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Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 3

CONSÉQUENCES HISTORIQUES



3.1  Scandales dans l'Église

Nous n'avons étudié jusqu'ici que le côté spéculatif de la morale du christianisme, les racines qu'elle a dans le dogme, l'influence que celui-ci peut et doit exercer sur les mœurs. Nous nous sommes soigneusement renfermé dans le cercle des idées, nous avons évité toute preuve a posteriori, uniquement pour procéder avec quelque ordre dans notre exposition. Peut-être aura-t-on cru qu'en nous isolant dans la région des abstractions nous voulions fuir la réalité, qui pouvait renverser nos déductions ; que nous avons voulu nous donner libre carrière, en raisonnant sans fin et n'invoquant jamais le contrôle de l'expérience. Mais on se serait étrangement mépris sur nos intentions. Bien loin de fuir la réalité, l'expérience, de rejeter toutes les preuves à posteriori, nous ne les avons ajournées que pour leur ménager une place plus large et plus convenable. Les principes dont nous avons parlé jusqu'ici, les défauts que nous y avons découverts, les germes de faiblesse, de dégénération, de corruption, nous allons les voir dans le monde extérieur, exerçant leur influence, développant les forces funestes qu'ils recèlent, poussant des branches et des feuilles qui vont couvrir d'une ombre de mort une partie de l'humanité. Nous allons assister à des spectacles hideux, voir des théories repoussantes, des doctrines difformes, des vices inouïs s'abriter sous les principes du christianisme, couvrir son tronc d'une végétation impure, promptement retranchée sans doute par l'autorité de l'Église, mais qui ne laissera pas de prouver, d'une part, que nous ne nous étions pas trompés en signalant ce germe funeste dans la doctrine chrétienne, et de montrer d'autre part le mal très réel, très historique qu'elle a causé dans le monde.

Nous avons indiqué plusieurs causes de dégénérescence dans la morale chrétienne : l'abolition de la Loi, la fiction de la mort et de la résurrection des fidèles avec Jésus, l'état d'innocence où nous sommes replacés par la vertu de Jésus, la théorie de la Loi enfantant le péché, l'extériorité de la rédemption, de la réparation. Nous allons voir ces causes contribuer tour à tour à la naissance de quelqu'une de ces doctrines monstrueuses qui ont souillé l'histoire du christianisme, qui n'ont point d'exemple possible dans l'histoire de la Synagogue, précisément parce que tous les vices signalés par nous sont inconnus dans le judaïsme ; nous allons voir ces forces en jeu, en action, sur le théâtre de l'histoire ; bien plus, afin qu'on ne puisse révoquer en doute la connexion logique de ces effets avec les causes en question, nous surprendrons, dans le langage de ces sectes elles-mêmes, des déclarations, des aveux qui constateront d'une manière irrécusable l'origine que nous leur avons assignée.

