Après la charité, après l'amour des ennemis, rien de plus convenable que de parler de la confiance en Dieu. Ici comme ailleurs, le christianisme a pris les doctrines les plus ascétiques des Juifs, celles qui régissaient spécialement une secte, une société de contemplatifs, pour en faire la règle générale de la vie humaine ; ici comme ailleurs, le christianisme a transporté les doctrines et la morale des Esséniens, au milieu de la société, de ses affaires et de ses besoins ; bref, ici comme ailleurs il a poussé les idées à l'extrême. Tant qu'il n'énonçait que cette maxime : « A chaque jour suffit sa peine »231, il n'était que l'écho du vieux Ben Sirach, qui avait enseigné, lui aussi232 : « Ne sois pas en peine pour les maux de demain, car tu ne sais ce qui peut arriver aujourd'hui » ; l'écho des Pharisiens, qui avaient dit : « à chaque temps sa douleur », Daïa letzara beschaatah. Mais c'est bien autre chose lorsqu'il ajoute233 : « Ne soyez pas en souci pour votre vie, de ce que vous mangerez ou de ce que vous boirez... Considérez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent dans des greniers, et cependant votre Père céleste les nourrit ; n'êtes-vous pas beaucoup plus excellents qu'eux ? Et qui est celui d'entre vous qui pourrait, par son souci, ajouter une coudée à sa taille ? - Et pourquoi êtes-vous en souci de votre vêtement ? Apprenez comment croissent les lis du champ : ils ne travaillent ni ne filent, et cependant je vous dis que Salomon même, dans toute sa gloire, n'a pas été vêtu comme l'un d'eux. Si donc Dieu revêt ainsi l'herbe des champs, qui est aujourd'hui sur pied et qui demain sera jetée au four, ne vous vêtirait-il pas beaucoup plutôt, gens de petite foi ? Ne soyez donc point en souci, disant : Que mangerons-nous, que boirons-nous, ou de quoi serons-nous vêtus ? » Quand Jésus prononce ces paroles, il ne sort point du judaïsme, il ne prêche pas une doctrine inouïe ; au contraire, il se rallie décidément à l'une des deux écoles qui se partageaient le pharisaïsme. S'il y a une différence bien tranchée entre deux écoles, c'est celle qui séparait l'école de Rabbi Ismaël de celle de Rabbi Siméon ben Jochaï. Tandis que la première, attachée à l'esprit général du judaïsme voulait qu'au travail de la Loi, à la contemplation, s'associât la travail de la civilisation, l'industrie, (Nehog bahem minhag dérekh éretz), l'autre, au contraire, qui reconnaissait pour chef R. Siméon, le prince des ascètes, le maître avoué de cette Kabbale qui a tout donné au christianisme, parlait un langage bien différent. Elle disait d'après son maître : « Que l'homme laboure la terre au temps du labourage, qu'ils moissonne au temps de la moisson, qu'il vaque enfin à tous les travaux matériels en leur temps opportun, où trouvera-t-il alors le temps de s'occuper de la Loi ? Non ! Quand les Israélites font la volonté de leur Père céleste, leurs travaux s'accomplissent par la main d'autrui ; mais quand ils sont rebelles à cette volonté, non seulement ils doivent les exécuter par eux-mêmes, mais les travaux d'autrui tombent aussi à leur charge »234. R. Siméon parlait en ascète, il ne dictait peut-être que le code particulier de sa secte, de sa société, qui était bien celle des Esséniens ou des kabbalistes. Quoi qu'il en soit, toujours est-il que le génie du judaïsme pencha décidément du côté de R. Ismaël. Abbayé, l'un des plus grands Talmudistes, en présence de ce grave conflit, exprime à merveille l'arrêt définitif de l'hébraïsme entre ces deux maîtres également vénérés : « Bien des gens, dit-il, ont fait comme le veut R. Ismaël et ont atteint le but ; bien d'autres ont souscrit à la doctrine de R. Siméon et n'ont pas atteint le leur »235.
