fait aussi aux morts ; l'une ne répand ses bienfaits que sur les pauvres, l'autre sur les riches comme sur les pauvres, car chez le riche aussi la charité trouve des plaies à guérir, des larmes à essuyer, des douleurs à apaiser160. Bien plus : l'aumône elle-même n'est récompensée qu'à proportion de la charité qu'elle contient161, car il est écrit : Semez des aumônes, vous ne récolterez que selon la charité162. Et si celui qui donne son obole aux pauvres mérite six bénédictions, celui qui apaise une douleur, qui console un affligé, qui donne non son pain, mais, selon la sublime remarque des docteurs sur le texte, son âme (Vethafek laraev nafschekha), celui-là méritera les ONZE bénédictions énumérées par les prophète Isaïe163.

6.7  Les trois ennemis

Cette charité, que nous trouvons incontestablement dans sa plus haute généralité chez les pharisiens, peut être comprise de plus d'une manière ; elle peut surtout avoir des limites, admettre des restrictions, elle peut ne s'appliquer qu'aux amis, exclure les ennemis... Or, il y a l'ennemi personnel, il y a l'ennemi religieux, il y a enfin l'ennemi politique. La charité juive connaît-elle ici quelque restriction ? Voilà une des plus graves, des plus délicates questions auxquelles puisse donner lieu le débat séculaire entre l'hébraïsme et le christianisme ; voilà l'écueil où sont venus se heurter ceux qui, au lieu de faire la distinction capitale, indispensable, entre l'Etat juif et la foi juive, ont considéré l'hébraïsme comme un fait homogène, l'ont mis ainsi en regard de la morale chrétienne, libre, dégagée de toute entrave politique, et en ont conclu, les uns que la charité hébraïque est en tout point conforme à la charité chrétienne, les autres qu'elle lui est bien inférieure. Quant à nous, c'est en distinguant soigneusement dans l'hébraïsme le côté politique du côté religieux, que nous saurons nous faire une idée nette de ce que la charité hébraïque a de commun, de supérieur ou de différent, comparée à la charité chrétienne. Simplifions pourtant, s'il se peut, la tâche que nous allons nous imposer.

Il s'entend de soi-même que l'une des trois restrictions ci-dessus mentionnées, celle qui touche à l'ennemi personnel, soit par sa gravité, soit par sa nature toute spéciale, mérite que nous lui réservions une place à part dans notre examen, et c'est ce que nous ferons. Restent l'ennemi religieux et l'ennemi politique. Qu'est-ce que l'hébraïsme ordonne de ces deux classes d'adversaires ? Qu'est-ce que la charité hébraïque nous enseigne à voir dans l'ennemi de la foi et dans l'ennemi de la patrie ? C'est à ce point de vue, c'est par leur rapport à cette double restriction, que nous allons apprécier les éloges que le christianisme s'est décernés à lui-même, cette prééminence en fait de charité, cet amour qui ne connaît ni restriction ni limites, qui embrasse toute l'humanité sans distinction d'origine, de race, de couleur, et qui formerait, à l'entendre, sa prérogative toute spéciale, son caractère distinctif. Déjà, dès l'époque évangélique, peut-être par l'organe de Jésus lui-même, le christianisme affectait ces mêmes airs de supériorité en fait de morale que nous avons vus depuis. Il y a dans les Évangiles deux passages que nous examinerons brièvement : l'un est celui de Luc, ch. X, vers. 25 et suiv. ; l'autre est celui de Matthieu, ch. V, vers. 43 et suiv. Commençons par ce dernier. C'est à propos de cette comparaison perpétuelle qui se poursuit tout le long du chapitre : Vous avez appris, ajoute Jésus, qu'il a été dit : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi. Mais moi je vous dis : Aimez vos ennemis, et bénissez ceux qui vous maudissent. etc. Nul doute possible que Jésus, par ces mots : Vous avez appris qu'il a été dit, ne fasse allusion à la loi de Moïse. J'ose dire qu'il n'y a pas un seul des préceptes mentionnés dans ce chapitre qui n'appartienne, évidemment à la législation mosaïque, à laquelle on prétend faire subir un perfectionnement. La plus invincible nécessité nous oblige donc de rapporter le verset 43 à la loi de Moïse. D'autres raisons encore nous forcent à n'y voir qu'une citation textuelle de la Loi : c'est le tour bref et impératif, tant dans ce qu'elle affirme que dans ce qu'elle nie ; c'est encore la forme, bien différente de celle que Jésus ne manque jamais d'affecter, toutes les fois qu'il prétend trouver en contradiction la tradition des hommes avec la parole de Dieu. Cela posé, il est très difficile de saisir l'origine et vrai sens de cette imputation, tant elle semble forgée tout exprès pour donner, même de ce côté, à la loi nouvelle une sorte de prééminence, tant elle paraît avoir peu de racines dans le texte et l'esprit des Ecritures. - Une remarque qui frappe tout d'abord, c'est que, tandis que les fragments mosaïques précédemment cités dans ce chapitre sont extraits presque textuellement des livres de Moïse, en vain on chercherait dans toute la teneur des cinq livres un texte, un verset qui réponde soit par la lettre, soit par l'esprit, à celui qu'allègue Jésus. Je me trompe, il y a bien dans le Lévitique la première moitié du verset : Tu aimeras ton prochain ; mais l'autre moitié, tu haïras ton ennemi, on se demande, tout étonné, où Jésus l'a prise dans la loi de Dieu. Impossible donc de nier que Jésus, en dressant cet acte d'accusation contre la loi de Moïse, loin de ne prendre à partie que des doctrines clairement et hautement avouées, loin d'exiger dans les pièces du procès cette exactitude et cette évidence qui seules pouvaient leur donner une valeur probante, a fait bon accueil, à tout ce que ses souvenirs, ses jugements, ses appréciations personnelles lui ont suggéré sur les limites à imposer à la charité hébraïque ; qu'il a fait, en un mot, un procès de tendance. Arrivés à ce point, il ne nous resterait qu'à voir si, cette citation fautive - pour ne pas dire déloyale - étant admise, on ne pourrait en quelque manière la justifier par ce qui ressort des lois, des dispositions mosaïques qui ont, de près ou de loin, des rapports avec le précepte de l'amour du prochain. Cependant, avant d'entreprendre cet examen, analysons, en peu de mots, l'autre texte évangélique, où la même prééminence sur la morale mosaïque est ouvertement proclamée, afin d'aborder ensuite, à la lumière de ces deux textes bien interprétés, la recherche dont nous parlons.