3.2   Embarras des apôtres

On ne saurait imaginer une plus prompte, une plus hâtive floraison. Dès les temps apostoliques, la semence jetée dans le sol du christianisme pousse déjà ses bourgeons à l'aspect immonde, aux couleurs sinistres. Qu'il y eût dans ce temps-là des vices, des crimes, des dérèglements, même excessifs, ce ne serait pas encore un si grand mal, et cela ne prouverait pas encore la vérité de nos déductions, si ces vices, si ces crimes, si ces excès ne se fussent dès lors érigés en système, ne se fussent donné une régularité. scientifique, un principe, une justification, j'allais dire une consécration en forme. Ce qui constitue leur importance, ce qui nous donne malheureusement raison sur tous les points, c'est que ces vices ne se soient pas cachés, n'aient pas eu honte d'eux-mêmes mais qu'ils aient pris hardiment place dans l'Église, qu'ils aient étalé sans pudeur leur difformité au soleil, qu'ils se soient crus justifiés par le dogme, par la morale chrétienne. Voilà ce qui ne peut pas être contesté, et ce qui forme pour nous le point vital de la question. Nous serions médiocrément surpris, encore moins scandalisé, d'entendre de la bouche de l'Apôtre qu'il y avait dans l'Église des fornicateurs, des idolâtres, des adultères, des efféminés, des pécheurs contre nature, des larrons, des avares, des ivrognes, des médisants, des ravisseurs (I Corinth., V, vers. 10 et 11. Ibid., VI, vers. 10) ; qu'il y eut parmi les chrétiens des impudicités telles qu'entre les Gentils il n'en est point de semblable ; qu'il y eut tel chrétien qui entretenait la femme de son père : tout cela, malheureusement, est trop dans la nature humaine pour qu'on puisse, sans flagrante injustice, le mettre à la charge du christianisme. Mais ce qui lui appartient en propre, c'est le motif, le prétexte, l'occasion de ce tableau révoltant. Ne ressort-il pas manifestement des paroles de l'Apôtre que c'est la liberté chrétienne qu'invoquaient ces libertins et ces criminels ? Ne se retranchaient-ils pas derrière l'abolition de la Loi ? Ne se prévalaient-ils pas de ce que Paul avait permis toutes les jouissances interdites par le judaïsme ? Et voyez l'Apôtre surpris, déconcerté, se débattre péniblement dans cet embarras inattendu qu'il s'est créé lui-même. Il se défend, il se couvre de son mieux ; il tâche d'amortir le coup qu'on va lui porter avec ses propres armes. « Toutes choses, dit-il, me sont permises.. (Voilà donc la parole avec laquelle cette tourbe se vautrait dans la fange de tous les vices.) Toutes choses me sont permises, répète-t-il à son tour pour circonscrire la portée de cette phrase malencontreuse et immorale, mais toutes choses NE CONVIENNENT PAS ; toutes choses me sont permises, mais je ne me rendrai esclave d'aucune chose. Les viandes sont pour l'estomac et l'estomac est pour les viandes, mais Dieu détruira l'un et l'autre. Mais le corps n'est point pour la fornication ; il est pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps (I Corinth., VI, 12, 13) ». Vains efforts ! Dialectique impuissante ! Misérables faux-fuyants qu'on oppose tardivement à ce cri de liberté poussé contre la Loi ; la Loi qui était la sanction, le palladium du rite aussi bien que de la morale ! Protestation inefficace contre les vices et les passions qui, naguère enchaînés par la Loi au fond du cœur humain, se lèvent à leur tour, brisent leurs liens, et crient liberté ! Un coup d'œil suffit pour démêler tout ce qu'il y a de faux, d'embarrassé, d'illogique dans cette défense désespérée de Paul. Il n'ose pas retirer le mot funeste : « Toute chose m'est permise. » Il l'a trop dit, trop répété, il l'a logé trop profondément dans les cœurs des fidèles pour qu'aucune puissance humaine puisse l'en arracher : aussi ne l'essaie-t-il même pas, il n'ose lui opposer que des correctifs, et quels correctifs ! Toute chose m'est permise, mais toutes choses ne conviennent pas. Quel aveu, quelle dégradation, quelle chute ! On n'ose parler de vertu, de devoir, de moralité absolue à ces multitudes égarées, abruties, on leur parle de convenance ; on ne conteste pas que tout ne soit permis, on nie seulement que tout soit opportun, que l'homme, maître désormais de ses actions, n'ait à garder aucune mesure dans l'exercice d'une liberté sans bornes. Si du moins cette convenance était dictée par des motifs raisonnables ! Paul essaie d'en donner. Il imagine un semblant de distinction entre les lois diététiques et les lois morales. Les viandes sont pour l'estomac et l'estomac est pour les viandes, mais Dieu détruira, l'un et l'autre. Mais le corps n'est point pour la fornication, il est pour le Seigneur... Il n'y a pas, j'ose le dire, un seul de ces grands scélérats qui n'eût été capable de renverser d'un coup l'argumentation de Paul, qui n'eût pu répliquer que si les viandes sont pour l'estomac, les plaisirs aussi sont pour le corps ; que si Dieu doit détruire l'estomac et les viandes, Dieu détruira aussi la main qu'on avance pour le vol, le bras qu'on arme pour l'homicide, les sens qu'on sature de gourmandise, d'ivrognerie, de voluptés, d'adultères ; que si le corps est fait pour le Seigneur, c'est probablement qu'il a quelque prix, qu'il est digne de la sollicitude de Dieu ; que tout ce qui le regarde n'est pas indifférent, qu'il n'est pas vrai que ce qui entre par la bouche ne le souille point, aussi bien que le larcin et l'adultère.