Mais la doctrine amplifiée par Jésus n'aurait-elle pas dans le judaïsme une date un peu plus ancienne que ce débat de R. Siméon et de R. Ismaël ? On peut déjà la voir dans ces beaux conseils donnés par R. Méir, mais singulièrement mitigée par la recommandation d'une industrie : « Que l'homme enseigne toujours à son fils une industrie honnête et facile ; surtout qu'il prie Celui à qui appartiennent les biens et les richesses, car il n'y a pas d'industrie où l'on ne trouve tantôt la pauvreté, tantôt la fortune ; ni l'une ni l'autre ne dépendent de l'industrie elle-même, mais du mérite de l'homme ».
Et c'est à cette occasion que la parabole de Jésus apparaît sans danger, tempérée qu'elle est par les doctrines qui précèdent. « A-t-on jamais vu, poursuit le Talmud, les bêtes fauves et les oiseaux exercer des métiers ? Et cependant ils trouvent sans peine leur nourriture, quoiqu'ils n'aient été créés que pour me servir. Combien plus ne serait-il pas juste que je trouvasse, moi aussi, ma nourriture sans peine, ayant été créé pour servir l'Éternel ? Si cela n'arrive pas, c'est que j'ai fait des œuvres de péché, c'est que j'ai moi-même tari la source des bénédictions236 ». Veut-on une ressemblance plus marquée avec la doctrine de Jésus ? Qu'on écoute l'ancien docteur Rabbi Nehoraï, qui figure déjà dans la morale des Pères consignée dans la Mischna, et qui, d'après tout ce que nous en savons, appartient très probablement à la secte des Esséniens. Eh bien, que nous enseigne R. Nehoraï ? « Je renoncerai, dit-il, à tous les arts, à toutes les industries pour n'apprendre à mon fils que la Loi ; car on se nourrit de ses fruits dans ce monde, et le capital nous est gardé pour la vie à venir237 ». Jésus ajoute : « Ne dites point : Que mangerons-nous, ou que boirons-nous ? » Il appelle ceux qui tiennent ce langage, des gens de petite foi. Qui ne reconnaît là l'ancienne maxime pharisienne : « Quiconque, ayant du pain dans sa corbeille, dit : Que mangerai-je ou que boirai-je demain, est un homme de petite foi238 ». Mais qui n'en voit aussi la différence ? Elle consiste en un mot, mais en un mot décisif et qui distingue nettement la confiance du christianisme d'avec celle du judaïsme, l'une ennemie de la prévoyance, l'autre sa compagne et son auxiliaire. L'homme de petite foi, selon le judaïsme, est celui qui est sûr de sa subsistance prochaine, qui a du pain dans sa corbeille et qui cependant doute de la subsistance du lendemain ; celui du christianisme, c'est simplement celui qui prévoit, c'est-à-dire le sage véritable, au dire des Pharisiens : ézéhou hakham, haroé et hannolad239. Surtout, est-ce qu'à côté de cette confiance en Dieu poussée jusqu'à l'imprévoyance, est-ce qu'à côté de cet exemple qu'on nous propose dans les bêtes des champs (exemple purement hypothétique chez nos docteurs), est-ce qu'il y a une doctrine, une exhortation, un mot dans les Évangiles qui vienne tempérer des déclarations aussi absolues, qui vienne nous pousser au travail, condamner l'oisiveté, réveiller nos forces engourdies, ennoblir l'industrie, sanctifier le progrès matériel ?
Nous n'avançons rien de trop en disant qu'on chercherait en vain, dans les Évangiles, quelque chose qui ressemble aux grands principes prêchés sans cesse par le judaïsme. Doctrine fondée sur la supposition d'un état physique tout différent du nôtre, sur l'attente d'une transformation prochaine, d'une palingénésie universelle qui devait, grâce à l'expiation accomplie, replacer la création dans l'état antérieur à Adam, supprimer toutes les peines qui furent la suite du péché, surtout la nécessité du travail, la nourriture gagnée à la sueur de son front ; est-il surprenant qu'elle soit crue installée déjà en plein paradis, où l'on n'aurait qu'à étendre la main pour en cueillir les fruits, ou bien à cette époque résurrectionnelle que le pharisaïsme, lui aussi, entrevoyait dans un lointain avenir, dont il traçait le magnifique tableau dans ses légendes ; où le pain et les tissus de Mylet devaient sortir tout faits du sein de la terre240, où une grappe de raisin transportée dans un coin de la maison suffirait pour désaltérer longtemps une famille entière, où enfin la Faune et la Flore de notre planète seraient totalement changées avec sa constitution géologique ? Est-il surprenant que le travail, cette malédiction, cette peine, cette suite du péché d'Adam expié par la mort de Jésus, ait disparu avec sa cause ?
