La charité universelle ne pourrait admettre que trois limites, que trois restrictions : l'ennemi politique, l'ennemi personnel et l'ennemi religieux. Puisqu'on dénie à l'hébraïsme cette charité elle-même, cet amour universel du genre humain ; puisqu'on parle de particularisme, sinon d'égoïsme juif, nous nous sommes demandé à laquelle des trois restrictions, des trois limites, sus-mentionnées, s'arrêtait par hasard la charité israélite. Quant à l'ennemi religieux, nous avons vu que c'est une plante exotique, inconnue au judaïsme par cela même que, distinguant la politique de la religion, faisant une place à l'Etat, à la loi, à la justice, il pouvait connaître l'ennemi politique sans voir en lui l'ennemi religieux, tandis que là au contraire où la religion est tout, on ne peut en différer sans être considéré comme ennemi. A part l'ennemi politique, nous avons vu l'étranger, le non- Israélite, notre frère, en Adam, mis au rang de l'Israélite lui-même, aimé d'un amour inconnu dans l'antiquité et que les nations modernes seraient heureuses de pouvoir imiter. Que reste-t-il donc ? Il reste l'ennemi personnel, et c'est sur lui que nous allons tourner nos regards. Est-il vrai que le judaïsme ne nous commande pas la charité envers nos ennemis personnels ? Est-il vrai que cette charité s'arrête devant un misérable intérêt, une aveugle antipathie, une passion tyrannique ? Est-il vrai, en un mot, que le pardon des injures, la charité, l'amour envers nos ennemis soient l'apanage exclusif du christianisme, Une doctrine nouvelle apportée au monde par Jésus ? C'est-ce qui paraît résulter de ces paroles de Jésus lui-même (Matthieu,V, 43) : « Vous avez appris qu'il a été dit aux anciens : Tu aimeras ton prochain, et tu haïras ton ennemi ». Nous avons, on s'en souvient, constaté par les meilleures raisons, par les plus solides arguments, que c'est la loi de Moïse elle-même qui est ici en cause et que c'est l'ennemi personnel, lui aussi, que l'on comprend dans ce prétendu précepte de « haïr l'ennemi ». Bien plus, nous avons constaté l'absence absolue d'un pareil commandement dans la loi mosaïque et dans les écrits des Rabbins. Est-ce tout ? Et n'aurions-nous pas à y signaler des préceptes bien autrement charitables que cette haine qu'on leur attribue ? Nous l'avons déjà assez fait pour ce qui regarde l'étranger. Attachons-nous un instant à le démontrer aussi pour ce qui touche l'ennemi personnel. Dirons-nous que Jésus ait oublié les plus formelles prescriptions de la loi mosaïque ? Il y a deux passages où la charité est commandée envers l'ennemi ; et, chose surprenante ! dans l'un comme dans l'autre le précepte mosaïque, déjà si grand et si noble par lui-même, acquiert une valeur mille fois plus délicate, plus élevée encore, par l'interprétation des Pharisiens. Singulière destinée de leurs écrits, de venir à chaque pas démentir les inconcevables imputations de l'Évangile ! Je dis inconcevables, à moins qu'elles n'aillent à l'adresse de ces faux Pharisiens, flétris par le Talmud lui-même comme nous l'avons déjà remarqué. - Ne hais pas ton frère en ton cœur, mais reproche-lui sa faute et tu n'auras point de péché, enseigne Moïse. - Serait-il moins rigoureux dans la pratique ? Ne te venge pas, et ne garde pas rancune à tes concitoyens, mais tu aimeras ton prochain comme toi-même : je suis l'Éternel (Lévitique, XIX, 17,18). Ainsi l'Israélite ne doit pas se venger, non seulement de son concitoyen comme le ferait supposer la première désignation, mais de quelque homme que ce soit, comme l'indique assez « l'amour de notre prochain » mis en opposition avec la « vengeance » de la première partie du verset, et comme il résultera tout à l'heure d'un autre passage. Si parfois l'expression mosaïque semble se renfermer dans le cercle israélite, c'est, à mon sens, par suite de l'absence de tous rapports réguliers avec l'étranger, ce qui détournait sa pensée de toute personne n'appartenant pas à sa nation. Mais ce qu'il serait injuste de cacher, c'est la part considérable que les Pharisiens ont