Un docteur de la Loi, au dire de Luc, s'approche de Jésus, et suivant la coutume des Pharisiens, dont les exemples fourmillent dans le Talmud, il lui demande : « Maître, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? Et Jésus dit : Qu'est-ce qui est écrit dans la Loi ? Et il répondit : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc... et ton prochain comme toi-même. Et Jésus lui dit : Tu as bien répondu ; fais cela et tu vivras. Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : Et qui est mon prochain ? Et Jésus, répondant, lui dit : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, etc... » Rien d'invraisemblable dans la demande du docteur de la Loi à Jésus, soit qu'il l'ait faite pour s'instruire, soit (comme le contexte l'indiquerait de préférence et comme nous l'avons déjà remarqué ailleurs) que le Pharisien n'eût d'autre but que de connaître à fond la doctrine de Jésus. Mais à peine avons-nous franchi le premier pas, que l'invraisemblance va toujours croissant, et l'on ne peut s'empêcher de soupçonner que nous assistons ici à une scène arrangée après coup, quoique d'une main inexpérimentée, pour faire ressortir toute la supériorité de la morale de Jésus sur celle des Juifs, représentée par un docteur de la Loi. On se demande avec surprise pourquoi, interrogé par le Pharisien, Jésus ne lui découvre pas la voie du salut, mais l'invite à son tour à l'exposer lui-même ? Comment le Pharisien, soit qu'il ait eu réellement envie de l'apprendre de Jésus, soit qu'il n'ait voulu que pénétrer sa doctrine, renonce à son but et se constitue son propre maître en exposant ce qu'on doit faire pour acquérir la vie éternelle ? Comment les idées, les paroles du Pharisien, la juxtaposition même des deux fragments mosaïques, si éloignés l'un de l'autre, répondent-elles de point en point à la morale que Jésus débite ailleurs en son propre nom ? Comment surtout, après que les parties sont si bien d'accord, après l'approbation de Jésus : Tu as bien dit, fais cela et tu vivras, comment, dis-je, le Pharisien vient-il rouvrir le débat par la question du prochain, et comment comprendre cette explication si peu intelligible de l'Évangile : Mais le Pharisien, voulant se justifier, dit à Jésus : Et qui est mon prochain ? Voilà des questions, si nous ne nous trompons, assez graves pour autoriser des doutes sérieux sur l'exactitude de la narration évangélique. Quoi qu'il en soit, ce qui ressort évidemment tant du passage de Matthieu que de celui de Luc, c'est que la charité hébraïque s'arrêtait devant une limite : l'ennemi, soit qu'on l'appelle de ce nom général, soit qu'on le personnifie dans un Samaritain comme fait l'Évangile.