La consécration du travail serait aussi étrange au sein du christianisme, que son absence serait inconcevable dans le judaïsme, lui qui, loin d'enseigner l'incarnation du Verbe dans un individu, la voit dans une doctrine ; lui qui, loin de prêcher l'imputation des mérites de Jésus, fait chacun de nous l'auteur de son salut, son propre et véritable rédempteur ; lui qui, au lieu de circonscrire la rédemption dans un moment de l'histoire, dans les quelques heures passées par Jésus sur la croix, la réalise, la développe dans toute la suite des siècles, à toute heure, à tout instant, sur tous les points du temps et de l'espace. Aussi, quelle exubérance d'honneurs, d'éloges, d'hommages décernés au travail ! Quel air d'aisance, d'activité et de richesse au soin du judaïsme ! En y entrant, on se croit introduit dans la maison d'un patriarche : ici, l'agriculture, là l'industrie, plus loin le trafic ; de l'or, de l'argent, du bétail ; partout la religion, sanctifiant tout, bénissant tout, relevant tout par sa grandeur, par le but suprême qu'elle montre dans l'éternité. Le christianisme, c'est l'éternité elle-même acclimatée par force dans le temps avec son immanence, son immobilité, son repos, son sabbat perpétuel. En y entrant, c'est l'air du cloître qu'on y respire ; c'est la religion remplaçant tout, la foi mise à la place de toute chose, le but confondu avec le moyen, le travail devancé par le repos. Avons-nous besoin de dire que c'est là l'antithèse la plus criante du judaïsme ? - Nous ne parlons pas de la Bible. Le travail, l'industrie, les richesses, les biens de la vie y sont tellement honorés, qu'ils absorbent toute autre considération, et qu'ils ont servi de prétexte à ceux qui n'ont vu dans le judaïsme biblique qu'un pur matérialisme, sans réfléchir que le Pentateuque est plutôt le code révélé des Juifs que leur religion. Promesses et menaces, bénédictions et malédictions, le passé, le présent, l'avenir, son histoire, ses espérances, tout dans le judaïsme respire le travail, l'abondance, les richesses, les biens de la vie. Des plumes savantes l'on déjà suffisamment relevé et nous n'avons pas à y revenir. Ce qui mérite de notre part une attention bien sérieuse, ce qui excitera l'admiration du lecteur philosophe, c'est que, malgré l'action puissante de tant de causes qui auraient dû faire oublier aux Pharisiens les grands enseignements de la Bible, malgré l'empire toujours croissant de la pure spéculation, malgré l'intronisation d'une théologie spiritualiste au sein du judaïsme, malgré les croyances à l'immortalité, à la vie future, à la résurrection, enfin à tout ce qui a été l'écueil du christianisme ; malgré la prostration causée par les malheurs politiques, malgré le démenti sans cesse infligé aux espérances temporelles du judaïsme, la fibre judaïque ait résisté, ait triomphé de toutes ces causes d'énervement, de toutes les déceptions qui s'accumulaient chaque jour. Le monde avait beau sévir contre le vieux et débile Israël ; Israël, qui dès le berceau avait lutté avec l'ange, trouvait chaque fois une force nouvelle à opposer au monde. Il avait beau étaler à ses yeux tout ce qu'il peut contenir de mauvais, de rebutant, d'horrible - le dénûment, les supplices, la servitude de la patrie - rien ne peut ébranler sa foi dans le monde, dont il n'a jamais fait le synonyme du mal et du péché. La vie juive, à mesure qu'on la comprimait davantage, jaillissait avec plus de force, se redressait toujours vivace de ses chutes, réagissait toujours par un nouvel effort contre les causes qui semblaient devoir l'exaspérer contre le monde. Le monde ! Le christianisme le maudit, lui lança l'anathème sitôt qu'il eut approché de ses lèvres la coupe des malheurs ; le judaïsme, lui, l'a vidée jusqu'à la lie, et sa foi dans le monde est restée inaltérable. La bénédiction du premier homme retentit toujours à son oreille : « Remplissez la terre, subjuguez-la, dominez sur les poissons, sur les oiseaux et sur tous les animaux qui vivent sur la terre », avait dit Dieu en le créant. Israël répond par cet autre mot non moins sublime et qui est son acte d'obéissance : le TRAVAIL ! Nous l'avons déjà dit : nous renonçons à rapporter, même en partie, tout ce que la Bible contient sur la nécessité, le devoir, l'utilité du travail. D'autres l'ont fait mieux que nous, et d'ailleurs la Bible est à la portée de tout le monde.