prise à cette loi du pardon. Quelle noblesse, quelle générosité, que d'égards minutieux pour la dignité de nos semblables ! « Qu'est-ce que la vengeance, demandent les Pharisiens ? - Prête-moi ta faux. Non, je ne te la prêterai pas, comme tu ne m'as pas prêté la tienne l'autre jour : voilà la vengeance. - Prête moi ta faux. Oui, je te la prête, quoique tu m'aies refusé la tienne l'autre jour : voilà la rancune172 ». Peut-on concevoir des sentiments plus délicats ? Et pourtant cela n'est pas le texte de Moïse. Moïse dit ailleurs : « Si tu vois le bœuf de ton ennemi ou son âne égarés, tu les lui ramèneras... Si tu vois l'âne de ton ennemi pliant sous sa charge, est-ce que tu t'abstiendras de l'aider ? Non, travaille avec lui à relever sa bête173 ». Qui est l'ennemi dont il est ici question ? Nous l'avons déjà vu ; quoique le Talmud exclue l'ennemi politique (comme il était exclu par le droit international de l'Europe avant le traité de Paris), la Mekhilta, texte bien plus ancien et plus vénérable, y comprend aussi non seulement l'ennemi politique, mais encore le prosélyte apostat (gher schéhazar lesouro), l'Israélite idolâtre (Israël moumar), - ennemis religieux par excellence - enfin l'ennemi personnel174. Mais où est la part des Pharisiens dans ce précepte de charité ? Elle ne saurait être plus grande ni plus admirable. Voilà, disent-ils, un ami pliant sous sa charge. Voilà, d'autre part, un ennemi qui demande en même temps qu'on l'aide à se charger... Que de raison pour préférer l'ami à l'ennemi ! L'amour qu'on lui porte, les services qu'il nous a rendus, ceux qu'on en attend encore, le secours bien plus urgent qu'il nous demande, le danger qu'il peut courir à un retard, ce délai indifférent pour qui ne demande qu'à être chargé, voilà sans doute des raisons bien puissantes. Pourtant la Loi garde le silence. Terrible alternative ! Mais elle n'en est pas une pour les Pharisiens, qui en termes exprès nous apprennent que c'est l'ennemi qu'il faut d'abord secourir. (Oheb lifrôk vesôné lit'on, mitzva bassôné, kedé lakouf et yitzro)175. N'avions-nous pas raison de dire que les Pharisiens de l'histoire ne sont pas les Pharisiens de l'Évangile ? Mais Moïse ne se contente pas de confier l'exécution de ces préceptes à la pratique des individus : il l'incarne dans ses lois, il donne pour exemple la nation tout entière, pardonnant généreusement à qui l'avait tenue prisonnière pendant des siècles. N'est-ce pas là le cas des Egyptiens, qui accablèrent Israël de tout le poids de leur tyrannie ? Eh bien, à cet Israël échappé au joug égyptien, qu'est-ce que Moïse impose ? Rien que le pardon des injures, l'amour de ses plus anciens et des ses plus cruels ennemis. Bien plus, par un raffinement incroyable de charité, il ne voit dans leur séjour en Egypte pas une de ces lois sanguinaires qui tombaient de temps en temps sur leur tête, il n'y voit que ce séjour lui-même, et quel séjour ! que le simple asile accordé à Israël, que l'air qu'ils ont respiré, que l'eau qu'ils ont bue, que la terre qui donnait le repos à leurs morts ; - et cependant les eaux s'étaient rougies de leur sang, l'air retentissait encore de leurs plaintes, la terre était arrosée de leurs larmes. Les paroles des Moïse176 « Tu ne haïras pas l'Egyptien, car tu as été étranger dans son pays, seraient la plus sanglante des ironies, si elles n'étaient le plus incroyable prodige de charité. Est-ce là ce qui s'appelle haïr ses ennemis ? Aussi les prophètes ne firent qu'obéir à l'esprit mosaïque en insistant sur le pardon des injures. N'est-ce pas Salomon qui a dit (Prov. XXIV, 17,18) : « Si tu vois tomber ton ennemi, ne t'en félicite pas ; s'il trébuche, que ton cœur n'en soit pas réjoui, de peur que l'Éternel ne le voie, qu'il ne te condamne, et ne fasse retomber tout le mal sur ta tête ». N'est-ce pas lui qui a dit (Ibid. XIX,11) : « L'homme raisonnable est magnanime, il met sa gloire à pardonner l'injure ? » - Qui se réjouit du mal d'autrui, dit-il ailleurs ( Ibid. XVII, 5), il ne lui sera point pardonné à lui-même ».