6.8  Quel est l'ennemi selon l'Évangile ?

Mais quel est cet ennemi selon l'Évangile lui-même ? C'est d'abord l'ennemi personnel. Peut-on en douter ? L'antithèse entre prochain et ennemi, établie par le verset 43 du chap. V de Matthieu ; des phrases telles que celles-ci : Faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous outragent et vous persécutent... Car si vous aimez seulement ceux qui vous aiment, etc. ; la conclusion de la parabole du Samaritain (Luc, X, 36) : « Lequel donc de ces trois te semble avoir été le prochain, de celui qui était tombé, etc. » : tous ces traits nous montrent assez que c'est l'ennemi personnel qu'il faut haïr selon l'hébraïsme, qu'il faut au contraire aimer selon la loi de l'Évangile. Mais l'ennemi politique y est non moins clairement caractérisé par le Samaritain donnant au Juif le secours en vain imploré du sacrificateur et du lévite ; voilà donc l'ennemi qu'il faut haïr selon l'hébraïsme, et que l'Évangile au contraire nous commande d'aimer. Or, est-ce là la morale de l'hébraïsme ? Est-ce là la physionomie réelle, le fidèle portrait de cette morale, dont l'Évangile ne nous retrace qu'une parodie, qu'une grossière caricature ? Grave question, à laquelle il faut répondre sans prévention, sans parti pris, mais de laquelle dépend le crédit ou le discrédit d'une morale, qui n'a cru pouvoir s'élever que sur les ruines et au détriment de sa devancière. Nous l'avons déjà dit, nous n'examinerons pas encore ce qu'il y a de vrai dans l'exclusion de l'ennemi personnel du commandement de la charité. Quant à présent, notre tâche est bien simple. Nous nous demanderons si l'amour du prochain, commandé expressément par la loi de Moïse, laisse sous-entendre l'exclusion de l'étranger, du non-Israélite, ou bien si, sauf les limites nécessitées par l'existence politique et nationale du judaïsme, limites que nous apprécierons bientôt, la charité d'Israël ne connaît point de bornes, si elle embrasse, comme son Dieu lui-même, toute l'humanité, si, tout en aimant sa patrie, l'Israélite reconnaît dans chacun des enfants d'Adam un être créé comme lui à l'image de Dieu, appelé à la vertu ici-bas et au bonheur dans l'éternité, et à meilleur marché que l'Israélite lui-même ; si, en un mot, il est tenu ou non envers lui aux devoirs de la charité.

6.9  La patrie et la société dans le christianisme

Mais qu'on nous permette de relever d'abord deux points sur lesquels la charité israélite surpasse infiniment celle du christianisme. Ce sont la patrie et la société. Si Jésus prêche l'amour de tous les hommes, si le christianisme a pu se donner, mieux que tout autre système religieux, l'air d'une morale humanitaire, c'est aux dépens d'un amour non moins sacré, celui de la patrie et de la société. Ces deux groupes, ces deux grandes formes de l'agrégation humaine, ont enrichi de leurs dépouilles, et de la charité toute spéciale qui leur appartient, cette autre charité, cet autre amour, qui est l'apanage du christianisme : la charité universelle. Le christianisme ne connaît qu'une patrie, le monde, peut-être dirait-on mieux le ciel ; il ne connaît qu'une société, la société spirituelle. La patrie, ses droits, ses besoins, les bornes qu'elle impose parfois à la charité universelle, comme un droit limite un autre droit ; la société civile, la société véritablement humaine, c'est-à-dire celle des corps et des âmes à la fois, ses droits à elle, ses exigences, les rapports qu'elle crée entre ses membres, les règles, les lois qui régissent ces rapports, tout cela a complètement échappé au christianisme. Le christianisme connaît-il l'ennemi politique ? Non. - Connaît-il une justice sociale ? Non encore. Or, nous l'affirmons hardiment, sans ennemi politique possible, point de patrie ; sans vindicte sociale, point de société, point de justice. Une image saisissante de la charité supplantant les droits de la justice, c'est l'absolution accordée à la femme adultère, sous prétexte qu'il n'y avait point d'homme innocent qui pût lui jeter la première pierre. Et c'est précisément sur les ruines de l'une et de l'autre, c'est-à-dire sur la négation de l'ennemi politique et de la vindicte sociale, que se fonde le christianisme ; c'est en rompant les liens qui retiennent l'homme à la terre, qu'il prend son essor vers des régions où l'homme ne saurait le suivre. C'est ce qu'on sent au plus superficiel examen de la morale chrétienne, surtout de ce côté par où elle se détache de la morale hébraïque. Nous n'insisterons pas à présent sur ce que le christianisme contient de dissolvant pour l'organisation sociale. Ne considérons que le côté politique. Tandis que l'hébraïsme, ne supprimant aucun des degrés inférieurs qui mènent à la charité universelle, faisait une part légitime à tous les groupes, à tous les centres, à toutes les agrégations subalternes, à l'individu, à la famille, à la cité, surtout à la patrie, avant d'arriver au sommet de tous les amours, à la plus générale et plus compréhensive des charités, le christianisme, lui, franchit d'un bond tous les degrés, supprime tous les intermédiaires, toutes les transitions, dissout cette puissante organisation que l'hébraïsme avait respectée, consacrée, et il fond tout, individu, famille, cité, patrie sortout, dans cette agrégation plus vaste, dans cette charité tout abstraite, dans ce grand océan, dans ce gouffre où tout se perd, où tout se mêle, qu'on l'appelle monde, humanité ou Église.