Ce qu'il y a d'admirable, c'est le sentiment unanime des Pharisiens, qui n'ont pas dévié d'une ligne de la doctrine de la Bible. Dès Schemaïa, le maître des deux chefs avoués du pharisaïsme, la Synagogue n'a pas de meilleur conseil à donner que celui d'aimer le travail et de haïr les grandeurs241. Si Moïse nous exhorte à choisir la vie, les Pharisiens y verront l' industrie242. Si Salomon nous invite « à nous procurer la vie avec la femme que nous aimons», les Pharisiens verront dans cette femme la Loi, et dans cette vie l'industrie, qui ne doit jamais s'en séparer243. N'est-ce pas l'enseignement d'un art, d'une industrie quelconque, qui forme avec la circoncision et l'étude de la Loi un des premiers devoirs du père envers ses enfants ? N'est-ce pas, selon les Pharisiens, en faire un brigand que de n'enseigner à son fils aucune industrie ?244 N'est-ce pas là un commandement précis, rigoureux, de la loi divine245 ? Le travail n'est-il pas une espèce de culte, préférable de beaucoup à l'oisive contemplation246 ? N'est-il pas nécessaire à notre santé, et n'honore-t-il pas ceux qui l'exercent247 ? Et le nom même de travail n'a-t-il pas été sanctifié par Dieu, qui s'en est servi pour désigner la création248 ?
Mais ce qui achève le tableau, c'est l'exemple même des Pharisiens, ne dédaignant pas de s'abaisser jusqu'aux plus vils métiers, et ne croyant déroger ni à leur vertu ni à leur sainteté lorsqu'ils confectionnaient des chaussures pour les courtisanes romaines, qui, tout abruties qu'elles étaient, peut-être pénétrées, elles aussi, de cette superstition juive que le sénat proscrivait, mais que la modestie et les vertus des docteurs faisaient honorer jusque dans ces repaires du vice, ne connaissaient pas de serment plus solennel, plus inviolable que celui-ci : « Je le jure par la vie des saints docteurs du pays d'Israël249 ». Le fait n'a pas besoin de longues citations ; si quelque chose ressort évidemment de l'histoire des Pharisiens, c'est que l'industrie, le commerce ou le travail manuel accompagnaient toujours chez eux l'étude de la Loi. L'exemple de Jésus faisant le métier de charpentier, celui de Paul fabriquant des tentes, n'en sont-ils pas la plus éclatante confirmation ?
De même qu'il y a un principe, des maximes générales, qui sont comme le point de départ de la vie pratique, ainsi il y a une fin qu'on doit se proposer, où doivent tendre tous nos efforts, comme au but suprême de nos actions. Nous avons parlé des premiers au début de ce travail ; nous avons vu comment chrétiens et Pharisiens pratiquaient également la méthode de poser certains principes généraux comme règles de conduite, comme récapitulations sommaires de toute la Loi, mais qui, entre les mains du christianisme, en devinrent la totale exclusion. Maintenant, le christianisme a-t-il une fin à nous proposer que le pharisaïsme n'ait connue avant lui ? Paul a prononcé un mot dont on a souvent abusé dans l'Église, celui de la GLOIRE DE DIEU (in gloriam Dei). Pour lui il n'y a pas d'acte si vil qui ne doive tendre, comme à sa fin dernière, à la plus grande gloire de Dieu. « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit que vous fassiez toute autre chose, faites-le pour la gloire de Dieu250 ». Ne vous semble-t-il pas entendre les Pharisiens enseignant aux disciples : « Quel est le petit fragment de la Bible où tout le corps de la Loi se trouve renfermé ? C'est celui des Proverbes qui dit : « Connais Dieu dans toutes tes voies251 », c'est-à-dire : que toutes tes voies t'amènent et aboutissent à lui ». N'est-ce pas une de leurs plus anciennes maximes, née dès les premiers âges du pharisaïsme, que celle qui nous prêche l'adoration désintéressée ? « Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent leur maître en vue du salaire, mais soyez plutôt comme des esclaves qui servent leur maître sans aucune attente de rémunération252 ». N'est-ce pas ce culte que les Pharisiens nous montrent dans Abraham et dans Job, le patriarche des Juifs et le patriarche des Gentils ; l'un dont il a été écrit « qu'il a aimé Dieu253 », l'autre qui s'écrie : « Même s'il me tuait, je mettrais encore en lui mon espoir254 » ? N'est-ce pas pour