Veut-on saisir mieux encore le sens de cette convenance, qui est désormais la seule base de la morale de Paul, la seule planche de salut dans ce naufrage universel ? Veut-on voir si nous avons calomnié l'Apôtre ? C'est à propos des chairs sacrifiées aux idoles, dont plusieurs fidèles se permettaient de manger et dont il les exhorte à s'abstenir, afin seulement d'éviter le scandale. Là aussi le grand mot Tout est permis était la devise favorite, le cri d'encouragement ; et là aussi Paul le saisit sur la bouche des fidèles, et le circonscrit à sa guise. Toute chose, dit-il, m'est permise, mais toute chose n'est pas convenable ; toutes choses me sont permises, mais toutes choses n'édifient pas (I Corinth., X, vers. 23). La situation identique, les phrases parfaitement conformes, la clarté plus grande qu'on répand ici sur la valeur de cette convenance, garantissent la vérité et l'exactitude de notre explication. Ce n'est pas encore une hérésie qui ait un nom, un drapeau, une histoire, quoique ce soit bien le germe d'une hérésie.

3.3  Les Nicolaïtes

La première qui porte véritablement ce nom dans l'histoire, la plus ancienne manifestation de la raison humaine abandonnée à elle-même dans le sein du christianisme, c'est une grande, une éclatante révolte contre la morale. On ne connaît pas de plus ancienne secte que celle des Nicolaïtes, dont l'Apocalypse fait déjà mention, ch. II, vers. 15, comme d'une hérésie dont les doctrines étaient déjà notoires et répandues. Ce n'est pas un médiocre personnage que ce Nicolaüs, le fondateur de la secte, un des sept diacres de l'Église. Ce n'est pas un spectacle peu instructif que celui des Nicolaïtes, qui, presque au berceau du christianisme, érigent en règle de conduite la licence des mœurs et toute espèce de sensualité15 ; qui, pour mieux se soustraire à l'esclavage des sens, pour ne pas consumer la liberté de l'esprit dans des combats journaliers et monotones, veulent épuiser la chair en ne lui refusant aucun de ses désirs. N'est-ce pas le principe de Paul, la liberté de l'esprit, poussée jusqu'à ses extrêmes conséquences ? N'est-ce pas le mépris, la dégradation de la chair, qui porte ses fruits ?

3.4  La prophétesse de Thyatire

Sans sortir des temps et du terrain évangéliques, nous rencontrons encore des prophétesses qui rivalisent d'immoralité avec Nicolaüs le diacre. Ce vieillard juif, ce noble esprit, cette âme pure, ce cœur aimant, Jean, le disciple bien-aimé qui reposa sa tête sur le sein de Jésus, s'enflamme d'un saint zèle contre la ville qui l'accueillait, contre l'évêque qui permettait la prédication de la prophétesse : Ange de l'église de Thyatire, s'écrie-t-il, ... j'ai quelque chose contre toi. C'est que tu souffres que cette Jézabel, qui se dit prophétesse, enseigne et qu'elle séduise mes serviteurs pour les porter à la fornication, et pour leur faire manger des choses sacrifiées aux idoles. Ici non seulement la même licence de mœurs reparaît, mais elle se montre en compagnie des viandes de l'idolâtrie, probablement à cause du motif commun à l'une et à l'autre : le grand mot de Paul : Tout m'est permis, ce mot que nous avons surpris, dans ses Epîtres, chez les fornicateurs et les mangeurs de viandes sacrifiées, et qu'il combat dans les deux cas par la même distinction : Tout m'est permis, mais tout ne m'est pas convenable.