Qu'on ne dise donc plus que le christianisme a enseigné aux hommes plus de charité que l'hébraïsme. S'il est parvenu à créer cette illusion, c'est qu'il a tout ôté à l'individu, à la famille, surtout à la patrie, pour le donner à l'humanité ; c'est qu'il a simplement déplacé ce que l'hébraïsme, plus équitable, avait réparti entre tous ces groupes ; c'est qu'il a accumulé toute la force, toute la sève, tout l'amour des hommes, sur un seul point ou, pour mieux dire, sur la vie générale, sans s'inquiéter aucunement de la vie locale des membres ; c'est, enfin, qu'il a gagné en étendue ce qu'il a perdu en intensité.

6.10  La parabole du Samaritain

Cette vérité résulte non seulement d'une infinité de passages, tant de Jésus que des apôtres, non seulement elle ressort de l'esprit général des Évangiles, mais elle prend une forme déterminée, surtout pour ce qui regarde ses différences avec l'ancienne loi, dans cette célèbre parabole du Samaritain. Quel nom ! Et comment se fait-il qu'il n'ait pas éveillé l'attention des savants ? On aurait dû se demander pourquoi ce choix particulier, pourquoi n'avoir pas imaginé de préférence un Gentil, un Grec, un Romain, noms bien plus éloquents et qui auraient, certes, mieux fait éclater la différence entre la morale chrétienne et celle des Juifs ; pourquoi négliger, pourquoi ne pas exploiter cette lutte, ce froissement journalier, qui ne pouvait manquer d'exister alors entre Juifs et Romains, entre le monothéisme et l'idolâtrie, et relever par là un contraste bien autrement remarquable entre l'amour du prochain, tel qu'on l'attrîbue aux Juifs, et la charité sans bornes, sans distinction, qu'on venait proclamer ! Si l'on se fût demandé tout cela, peut-être aurait-on entrevu le but que cette parabole veut atteindre, les liens qu'elle veut rompre au profit de l'Église, le centre qu'elle veut effacer du sein de l'humanité ; peut-être aurait-on trouvé le dernier mot de cette parabole, l'abolition de la Patrie. Oui, nous le demandons, pourquoi un Samaritain ? Est-ce que Jésus, bien loin d'embrasser déjà dans son plan l'humanité entière, bien loin d'étendre ses vues au-delà de la Palestine, ne visait qu'à établir, au sein même de son pays, l'égalité entre toutes les races, toutes les nations, à étouffer la patrie pour ainsi dire sur son lit de douleur ? Est-ce qu'il partageait, lui aussi, la haine qu'inspiraient à ses compatriotes la tyrannie, les sévices, les excès des Gentils ? Pour nous, nous ne voyons qu'un motif à ce choix du Samaritain, c'est de personnifier en lui l'ennemi politique, et rien que l'ennemi politique. En effet, s'il y avait au monde une race, une peuplade, qui tout en partageant la croyance monothéiste des Juifs, leur histoire et leurs espérance, s'en séparât néanmoins par une rivalité politique sans trêve et sans relâche, poursuivie à travers tous les siècles, tous les régimes, dans la bonne et la mauvaise fortune, malgré des obstacles, des revers, des déceptions sans nombre ; s'il y avait un ennemi rusé, haineux, implacable, se vantant d'avoir la même foi, le même sang, s'imposant à la Palestine, non par le simple droit de la force, mais, comme on l'a dit, par une prétendue force du droit, visant continuellement à en déposséder les Israélites comme de véritables intrus, ouvrant les portes de la patrie à l'étranger, pactisant avec lui, adoptant par politique ses rites idolâtres, mettant sans cesse à deux doigts de sa perte cette malheureuse Palestine, déjà si esclave et si déchirée ; s'il y avait un ennemi politique campé au cœur de la patrie, avant-poste naturel de tous les envahisseurs, garnison perpétuelle du monde païen au sein de la Palestine, c'était sans contredit le Samaritain. En fallait-il davantage pour que Jésus en fît l'emblème vivant, compris, exclusif, de l'ennemi politique ? Ce n'est pas le païen, qu'on le sache bien, que Jésus choisit, ce n'est pas l'idolâtre, l'adorateur de Mars, de Jupiter, de Vénus, ce n'est pas l'Israélite infidèle à sa foi, ce n'est pas l'apostat, le Romain non plus, qui aurait été en même temps l'ennemi religieux et l'ennemi politique. Non, il a soin de circonscrire, de préciser sa pensée : c'est le Samaritain qu'il choisit, c'est-à-dire l'ennemi simplement politique, rien que politique, monothéiste dans ses croyances non moins que les Israélites. Peut-on encore douter du but politique que Jésus se propose : la suppression du sentiment national, des intérêts et des exigences de la Patrie ?