Est-ce tout ? Ecoutez encore. « Ne dis pas : Je rendrai le mal pour le mal ; mets ton espérance en Dieu et il t'assistera ; » ou bien encore : « Ne dis pas : Comme il a agi avec moi, j'agirai avec lui ; je lui rendrai selon ses œuvres (Ibid. XX, 22 ; XXIV, 29) ». David, son père, n'avait-il pas dit avant lui (Psaumes, VII, 5, 6) : « Ô Éternel, ai-je rendu le mal à qui m'en a causé ?... Que mon ennemi me persécute, qu'il me frappe, qu'il foule aux pieds ma vie, qu'il couche ma gloire à terre pour toujours !... » Est-ce Paul qui a dit le premier ce que nous lisons dans l'Epître aux Romains (XII, v. 20) : « Si ton ennemi a faim, donne lui à manger ; s'il a soif, donne-lui à boire, car en faisant cela tu retireras les charbons ardents qui sont sur sa tête ». Non ! c'est Salomon dans les Proverbes (Prov. XXV, 22), dont Paul a copié mot à mot la maxime. Et quel langage que celui de Job ! « J'appelle Dieu à témoin si jamais j'ai joui du mal de mon ennemi ; si jamais mon cœur s'est ému de joie quand il lui est arrivé malheur ». (Job, XXXI, 29). - Et les Pharisiens, est-ce qu'ils ont rien à envier à cette grandeur, à cette sublimité des préceptes ? Est-ce que leur voix aussi ne se fera point entendre dans ce touchant concert ? Samuel le Petit, collègue de ce Gamaliel qui fut le précepteur de Paul, avait adopté pour devise les paroles mêmes de Salomon dont il est question ci-dessus : « Si tu vois tomber ton ennemi, etc. », les répétant sans cesse et avec une telle prédilection que, bien qu'appartenant à Salomon, c'est sous son nom qu'on les lit dans la Mischna. Nous avons vu naguère Ben Azaï placer en tête de toute la Loi, proclamer comme son principe et son substratum ces paroles de la Genèse : « Dieu créa l'homme à son image ». Eh bien ! Veut-on savoir pourquoi le saint docteur a choisi ce passage plutôt qu'un autre ? Qu'on l'écoute lui-même : c'est parce que la vengeance, la basse vengeance y est péremptoirement condamnée. C'est là, dit-il, le grand principe de la Loi ; afin que tu ne dises pas : Puisque j'ai été méprisé, que mon frère à son tour soit méprisé, puisqu'on m'a maudit, que mon frère aussi soit maudit ; car si tu fais cela, sache qui est celui que tu méprises et que tu maudis : Dieu, dont l'homme est l'image. (Yalcout, éd. Venise p. 11 d.) « Garde-toi, dit le Zohar, de rendre le mal pour le mal, mais place en Dieu tout ton espoir ». (Zohar, I, 201). Si Salomon a dit dans ses Proverbes (XVII, 13) : « Que le mal ne quitte jamais la maison de l'ingrat, de celui qui rend le mal pour le bien », les Pharisiens pousseront bien plus loin la sévérité. « Ce n'est pas tout, diront-ils dans le Beréschit Rabba (cp. Yalcout, II, p. 140 a) ; mais sur celui aussi qui rend le mal pour le mal, tombe le même anathème. La Loi n'a-t-elle pas dit : Si tu vois le bœuf de ton ennemi égaré, tu le lui ramèneras ? » - Moïse se plaint au Seigneur de ce que les Israélites menacent de le lapider... « Passe, lui dit l'Éternel, devant tout le peuple » (Exode XVII, 4, 5). C'est, dit le Midrasch Rabba, comme s'il lui disait : Imite-moi. Dieu ne rend-il pas le bien pour le mal ? Eh bien toi aussi, tu dois rendre à Israël le bien pour le mal (Chemot Rabba, sect. XXVI).