de tels hommes que les Pharisiens ont dit qu'ils mettent la paix dans la famille d'en haut et dans la famille d'en bas255 », c'est-à-dire au ciel et sur la terre ? Mais ce n'est pas seulement dans les actes religieux ou moraux, qu'on doit se proposer cette fin exclusive ; on l'a déjà entendu : « Connais Dieu dans toutes tes voies », c est le résumé de toute la Loi, disent les Pharisiens. Que toutes tes actions tendent à la gloire de Dieu, dit R. José au chapitre II des Sentences des Pères. Et quel spectacle que celui de Hillel ! S'il congédiait ses disciples à l'heure du repas, c'était pour aller « nourrir un pauvre », et comme les disciples étonnés se demandaient : Est-ce que tous les jours Hillel a des pauvres à nourrir ? C'est, disait-il, cet hôte d'un jour, l' âme, que je dois conserver unie au corps. Soit qu'il mangeât, soit qu'il bût, eût-il à satisfaire les plus infimes besoins matériels : « Je vais, disait-il, accomplir un précepte ». Entrait-il dans les thermes publics, il disait aux disciples : « Voyez-vous ces statues, ces images des empereurs, qu'on a soin de conserver en bon état, de laver, d'oindre, de préserver de tout dommage ? Eh bien ! Ne vous paraît-il pas juste d'en faire autant à ce corps, qui est l'image (Ikôn) du Roi éternel256 ? » Et est-ce seulement dans les actions qu'on doit se proposer cette fin sublime ? Jésus, fidèle aux enseignements pharisaïques, est plus exigeant : « Or, je vous dis que les hommes rendront compte, au jour du jugement, de toute parole inutile qu'ils auront prononcée257». Même les paroles les plus légères échangées entre époux, il en sera rendu compte au jour du jugement, disent les Pharisiens258. « Tu t'entretiendras de mes commandements », dit Moïse259, et les Pharisiens d'en déduire : Et non de vains propos260. David avait dit : « Haoumnam êlem tzédek tedabbêroun261 », et les Pharisiens : « Quel est l'art que l'homme doit adopter en ce monde ? Qu'il se regarde comme un MUET, élem. Est-ce pour la Loi aussi ? Non, car pour elle il a été écrit : tedabberounn, VOUS PARLEREZ262 ».
Nous voici arrivé au terme de notre carrière. On l'a vu dans tout le cours de ce travail, ce que nous avons mis surtout à contribution ce sont écrits des Pharisiens, leurs maximes, l'influence et la part considérable qu'ils ont eue dans la formation de la morale chrétienne. Si la Bible, si les livres apocryphes, comme le livre de Ben-Sira et autres, si Philon, n'ont pas été invoqués ou l'ont été rarement, est-ce parce que leurs réponses auraient été moins favorables, moins décisives ? Nous croyons, au contraire, que nous aurions par là eu beau jeu contre nos adversaires, que nous aurions pu plus aisément et plus sûrement établir la supériorité, l'antériorité de la morale juive, sur celle des chrétiens. Il y a sans doute, dans les traités de Philon et dans les apocryphes, - pour ne pas parler de la Bible, qui en regorge, - des passages capables à eux seuls de tenir en échec toute la morale évangélique ; et M. Salvador en a cité quelques-uns de bien éloquents, encore qu'il eût pu puiser à pleines mains dans l'une et l'autre source. Mais assez de motifs nous ont engagé à préférer la voie que nous avons suivie. Le travail que nous aurions pu entreprendre sur la Bible, sur les apocryphes, sur Philon, d'autres, Israélites ou chrétiens, l'ont fait avant nous, mieux que nous n'eussions pu espérer de le faire. Ces sources, surtout la Bible, sont bien plus à la portée de tout le monde que les écrits, presque inconnus, des Rabbins. Cette morale est celle que le christianisme aura le moins de peine à reconnaître, tant que l'on continuera à voir dans les Pharisiens les corrupteurs de la morale d'Israël, et dans Jésus son glorieux régénérateur. Enfin, si de fâcheux préjugés ont de tout temps empêché d'apprécier convenablement le vrai sens de la morale biblique, si ces préjugés, grâce au travail incessant de tant de grands esprits, vont chaque jour reculant devant la vérité et la lumière qui s'avancent, ils conservent, hélas ! tout leur vieil et tyrannique empire sur les âmes pour ce qui regarde les Pharisiens. C'est pourquoi la justice, la vérité, les intérêts de l'avenir religieux