Ce n'est pas tout. Est-ce la simple notion du devoir que Jésus lui substitue. Est-ce qu'il nous montre le Samaritain souffrant sur la voie publique, négligé, abandonné par un prêtre, par un lévite, et enfin secouru par un païen ou par un simple Israélite, qui aurait mieux pratiqué le devoir de la charité que les plus haut placés dans la hiérarchie nationale ?

Ce spectacle n'aurait eu qu'un sens possible, c'est que la charité, la compassion, l'assistance est strictement imposée envers tous les malheureux, qu'il soient Samaritains, Juifs ou païens, et l'hébraïsme n'y aurait rien à redire. Mais non ; ce n'est pas là le spectacle que Jésus nous présente. Non, ce n'est pas la vertu, le devoir, la charité absolue qu'il substitue à l'égoïsme national ; c'est, tranchons le mot, un autre égoïsme, l'égoïsme individuel, l'amour de soi-même, pris pour base, pour règle de conduite dans nos rapports avec les autres, et substitué à l'intérêt collectif, à l'amour bien plus noble de la patrie.

Car, dans la parabole en question, c'est l'Israélite souffrant qu'il présente aux Israélites, c'est un de leurs frères, à eux qui auraient pu se trouver, du jour au lendemain, couchés et meurtris sur le chemin de Jéricho, qu'un sacrificateur, qu'un lévite auraient pu négliger, tandis qu'un Samaritain aurait pu bander ses plaies, y verser de l'huile, le mener sur sa monture, lui prodiguer enfin les plus tendres soins. C'est après avoir tracé un tableau où ses auditeurs auraient pu bientôt composer la figure principale ; c'est après avoir touché les cordes les plus sensibles de l'égoïsme, de la conservation individuelle, après avoir montré dans l'ennemi politique l'ami personnel, après avoir créé cet antagonisme périlleux, cet embarras artificiel, qui n'en est pas un à la vérité, mais dont l'intelligence peu exercée de ses auditeurs n'aurait pu se tirer, qu'il presse la conclusion, qu'il met l'égoïsme en demeure de se prononcer, et qu'il demande : Lequel donc de ces trois est ton prochain ? Et qu'on juge de la vérité de nos assertions ! Le but anti-politique est si bien le but que Jésus poursuit ; il en est si préoccupé, si absorbé, qu'il ne s'aperçoit pas que sa morale va recevoir un grand coup, un coup dont elle aura peine à se relever. Dans son impatience de donner au Samaritain le nom de prochain, il l'ôte à l'Israélite ; dans sa hâte d'obliger l'égoïsme envers le bienfaiteur, il oublie de le courber devant l'ennemi, il oublie cet amour des ennemis, thème chéri d'une autre contradiction qu'il relève entre l'ancienne et la nouvelle loi. Car si le Samaritain est mon prochain à cause seulement de ses bienfaits, les prêtres et les lévites, quoiqu'ils ne m'aient point fait de mal, cessent néanmoins de s'appeler mon prochain, faute de m'avoir rendu les services que le Samaritain m'a prodigués.




Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)

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