Nous avons vu Moïse commander à ce peuple qui portait encore les stigmates de la servitude égyptienne, et dont les plaies saignaient encore, d'aimer ses ennemis et, qui plus est, ses ennemis politiques. C'est là un des points où la morale judaïque, toujours agissant sur la politique, la domine et lui impose son langage et sa magnanime clémence. Mais qui plus que les Pharisiens a la fibre national vive, sensible, impressionnable jusqu'à l'excès ! Ne le prouveraient-elles pas, au besoin, ces mêmes dispositions sévères, ces mesures mêmes de précaution qu'on leur reproche ? Pourtant ne se seraient-ils jamais élevés à ces hauteurs sereines où les passions même les plus généreuses se taisent, où le calme et la paix qui vous entourent ne vous rendent capable que d'aimer ? Oui, assurément, les Pharisiens ont eu de ces moments sublimes, de ces grands oublis, où la patrie elle-même, éplorée, ne peut plus nous arracher qu'un cri de pardon. La Bible raconte qu'au retour de la bataille, dans l'ivresse de la victoire, les soldats israélites chantaient : Louez le Seigneur, car sa charité est éternelle. Pourtant un mot manque dans cette formule : KI TOV, car il est bon. Est-ce hasard ? Est-ce une omission volontaire ? On ne sait. Toujours est-il que les Pharisiens y ont vu un signe de deuil, un vide, une lacune dans la joie nationale : car Dieu, disent-ils, ne se réjouit pas de la chute des impies. Veut-on une pensée encore plus délicate ? Le matin du jour où les Egyptiens furent submergés dans les flots de la mer Rouge, les anges, disent-ils, se présentèrent devant le trône de Dieu, pour chanter ses louanges selon leur usage. « Taisez-vous ! leur crie l'Éternel, mes, créatures vont périr dans les eaux, et vous voulez chanter ? » Les Israélites aussi, même aujourd'hui, imitent les anges, et le septième jour de la Pâque, par une disposition expresse de leurs maîtres les Pharisiens, ils ne complètent point le Hallel, leur joie n'est pas entière, il y a un vide, et ce vide c'est le deuil des Egyptiens qui dure encore.
Est-il permis, du moins, d'appeler la vengeance divine sur la tête de nos persécuteurs ? Et Paul a-t-il fait entendre une morale nouvelle, inouïe en enseignant : Bénissez ceux qui vous persécutent et ne les maudissez point ? Les Pharisiens, dont il se professe le disciple, en disent autant, peut-être davantage ; car non seulement ils ne veulent pas qu'on maudisse l'ennemi, mais même qu'on l'accuse, ni qu'on se plaigne de lui au tribunal divin. « Malheur à celui qui réclame, plus encore qu'à celui contre qui on réclame » (Talmud, Baba Kamma, p. 93). Si tu réclames, ajoutent-ils, contre ton frère, ton compte sera examiné avant le sien ; ta punition précédera celle que tu demandes contre lui (Ibidem). « Que doit-on faire, dit Paul (Romains, chap. XII, v. 19) ? Ne point se venger soi-même, mais laisser agir la colère de Dieu ». C'est un peu différent du précepte de bénir ses ennemis qu'on impose au v. 14 ; mais enfin c'est bien assez pour la pauvre nature humaine, et c'est aussi ce que les docteurs en exigent. « Que ferai-je à ces hommes qui me persécutent et que je pourrais livrer aux autorités, demande l'un d'eux à son collègue ? Résigne-toi, lui répond l'autre, et espère en Dieu ; c'est lui qui les rendra impuissants ». Ou bien encore : « Que le matin et le soir, l'aurore et le crépuscule te retrouvent toujours à ta place dans le Bet-Hamidrasch et ils cesseront d'eux-mêmes » (Talmud, Ghittin, p. 7). Est-il du moins permis de répondre à qui nous insulte ? Ceux qu'on offense et qui ne répondent pas par des offenses, dit une ancienne Baraïta, qui écoutent les injures sans mot dire, qui agissent par amour et qui se réjouissent dans les douleurs, c'est pour eux qu'il a été écrit : Les amis de Dieu seront comme le soleil dans toute sa force (Juges, V, 34. Voir Talmud, Yoma, p. 23, etc.).