nous obligeaient d'examiner ce qu'il y a de vrai dans des opinions accréditées pour la première fois et nourries incessamment par le plus ancien adversaire des Pharisiens, le christianisme. Hélas ! le dirons-nous ? il n'y a pas jusqu'aux plus vaillants champions que l'hébraïsme compte dans ses rangs, il n'y a pas jusqu'à certains de ces hardis défenseurs de la morale israélite que, par une condescendance inexplicable, on ne trouve disposés à faire d'énormes, d'excessives concessions, à immoler presque entièrement le pharisaïsme, sa morale, ses droits, sa réputation à la morale qui siège sur le trône, pourvu que les droits de la Bible soient sauvegardés. En présence de ce fait douloureux, il était permis de se demander si le judaïsme actuel, le vrai judaïsme, celui qui reconnaît la tradition comme son guide, comme source de sa morale aussi bien que de sa religion, si en un mot le judaïsme pharisaïque devait être condamné à s'incliner devant cette création d'un de ses disciples, à courber sa tête chenue devant le plus petit de ses enfants, le Benjamin de l'école, à avouer que, si Jésus n'eût pas existé, c'en serait fait, de la morale d'Israël, de sa pureté, de son esprit. C'est pour répondre à ce doute terrible que le présent travail a été entrepris ; c'est pour dissiper ces angoisses, en présence desquelles la critique moderne est restée muette ; c'est pour voir, enfin, si le judaïsme religieux a quelque chose à envier à cet autre judaïsme historique, philosophique, que l'on a réhabilité. Nous l'avouons en toute humilité : ce que nous avons rapporté de la morale des Pharisiens, les idées, les maximes que nous avons puisées dans leurs livres, ne sont qu'une très faible partie des immenses richesses qu'ils renferment, de ces grandes pensées qui, à chaque page du Talmud, des Midraschim, du Zohar, entre une loi et une autre, entre deux syllogismes, deux kal-vahomer, deux ghezéra-schava, deux doctrines spéculatives, viennent arrêter et frapper le lecteur par leur noblesse, leur élévation et leur beauté. Ce que nous en avons cité suffira pourtant, nous osons l'espérer, pour montrer que la condamnation des Pharisiens ne saurait être définitive, qu'un nouvel examen, une nouvelle discussion, un nouveau jugement sont indispensables, et qu'on s'est trop hâté lorsque, pour combler l'abîme qui sépare les deux religions, on y a jeté les Pharisiens ; les Pharisiens, dis-je, qui, sont bien plutôt l'acheminement, le passage, le pont que la critique doit ménager entre l'une et l'autre.
Après tout ce que nous avons rapporté, nous ne saurions lire, sans en être affligé et surpris au dernier point, les paroles par lesquelles M. Salvador a paru vouloir aller au devant des prétentions de la morale chrétienne.
A l'entendre, les docteurs pharisiens, « au lieu de proclamer avec âme les préceptes moraux de la Loi, les transformaient en pures questions de droit, ils les entouraient de restrictions, ils multipliaient les subtilités, et avant que leur parole eût exercé quelque influence sur l'esprit, le cœur avait eu le temps de se glacer et de devenir insensible263 ». Que M. Salvador nous le pardonne, mais il ne voit qu'un seul des deux rôles qu'ont pris les Pharisiens. Ils furent en même temps les légistes et les moralistes de l'hébraïsme. Juger de leur morale quand ils parlent lois, ce serait aussi juste que d'apprécier leur science législative par ce qu'ils nous apprennent en fait de morale. C'est le double caractère du judaïsme qui a donné le change à M. Salvador. De l'âme dans la morale pharisaïque ! Mais quelle source plus féconde d'émotions que leur morale ! Quel langage touchant, quels accents tantôt tendres ou pathétiques, tantôt sublimes ou terribles ! On se sent ému avec ces docteurs vénérés, on pleure de leurs larmes, on se réjouit de leur joie ; les jeux mêmes de leur imagination, leurs légendes, leurs mythes, ont je ne sais quoi de simple, de gracieux, d'enfantin qui vous sourit. De l'âme dans la morale pharisaïque ! Mais si quelque défaut la dépare, c'est d'en avoir trop ; leur émotion va jusqu'aux larmes, leurs plaintes jusqu'aux gémissements de la colombe, leur douleur jusqu'aux rugissements du lion.