3.5   Les Simoniens. - Autres sectes gnostiques. - Sectes au moyen âge

Avons-nous besoin de passer ici en revue la longue série des sectes gnostiques ? Il n'y a pas jusqu'à la plus ancienne de toutes, celle de Simoniens, issue directement de Simon, dit le Magicien et contemporain des Apôtres, qui ne déclarât les bonnes œuvres indifférentes au salut16. Après lui, les imitations se pressent en foule. Sans parler des Nicolaïtes, que plusieurs rapportent à cette classe et dont nous avons déjà fait mention, il y eut les Valentiniens, qui niaient la nécessité des bonnes œuvres et qui, se prétendant spirituels ou pneumatiques, jugeaient leur salut assuré par cela seul indépendamment de toute espèce de bonnes œuvres17. Il y eut les Basilidiens, les Caïnites et les Carpocratiens, qui poussaient encore plus loin leur spiritualité, en s'imposant par devoir les plus impudentes violations de toute morale ; les Aétiens ou Eunomiens, qui niaient également la nécessité des bonnes œuvres. Il y eut au IVe siècle des Messaliens, qui dispensaient le fidèle de toute vertu pourvu qu'il priât sans cesse, et qui, grâce à la perfection qu'ils croyaient avoir atteinte, devenus impeccables, se livraient sans scrupule à toute sorte de licence et de libertinage. Il y eut avant eux, au IIe siècle, les Adamites, qui se prétendaient rétablis par Jésus dans la justice originelle, dans l'état d'Adam avant le péché, et qui par suite imitaient le premier homme en allant tout nus, en rejetant le mariage, et regardaient la communauté des femmes comme un privilège de ce retour à la pureté primitive. Vint ensuite le moyen âge et, avec lui, un essaim de sectes monstrueuses. La dernière nommée enfanta, au XIIe siècle, la secte de Teudème, qui déclarait la fornication et l'adultère choses saintes et méritoires ; au XIVe, les Turlupins, qui soutenaient que l'homme, arrivé à un certain état de perfection, était affranchi de toute loi, et que la liberté de l'homme sage consistait non à dominer ses passions, mais, tout au contraire, à secouer le joug des lois divines. Il n'est pas besoin d'ajouter quelles pratiques abominables s'ensuivaient de pareilles théories. Enfin, au commencement du XVe siècle, les Picards ou Begghards renouvelèrent toutes les erreurs des anciens Adamites. Le moyen âge compte aussi les Frères du libre esprit, et un scolastique : maître Eckhart18, qui soutinrent l'indifférence des œuvres extérieures.

3.6  Principes de l'immoralité, gnostique ; théorie que ce spectacle suppose

Mais nous ne quitterons pas le moyen âge sans faire deux remarques que le lecteur intelligent appréciera. L'une regarde particulièrement les Gnostiques. Nous voyons dans leur dépravation systématique un phénomène qui vient confirmer de point en point notre assertion : que cette sorte d'erreur et de libertinage a son origine première dans le mépris du corps prêché par le christianisme. Nous avons dit précédemment qu'on peut le pratiquer de deux manières : soit en mortifiant son corps, en le soumettant aux plus dures privations, soit en lui refusant tout, même la règle. Nous avons dit aussi que la fiction, le rêve d'un état palingénésique, d'un degré de perfection sans exemple dans cette vie, était capable de donner le vertige en fait de morale, et d'autoriser des actes, criminels sans doute dans les rapports physiques et moraux actuels, mais qui cessent de l'être dans les conditions fictives de ce royaume imaginaire où l'on se croyait admis.

N'est-ce pas là ce que nous voyons chez les Gnostiques ? N'est-ce pas ces causes précisément que nous voyons en jeu ? N'est-ce pas ce mépris du corps qui enfanta chez eux deux effets opposés à la foi : chez les uns une règle rigide jusqu'à l'excès, des mortifications inouïes ; chez les autres un dérèglement sans bornes, des monstruosités sans exemple ?

3.7  L'hébraïsme ne connaît rien de semblable

L'autre remarque n'est pas moins importante, et nous avons eu ailleurs l'occasion d'en faire une semblable, à propos des protestations renouvelées de siècle en siècle, dans le christianisme, contre la distinction des personnes dans la Divinité.