Quel est le prix de ce pardon demandé pour nos ennemis ? C'est le pardon pour nous mêmes. Qui ne pardonne pas aux autres, à lui non plus il ne sera point pardonné. On lit dans Mathieu (VI, 14) : « Si vous pardonnez aux hommes leurs offenses, votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres. Mais si vous, etc. ». N'est-ce pas la doctrine, mille fois répétée, des Pharisiens ? « On ne pardonnera pas, au jour des Expiations, les péchés commis contre nos frères, jusqu'à ce que nous leur en ayons nous-mêmes demandé pardon ». Si Moïse dit que Dieu supporte les délits et pardonne la rébellion, les Pharisiens, l'interprétant à leur manière, y verront cette sublime sentence : « A qui Dieu pardonne-t-il les péchés ? A celui qui lui-même pardonne les injures » (Talmud, Meghilla, p. 28.). Quiconque, disent-ils encore, est prompt à pardonner, ses péchés aussi lui seront pardonnés ( Ibid.).
Mais la pratique des Pharisiens n'est pas moins éloquente ; les exemples abondent, et ils ne sauraient être plus illustres, plus honorables, j'ajouterai plus honorés. On priait pour une grande sécheresse qui faisait manquer les vivres. R. Eliézer, le maître de R. Akiba, jeûne et prie, mais en vain ; le pluie est bien loin. R. Akiba jeûne à son tour, monte à la sainte tribune et s'écrie : « Notre Père, notre Roi, aie pitié, de nous pour l'amour de toi-même ! » Et aussitôt le ciel se couvre de nuages et verse une pluie abondante. Est-ce que l'un de ces docteurs est plus grand, est plus saint que l'autre, demande le Talmud ? Non, c'est simplement qu'il pardonne plus volontiers (Talmud, Taanith, p. 25). Ce même Akiba demande un jour à R. Nehounia le Majeur : « Par quels mérites as-tu atteint ce grand âge ? Mon fils, lui répond le saint vieillard, jamais je n'ai refusé le pardon ». La même demande, adressée à un autre docteur, reçoit la même réponse, seulement sous une forme plus poétique, et avec une rigueur plus grande encore : « Jamais, répond le docteur, la haine de mon frère n'est montée avec moi sur ma couche » (Talmud, Meghilla, p. 28), c'est-à-dire, jamais la nuit n'est venue sans que j'eusse pardonné. Dieu m'est témoin, dit un autre, que je n'ai jamais reposé ma tête sur un oreiller sans avoir pardonné à tous ceux qui m'avaient fait du mal ; et c'est d'après ces exemples que tout Israélite répète chaque soir en se couchant : « Maître du monde ! je pardonne tout péché à quiconque m'aurait fait de la peine ou du tort, soit dans ma personne, soit dans mes biens, soit dans mon honneur, soit dans tout ce que je possède : que personne ne soit puni à cause de moi ». Ce n'est pas tout, ajoute une autre autorité : « Personne ne me causa jamais de mal que je ne lui eusse non seulement pardonné, mais que je n'eusse tâché depuis ce jour-là de lui rendre tous les services possibles ». (Zohar, vol. I, p. 201).
L'Évangile prévoit aussi les devoirs de l'offenseur : « Si donc tu apportes ton offrande sur l'autel, et te souviens alors que ton frère a quelque chose contre toi, laisse là ton offrande et va premièrement te réconcilier avec ton frère » (Matthieu, V, 23).