Il faut fermer les yeux à l'évidence pour ne pas voir cela. C'est par la même illusion, c'est faute d'avoir vu dans les Pharisiens les moralistes à côté des légistes, que M. Salvador ajoute à leur sujet264 : « Qu'étant minutieusement renfermés dans les intérêts nationaux et humains, ils ne demandaient compte que des actions extérieures ». Pour le coup, c'est exorbitant ! Il faut bien dire que la primitive erreur de M. Salvador, qui n'a vu dans le mosaïsme qu'une Politique et point du tout une Religion, a pu seule entraîner des démentis aussi étranges aux faits les mieux démontrés. Il n'est pas nécessaire d'être aussi versé que lui dans la science hébraïque pour savoir que les Pharisiens, bien loin de ne demander compte que des actions extérieures, pénètrent au contraire dans les replis les plus cachés du cœur humain, en dévoilent les faiblesses, les caprices, les artifices les plus raffinés, et exigent la pureté des pensées et des sentiments, l'empire sur nos passions, au même titre que l'obéissance aux lois pratiques tant civiles que religieuses. S'ils ont soin de distinguer deux choses d'un ordre aussi divers ; si, bien que réunissant en leur personne la double fonction de légistes et de moralistes, ils ont su conserver à la Loi et à la Morale leur place invariable et distincte, sans confusion, sans empiétement de l'une sur l'autre, est-ce nous, enfants du XIXe siècle, qui leur en ferons un crime ? Est-ce M. Salvador qui voudrait leur jeter la première pierre, et n'est-ce pas là, au contraire, ce qui fait leur gloire ? Le même oubli du rôle moral des Pharisiens, de la charité, qui est un des principes constitutifs du judaïsme pharisaïque, a dicté à M. Salvador ces autres paroles : « A l'esprit de justice qui éclatait dans les doctrines et dans le nom d'Israël, Jésus ajouta les caractères non moins précieux de sympathie et de grâce ». Ces vieux Pharisiens seraient bien surpris d'apprendre que la grâce et la sympathie sont l'apanage de leur jeune disciple, eux qui ont dit que « La grâce et la sympathie dont on jouit auprès de Dieu est un reflet de la grâce et de la sympathie dont on jouit auprès des hommes265 » ; eux qui ont assaisonné tous leurs enseignements moraux de tant de poésie, de tant de grâce et de sentiment !... Non, au lieu de dire que Jésus ajouta à la morale hébraïque la grâce et la sympathie, une critique impartiale et courageuse devait dire qu'il ne tint pas assez compte de l'esprit de justice.
M. Salvador a voulu caractériser les deux morales, la morale juive et la morale chrétienne, par une image qui ne manque pas d'originalité ni de vérité. Il dit que la morale législative et naturelle de Moïse, c'est l'homme dans la force de son âge, dans l'apogée de son développement, en pleine possession de ses facultés ; que la morale de Jésus, c'est la femme, - la femme avec sa sensibilité, sa grâce, ses tendres épanchements. Un trait manque à ces images pour les rendre, ressemblantes ; il faut ajouter à la morale juive comme à la morale chrétienne un coup de pinceau pour en exprimer toute la physionomie. Nous ne taquinerons pas M. Salvador sur cette morale législative, ni sur cette morale naturelle ; nous ne dirons pas qu'une morale législative est à nos yeux aussi peu intelligible qu'une législation morale, si ce n'est moins encore. Nous ne dirons pas non plus qu'une morale naturelle aurait essentiellement ces caractères que M. Salvador dénie précisément à la morale juive, c'est-à-dire la passion, le sentiment, l'expansion.