Nous disions alors : puisque, malgré la double influence de l'ancien paganisme, polythéiste par excellence, malgré l'influence du christianisme officiel, malgré le penchant et l'état général des esprits, le monothéisme se fit jour à travers tous les obstacles, il faut bien que le germe en ait été déposé dès l'Origine dans le christianisme, étouffé depuis, il est vrai, par des idées parasites qui en usurpèrent la place et qui l'empêcbèrent de fleurir. Nous disons de même à présent, et sans doute avec plus de raison encore : puisque, malgré l'instinct moral inhérent à toute créature raisonnable, malgré les notions innées du bien et du mal, malgré les mœurs païennes, qui, bien que corrompues elles aussi, n'osèrent jamais toutefois élever la corruption à la hauteur d'un principe, ériger l'immoralité en système et lui donner une consécration religieuse ; malgré l'exemple, l'autorité, les condamnations du christianisme officiel, ces erreurs firent leur chemin ; s'il n'est pas une période dans l'histoire de l'Église où les yeux ne soient contristés par quelque spectacle révoltant, par quelque théorie monstrueuse ; si, jusqu'en plein XVe siècle, ces sectes étalèrent au grand jour leur hideuse nudité ; j'ajoute encore, si l'hébraïsme dans les phases innombrables de son histoire, quarante fois séculaire, n'a jamais étonné le monde par un pareil spectacle, il faut bien dire qu'il y avait quelque chose dans le christianisme, quelque force latente, quelque germe puissant, qui tendaient irrésistiblement à croître, à se développer, à porter des fruits nombreux. Et qu'est-ce que ce germe, sinon les causes mêmes que nous avons signalées ?

3.8  Exception unique, et qui confirme notre système

Nous venons de dire que l'hébraïsme est pur de semblables souillures. hâtons-nous d'ajouter qu'il y a une exception, une seule, et qu'elle aussi vient confirmer, non seulement la nature des erreurs qui produisirent de tels effets, mais encore l'origine kabbalistique du christianisme, origine qui contribua puissamment par la corruption de ses doctrines à la naissance et au développement de cette abominable morale. Cette exception, c'est un autre prétendu Messie, un autre kabbaliste qui nous la fournit : c'est, en un mot, Schabbataï Zevi. Spectacle instructif ! C'est chez lui la même suite, le même enchaînement de doctrines qui va aboutir aux mêmes abominations. Lui aussi est la vertu de Dieu incarnée ; lui aussi est le Dieu-Messie, l'introducteur d'une ère nouvelle, qui ouvre dans sa personne l'âge messianique, le monde à venir. Lui aussi distingue les Psychiques et les Hyliques, parce que le Zohar semble l'y autoriser ; seulement, il ne comprend pas cette spiritualité à la manière du Zohar, mais bien à la façon de Paul : lui aussi vit dans ce monde de spiritualité et de liberté parfaite qui est la Bina, la mère supérieure, le monde à venir où le mal n'est pas même sensible, où aucune distinction ne sépare le pur de l'impur, le bien du mal, car tout y est bon, tout y est pur, tout est beau, tout est bien ; lui aussi, vivant dans ce monde fantastique, il se croit tout permis, et, tout Messie, tout saint, tout Dieu qu'il se dit, il étonne le monde par ses impudicités sans nom, par son libertinage public, éhonté, j'allais dire religieux, puisque c'est au nom de la religion, du devoir, de la vertu qu'il s'y livrait. N'est-ce pas, comme nous l'avons déjà dit quelque part, une histoire en petit (mieux connue, parce qu'elle est plus près de nous) de la naissance et des vicissitudes du christianisme ?