N'est-ce pas l'écho de l'ancienne Baraïta ? « Quand même l'offenseur offrirait en sacrifice tous les moutons d'Arabie (elé Nevaïoth), il ne sera point quitte avant de demander pardon à l'offensé ». (Talmud, Baba Kamma, 92). La charité est bien plus grande que tous les sacrifices (Soukka, p. 49). - J'aime la charité et non les sacrifices, avait dit le prophète. Quand il y a charité, disent à leur tour les Pharisiens, on tolère même l'idolâtrie. Chabour atzabim Ephraïm, hannach lo (Osée, IV, 17). Le saint nom de Dieu est plusieurs fois effacé par les eaux amères, afin de rétablir la paix entre les époux (Nombres V, 25), ajoutent-ils ailleurs. Mais ce qu'en vain on chercherait chez les Pharisiens, c'est ce qui suit immédiatement le précepte évangélique, c'est le motif donné à cette initiative du baiser fraternel. Fais vite ta paix, dit Jésus, mets-toi d'accord avec ta partie adverse tandis que tu es en chemin avec elle, de peur que ta partie adverse ne te livre au juge, et que le juge ne te livre au sergent, et que tu ne sois mis en prison. En vérité, je te dis que tu ne sortirais point de là que,tu n'eusses payé le dernier quadrin (Matthieu, V, v. 25). Nous voudrions, pour l'honneur du nom juif, comprendre ce passage dans un sens tout spirituel ; mais le contexte s'y oppose, et le passage parallèle de Luc est peut-être encore plus explicite : Quand tu vas devant le magistrat avec ta partie adverse, tâche en chemin de sortir d'affaire, de peur qu'elle ne te traîne devant le juge, que le juge ne te livre au sergent et que le sergent ne te mette en prison (Luc, XII, 58).
On a réglé ce devoir de part et d'autre. Les Évangiles, comme le Talmud, contiennent les formes, les limites, les procédés à suivre dans son accomplissement. « Si ton frère a péché contre toi, va et reprends-le seul à seul ; s'il t'écoute, tu as gagné ton frère. Mais s'il ne t'écoute pas, prends avec toi une ou deux personnes, afin que chaque parole soit confirmée par la bouche de deux ou trois témoins. S'il dédaigne de les écouter dis-le à l'Église, et s'il dédaigne d'écouter l'Église, regard-le comme le païen et le publicain177». - Ecoutons maintenent les Pharisiens : « Les péchés commis contre le prochain ne sont pardonnés au jour des Expiations, jusqu'à ce qu'on soit allé se réconcilier avec lui. S'il refuse de pardonner, qu'on y retourne une deuxième et une troisième fois, prenant avec soi trois personnes qui soient présentes à nos excuses. Si malgré cela il s'obstine encore, qu'on fasse connaître à dix personnes (c'est l'Église) qu'on lui a offert des excuses et qu'il les a refusées178. Que l'offensé, ajoutent-ils encore, ne refuse pas obstinément le pardon ; car pour les Gabaonites il a été dit, lorsqu'ils demandèrent la vie des enfants de Saül : Ils n'étaient pas de la famille d'Israël, dont les caractères distinctifs sont la modestie (Baïschanim), la miséricorde (Rahamanim.) et la charité179 (Gomelé hassadim), et c'est seulement pour les païens qu'il a été écrit : Ils gardent leur rancune éternellement (Amos, I, 11). » Est-ce seulement pour des offenses réelles qu'on doit présenter des excuses ? Des propos, des paroles irrévérencieuses ne l'exigeraient-ils pas également ? Quiconque, dit le Talmud, afflige son prochain, même par de simples paroles, est obligé de lui en demander pardon180. Et si l'offensé était mort ? Alors, qu'on amène dix personnes avec soi, qu'on se place devant son tombeau et qu'on dise : J'ai péché contre le Dieu d'Israël, et contre un tel que j'ai offensé181.