Nous dirons seulement : Oui, la morale juive ressemble à l'homme, mais à l'homme réalisant ses deux formes, je veux dire l'homme primitif de Moïse, l'androgyne de Platon, l'homme à deux sexes, ou plutôt l'homme et la femme réunis par le mariage, en un mot le MÉNAGE. Oui, la morale chrétienne ressemble à la femme, mais à la femme isolée, séparée de l'homme, sans le contre-poids de son jugement, de sa fermeté, de son expérience ; la femme livrée à tous les entraînements de la sensibilité, de la tendresse, de la passion, de la colère, en un mot le CLOÎTRE. La morale juive, c'est justice et charité réunies, tempérées l'une par l'autre, travaillant ensemble au gouvernement de le grande famille humaine ; l'une ayant surtout pour organe la loi écrite, l'autre, représentée plutôt par la loi orale ; l'une qui s'adresse à la société, qui en gouverne les intérêts, l'autre qui a plutôt son siège dans la conscience individuelle. C'est ainsi que l'hébraïsme embrasse l'homme tout entier, corps et esprit, vie présente et vie à venir ; la première relevant du code mosaïque, la seconde de la Tradition, qui est le code de la conscience. Quand M. Salvador attribue à l'hébraïsme le soin exclusif de ce monde et le met par là en contraste avec le christianisme, qui en néglige les intérêts au profit de l'autre vie, cet écrivain supprime tout un côté de l'hébraïsme ; il fait pécher celui-ci par un côté en faisant pécher le christianisme par l'autre ; il donne gain de cause à ceux qui accusent la religion d'Israël de matérialisme, et accrédite le préjugé qui s'attache au nom de Juif, de se vouer au culte des intérêts matériels, - tout cela faute d'avoir tenu assez de compte de la tradition, d'avoir vu dans le pharisaïsme plutôt une des formes du mosaïsme lui-même dans son intégralité. S'il eût été plus orthodoxe, il aurait été plus inattaquable. - Pour nous, l'hébraïsme est tout à la fois justice et charité, loi morale et loi politique, code mosaïque et tradition. L'un, c'est la religion à l'usage de la nation, être collectif qui n'a d'existence qu'en ce monde ; de là son matérialisme apparent. L'autre, c'est le code de la conscience, la source des dogmes, des principes, des espérances, qui se rapportent à l'âme humaine ; de là son ascétisme apparent. Tous deux ensemble, c'est l'hébraïsme.
N'est-ce pas ce qui arrive dans le dogme ? N'est-ce pas comme un reflet de la famille d'en haut (Famalia schel mahla, comme disent les kabbalistes), que nous voyons dans la famille d'en bas (Famalia schel matta) ? Là aussi il y a une justice (michpat) qui est le Verbe, une charité (tzedaka) qui est le Royaume ; et ce qui achève la ressemblance, c'est que la première et appelée la loi écrite, la seconde la loi orale. Peut-on douter que les kabbalistes n'aient aperçu la distinction et les rôles que nous avons assignés ? La morale chrétienne n'est que charité, elle est la femme célibataire, la religieuse, la nonne avec toutes ses vertus et tous ses vices, ses hallucinations et ses passions ; mais comme la Tzedaka ou charité kabbalistique, séparée de son époux qui est le Verbe, la justice, se perd par son excès même, et pour n'avoir voulu être que charitable se condamne à être moins que juste, de même la charité chrétienne, pour avoir dédaigné sa compagne naturelle, la justice, a été condamnée à se charger elle-même de son ministère ; non plus selon les règles invariables du juste, mais selon les entraînements, les caprices de l'amour, de la passion, qui en viennent parfois jusqu'à imposer à l'objet aimé ce qu'on croit le salut, le bonheur, la gloire, quand on n'est pas assez éclairé pour en apprécier la valeur.
Voilà comment nous comprenons la morale juive et la morale chrétienne. Au lieu de dire avec M. Salvador que l'une c'est l'homme, et l'autre la femme, nous dirons : La première, c'est le ménage, la famille, l'homme tout entier ; l'autre, c'est un couvent, une religieuse, la femme sans le contrepoids du mari. Et voilà aussi comment la morale, dans ses dernières conséquences, se rattache à la partie spéculative des deux religions, comment l'Éthique n'est que le Dogme lui-même présidant au gouvernement des consciences et aux destinées des nations.
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