3.9  Le protestantisme et ses doctrines morales.

Une autre considération, déjà effleurée précédemment, relève encore l'importance de ces exemples. C'est que toutes les fois que la pensée chrétienne s'est sentie maîtresse d'elle-même, toutes les fois que ce grand arbre, au lieu de végéter dans des serres officielles, sous la chaleur artificielle que ses gardiens lui mesuraient a pu librement s'épanouir au grand air, à la lumière du soleil, il ne manqua pas de produire, à côté de ses plus beaux rameaux, de ses fruits les plus savoureux, de ses ombrages les plus salutaires, une branche, un fruit, une ombre de mort, comme dit l'Ecriture. Témoin deux grands époques dans l'histoire du christianisme : la première, c'est la liberté vierge, non assujettie encore à l'autorité ecclésiastique, c'est-à-dire le Gnosticisme, dont nous avons parlé jusqu'ici ; l'autre, c'est la liberté reconquise, le joug une fois secoué de l'Église extérieure, - c'est-à-dire le Protestantisme, dont nous allons raisonner brièvement. Viendra-t-il, le protestantisme, confirmer nos prévisions ? Cette revendication du libre examen, ce retour au jugement de la droite raison, cet appel au bon sens, à la logique, à la libre interprétation de l'Ecriture, que va-t-il produire ? Sans aucun doute, si le même phénomène nous apparaît, si la même immoralité vient couronner tant d'efforts, tant de nobles aspirations, tant de fière indépendance, si elle se trouve au bout de tout libre examen, il faudra dire que ces germes, que ces causes par nous signalées existent bien réellement dans le christianisme. Et, qu'on le remarque, le protestantisme, sonnant le réveil de nos facultés paralysées ou endormies, s'allie naturellement avec tous les nobles et généreux instincts du cœur ; il fait son apparition dans l'histoire à une époque relativement avancée, où les mœurs commençaient à se dégager de cette rouille grossière que le moyen âge y avait déposée, et où les études classiques aidaient au développement parallèle de nos meilleures facultés. Que pourrait-on désirer de mieux pour présager l'avènement d'une morale noble et pure ? Et cependant, quel spectacle navrant nous offre la religion du libre examen ! Bien loin d'en vouloir au protestantisme, nous disons qu'il a rempli entièrement, complètement, sa mission ; qu'il a mis à nu sans hésitation, sans réticence, sans peur et sans reproche, loyalement et courageusement, ce que le christianisme a de défectueux en fait de morale, ce qu'il peut produire de sinistre quand la surveillance sacerdotale n'est pas là pour conjurer le péril, pour étouffer l'hydre menaçante. Mais enfin nos assertions n'en sont que mieux démontrées, et l'histoire des doctrines protestantes est notre plus puissant auxiliaire.

Les faits parlent d'eux-mêmes. Nous ne dirons qu'un mot de Jean Huss, qui n'obéissant, lui aussi, qu'à son inspiration individuelle, enseigne la même doctrine. Mais Luther vient ; il s'affranchit de l'église dominante, il ne recule pas devant la plus audacieuse révolte. Que va-t-il décider en fait de morale ? Quel arrêt va-t-il prononcer sur les bonnes œuvres ? Un arrêt, j'ose le dire, qui fait frémir. Il les déclare péchés mortels. La raison, le cœur, les bonnes mœurs, résistent à cette doctrine par la bouche de Mélanchton. Vaine résistance ! En 1567, la diète de Worms le condamne et approuve la morale de Luther. Pourrons-nous espérer quelque chose de mieux de Calvin ? Pourtant, lui aussi n'a de liens avec personne, ni avec Luther ni avec l'Église. Qu'enseignera-t-il sur la morale du christianisme ? « Nous croyons, disent les calvinites en chœur, que par la foi seule nous participons à la justice de Jésus-Christ ; DIEU N'A POINT ÉGARD AUX BONNES ŒUVRES ». Le protestantisme passe de main en main, change ses écoles, ses maîtres, sa patrie, son église : sa morale est toujours la même. Les anglicans, qui sont les plus modérés, proclament en 1562 : Que les bonnes œuvres, même produites par la foi, ne peuvent expier nos péchés et soutenir la rigueur du jugement de Dieu... Quant à celles qui s'accomplissent sans la grâce de Jésus, elles ne sont que péchés mortels.

3.10  Le quiétisme

Les années se succèdent, on passe à une autre forme de protestantisme, à un autre pays ; et la morale ? Les œuvres morales, nous dit le synode calviniste de 1618-19, n'entrent point en compte pour notre justification. Nous sommes presque au seuil des temps modernes, et la morale chrétienne, qui a la parole libre, l'enseignement indépendant, n'a point bougé d'un pas.