Les Pharisiens, qu'on a vus si enclins à pardonner, attendaient-ils toujours, comme c'était leur droit, qu'on leur fit des excuses ? Nous avons déjà vu qu'ils ne croyaient pas avoir bien rempli leur journée si leur dernier acte n'était pas un pardon général, spontané, offert en présence de Dieu et à l'insu même de l'offenseur. Est-ce qu'ils ne poussaient jamais l'humanité, l'abnégation jusqu'à le provoquer par tous les moyens possibles à la réconciliation ? Cette vertu si grande, si héroïque, n'est pas étrangère aux Pharisiens, et leur histoire en compte plus d'un exemple. Elle nous apprend que Rabbi Zéra ne cessait d'aller et venir partout où il y avait un seul de ses offenseurs, attendant impatiemment qu'un mot, qu'un signe de leur part donnât le signal de la réconciliation182. Mais ce n'est pas tout, et leur héroïsme allait encore plus loin. Rav (Abba Arikha), le disciple immédiat de Juda le Saint, et dont le nom est des plus illustres dans les annales talmudiques, avait subi un affront de la part d'un boucher. Douze mois entiers se passèrent sans que le boucher fît rien qui révélât son repentir. Vient enfin la veille du Kippour. Que va-t-il faire, le docteur de la Loi, le Pharisien ? Rien de plus simple : il va lui-même demander pardon au boucher ; il arrive à sa maison, il frappe. Le boucher, sans daigner même lui ouvrir sa porte, se présente à la fenêtre. « Es-tu Abba, lui dit-il ? Va-t'en donc, je n'ai rien à démêler avec toi ». La tradition ajoute que, comme il coupait une tête de bœuf, le couteau le frappa à la tête et qu' il en mourut (Yoma, ibid.).
Est-ce à dire que le Talmud ne contienne pas quelques-unes de ces explosions que la souffrance, la douleur, les affronts sans cesse refoulés au fond du cœur ne manquent pas de faire éclater parfois ? Nous sommes loin de le prétendre. Les Pharisiens n'étaient pas des êtres de pure raison, de ces entités abstraites et fictives que l'on crée pour idéaliser une vertu quelconque ; c'étaient des personnes réelles et vivantes, au cœur sensible, à l'imagination prompte, aux passions fortes et généreuses, qui sentaient mieux que personne tout le poids des humiliations, des viles rancunes auxquelles ils étaient continuellement en butte. Aussi, rien d'étonnant qu'on ait à déplorer chez les Talmudistes des phrases que la douleur commune et privée ne pouvait ne pas leur arracher. Et les Évangiles, bien moins excusables cependant ; les Évangiles, dont l'exemple et la valeur sont mille fois plus grands, ne contiennent-ils rien d'analogue ? La charité chrétienne ne s'y dément-elle jamais ? A côté de maximes ou d'actes dont on ne saurait assez apprécier le mérite, il y en a bien d'autres qui rabaissent ces livres au niveau des œuvres purement humaines. N'est-ce pas dans cette classe qu'il faut ranger les terribles menaces que Jésus adresse aux villes qui ne voudraient pas accueillir ses apôtres ? Est-ce que l'arbre, qui ne porte point de fruits ne doit pas « être déraciné et jeté au feu de la Géhenne ? » Les païens ne sont-ils pas appelés des chiens, à qui il ne faut pas offrir le pain destiné à la maison d'Israël ? La douceur, la mansuétude habituelle de Jésus ne se dément-elle pas constamment, toutes les fois qu'il a quelque chose à reprocher à ses adversaires les Pharisiens ? Les tendres reproches, les douces corrections, l'indulgence, la longanimité, les pardons qu'il prodigue aux voleurs et aux adultères, que deviennent-ils dès qu'il s'agit d'apostropher ces détestés Pharisiens ? Ils font place aux plus cruelles imputations, aux qualifications injurieuses d' hypocrites, de fous, d'aveugles, de sépulcres blanchis, de serpents, de race de vipères, enfin aux plus affreuses imprécations. Il faut tout sacrifier à Jésus, père, mère, sœurs, épouse, enfants, si l'on veut être digne de lui. Pour le suivre, il faut refuser les derniers devoirs à la dépouille de son père. Le frère doit livrer son frère à la mort, le père son enfant, les enfants s'élever contre leur père et leur mère et les faire mourir. Au jour du jugement, qui est-ce qui sera mis à la droite du Fils de l'homme ; qui possédera en héritage le royaume préparé dès la fondation du monde ? Ce sont ceux qui auront donné à manger et à boire, qui auront fourni des vêtements et un asile au plus petit de ses frères. Et pour ne pas trop multiplier les citations, est-ce que Paul aussi n'eut pas de ces moments où la conscience des injustes persécutions fait oublier les devoirs et le langage de la charité ? Un certain Alexandre, forgeron, lui avait causé, paraît-il, quelque désagrément. Que va-t-il dire de lui, l'abolisseur de la Loi, le plus grand des apôtres ? « Alexandre le forgeron m'a fait beaucoup de maux ; le Seigneur lui rendra selon ses œuvres » (II Timoth., IV, vers. 14). Est-ce bien la même bouche qui a prononcé cette belle parole : « Bénissez ceux qui vous persécutent, bénissez-les et ne les maudissez point ? » (Romains, ch. XII, v. 14).