Imitons pourtant le malade qui change de position pour soulager ses souffrances : passons à une autre église, demandons à une autre période des nouvelles de la morale catholique. Chose remarquable ! Tandis que le sacerdoce toujours debout, moitié religieux, moitié politique, surveille la morale catholique de peur qu'elle ne s'égare dans des voies où la société périrait avec elle, le souffle de la liberté, l'esprit philosophique, la logique et ses droits, pénètrent à travers cette grille, cette muraille de fer que leur oppose une compacte hiérarchie ; et un beau jour, dans cette serre, gardée, régentée, épiée, on voit pousser une plante exotique, inconnue, dont les germes étaient sans doute dans les couches les plus profondes du sol, mais qu'un rayon de soleil plus puissant, qu'un souffle printanier tout nouveau a fait éclore, à la grande stupéfaction des gardiens. Avons-nous besoin d'ajouter que nous parlons du quiétisme ? Molinos, qui y attacha à jamais son nom, si grande que fût sa hardiesse, n'est pas tout à fait isolé dans l'histoire du catholicisme. - Il appartient à cette famille qui reconnaît Origène pour père, qui se continue dans Evagre, diacre de Constantinople, dans les Hésychastes du XIVe siècle, dans les Begghards, qui poussèrent plus loin les conséquences de la doctrine19, et plus ou moins dans la plupart des mystiques20, dont le plus célèbre en cette matière fut l'archevêque de Cambrai. Or, la proposition la plus caractéristique du quiétisme, celle autour de laquelle se groupent de près ou de loin toutes les écoles sus-mentionnées, celle qui éveilla les alarmes de l'Église, c'est celle-ci : Que, dans l'état de contemplation, l'usage des sacrements et la pratique des bonnes œuvres deviennent indifférents, les représentations et les impressions les plus criminelles qui ont lieu dans la partie sensitive de l'âme ne sont point des péchés. Fénelon lui-même, tout archevêque et tout modéré qu'il était, cette âme candide, ce noble cœur, ce loyal catholique, ne crut pas s'éloigner de la véritable doctrine en enseignant que l'âme peut, sans être coupable, pousser le désintéressement jusqu'à ne plus désirer son salut, ni craindre sa damnation ; et, de son côté, le Congrégation du Saint-Office eut besoin de trente-sept conférences pour censurer Fénelon.

C'est ainsi que chaque coup porté par le christianisme à l'ancienne orthodoxie hébraïque allait frapper les plus sacrés intérêts de la morale, en ébranlait les bases les plus naturelles.

Le christianisme, plaçant son royaume hors de ce monde, n'embrassant point dans ses vues la société politique, condamnant le temporel du mosaïsme, fut contraint par la force des choses à monter lui-même sur ce trône laissé vide, à opter entre la servitude et l'empire, à mettre à la place du temporel le spirituel, et à créer du même coup l'intolérance religieuse. Par l'abolition de la Loi, il mina les bases de la morale ; il prépara, il autorisa, sans doute à son insu, la licence des mœurs. Par ses fictions sur la mort et la résurrection, qu'il dut substituer forcément à une réalité démentie par les faits, il sanctionna l'énorme équivoque de donner aux vivants la liberté des morts, à l'humanité actuelle les lois qui régiront l'humanité sortie du tombeau. Par la Rédemption, il exerça une triple influence sur le sort de la morale. Par le rétablissement des hommes dans l'état primitif d'Adam, il consacra une fiction rétrospective, de même que, par la fiction de la résurrection, il préjugeait les droits du plus lointain avenir ; illusion dans un cas comme dans l'autre  ! Par l'idée même du péché, il renversa les notions les plus naturelles du bien et du mal, enseignant que c'est par la Loi seulement que nous connaissons le péché. Par l'acte même de la rédemption, il désintéressa l'homme de l'œuvre du salut, en rejetant sur le Dieu-Messie tout le poids de l'expiation et transportant le théâtre de sa régénération du dedans au dehors. Enfin, les fruits pernicieux de ces erreurs spéculatives ne tardèrent pas à paraître, que dis-je ! ne cessèrent pas de se manifester de siècle en siècle, dans ces innombrables et savantes hérésies, apparitions étranges sans doute, souvent affreuses et abominables, mais que l'enchaînement logique des idées amenait de temps en temps sur la scène de l'histoire, sujet à la fois d'épouvante, d'indignation et de réflexions douloureuses pour les générations de l'avenir.




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On 5 Apr 2000, 18:14.