Et pourtant, qu'il y a loin du Talmud à l'Évangile ! Les Talmudistes obéissaient parfois à des passions bien autrement nobles et généreuses que des démêlés particuliers avec des tiers ; ils obéissaient à l'amour de leur patrie, de leur nation, asservies, déchirées, foulées aux pieds par de barbares idolâtres. Le christianisme avait-il une patrie, una nationalité, avait-il ces légitimes excuses ? Les impatiences, les imprécations des premiers sont moins personnelles, par conséquent moins odieuses. Bien plus, le Talmud et les Talmudistes ont-ils autant de poids dans le judaïsme que l'Évangile et les apôtres en ont dans le christianisme ? La parole évangélique est parole divine, sacrée, infaillible, inviolable ; la parole talmudique (dans ce qui n'est pas dogme ou précepte) ne l'est nullement. Il n'y a pas de Juif qui accorde le don d'inspiration aux Pharisiens, comme il n'y a pas de chrétien qui le refuse aux Évangiles. Paul, c'est le Moïse des chrétiens. Les Pharisiens sont les pères de l'Église du judaïsme. Les paroles de l'un et de l'autre peuvent-elles avoir le même poids, la même valeur ? Personne ne le dira. En outre, quand elle formulait ses doctrines, l'Église judaïque avait le dessus. Tout ce qu'elle dit, tout ce qu'elle enseigne est marqué au coin de l'indépendance, de la liberté la plus absolue ; elle n'a pas à conquérir des âmes, ses temples regorgent de fidèles ; surtout elle n'a pas à renchérir sur quelque morale antérieure, à flatter les pauvres, les dépossédés, les humbles, pour s'en faire un parti ; elle en a un déjà, très grand, très imposant : c'est la nation. Tout ce qu'elle dit, elle le dit simplement parce que c'est le fond de sa doctrine ; c'est un jet naturel, spontané, inséparable de sa nature ; elle ne pose pas, elle parle et agit au naturel, parce que, bien loin de se sentir poussée à affecter des airs de charité et d'amour pour provoquer des désertions, elle est contrariée dans ses généreux élans par ce qui vient du dehors ; elle est plutôt tentée de refouler la parole d'amour prête à lui échapper, de déployer un surcroît d'âpreté, de rigueur, afin de repousser des attaques. Nous le demandons encore : la morale charitable de l'une et celle de l'autre ont-elles la même valeur ? Est-ce qu'un mot des Pharisiens n'en vaut pas deux des Évangiles ? Et ce mot que les circonstances extérieures n'expliquent pas, que la bonté naturelle de celui qui le prononce n'explique pas davantage, parce que c'est un courant qui traverse plusieurs générations, est-ce aux circonstances, est-ce aux hommes qu'on l'attribuera ? Nul doute que les unes et les autres n'eussent plutôt entravé toute expansion généreuse, tout élan charitable. Il n'y a qu'un seul auteur à qui en revienne légitimement la gloire, c'est l' hébraïsme.
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