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Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 4

MORALE CHRÉTIENNE



Nous avons jugé ne pouvoir mieux procéder dans cette étude sur la morale du christianisme qu'en débutant par un examen des bases spéculatives sur lesquelles elle s'appuie. Nous sommes-nous trompé sur le choix de la méthode ! Ou bien avons-nous, par hasard, fait fausse route dans nos appréciations ? Le lecteur le dira.

4.1  Ses titres et ses prétentions

Quoi qu'il en soit, voici qu'un autre travail, qu'une nouvelle tâche va nous être imposée. Quels que soient les fondements de la morale chrétienne, quelque jugement qu'on porte sur leur solidité, toujours est-il qu'un grand, qu'un magnifique édifice a été élevé sur ces bases. Mille générations se sont abritées sous son toit hospitalier ; mille souffrances, mille douleurs y ont trouvé un soulagement presque divin ; mille vertus s'en sont répandues dans le monde, communiquant partout le courage du bien et la terreur du mal ; mille génies ont courbé leur front à sa vue : inclinons-nous aussi devant ce chef-d'œuvre d'une poignée de Juifs, devant cette branche du grand arbre d'Israël, greffée sur le tronc des Gentils. Nous y reconnaissons l'empreinte du judaïsme, l'esprit des patriarches, des prophètes et des docteurs ; nous sommes tentés de dire avec le vieil Isaac : « En vérité, les mains sont celles d'Esaü, mais la voix est bien celle de Jacob ».

Déplorable effet d'une séparation toujours croissante ! Il arriva cependant, après bien des siècles, qu'un jour le christianisme et le judaïsme, fatigués l'un de frapper, l'autre de souffrir, se regardèrent en face, se reconnurent, se saluèrent du nom de père et de fils. Mais, ô malheur ! Le fils ne s'inclina point devant les cheveux blancs de son père, - le père n'embrassa ni ne bénit son fils, ce Joseph, éloigné si jeune et si obscur du sein paternel et qu'il retrouvait en Egypte, grand, riche, fier de sa puissance. A qui la faute ? - L'histoire le dira, le jour où le père et le fils réconciliés se jetteront dans les bras l'un de l'autre.

4.2  Pourquoi la morale judaïque n'a pas été assez appréciée

En attendant, s'il est quelque chose qui retarde l'avènement de ce grand jour, c'est la supériorité que s'arroge le fils sur son vieux père, - le christianisme sur la religion d'Israël, - en fait de morale. S'il y a un outrage qu'un père ne puisse endurer sans s'avilir, c'est sans contredit celui-là. A la vérité, à la critique, à l'opinion, le devoir et la tâche d'examiner cette prétention, de vider ce procès qui dure depuis des siècles. Bien des fois, hélas ! l'hébraïsme a dû en entendre le reproche ; bien des fois s'est réalisée sur lui la terrible prédiction d'Isaïe : que, dans son martyre séculaire, à la persécution se joindrait la calomnie. Serait-il arrivé le jour de la justice, de l'impartialité, de la bonne critique ? Espérons-le. Déjà des plumes savantes ont travaillé à la grande œuvre ; déjà l'opinion est émue, ébranlée, et l'on parle, dans la haute critique, de certaines maximes judaïques (telles que la célèbre réponse de Hillel au prosélyte) qui avaient devancé et inspiré le fondateur du christianisme. Pourquoi l'on n'a pas encore remporté une juste et légitime victoire ; pourquoi un complet succès n'a pas couronné tant d'efforts, nous allons le dire avec franchise. C'est par deux causes également déplorables. D'un côté on n'a pas assez distingué ce qui dans le judaïsme est du ressort de la politique, de ce qui appartient en propre à la morale ; distinction indispensable, impérieusement requise par la double nature du judaïsme, comme nous l'avons établi. D'un autre côté, on a attribué trop peu d'importance à la Tradition, aux rabbins, soit que les déclamations du camp ennemi en aient imposé, soit qu'on ait voulu affecter un puritanisme juif qui n'est pas de mise dans le judaïsme traditionnel, rabbinique, tel que nous le professons. Nous tâcherons d'éviter de notre mieux ces deux écueils, heureux si nous pouvons faire avancer d'un pas la question religieuse, qui, pour n'être pas agitée à la tribune ou dans les colonnes des journaux, ne laisse pas de palpiter au fond des cœurs et des esprits.

4.3  Division de la morale

Nous diviserons notre travail en plusieurs parties. Notre point de départ sera l'homme, l'idée qu'on en donne de part et d'autre, l'idée aussi du monde et de la vie, les maximes générales qu'on a posées, ici et là, en tête de la morale. - Les devoirs qui se renferment en nous-mêmes, l'humilité, l'innocence, la simplicité, la véracité, l'abnégation, la pauvreté volontaire ; - les devoirs qui se rapportent à autrui, et surtout la charité, ce grand mot que le christianisme a fait entendre pour la première fois à un monde qui l'ignorait ; le pardon des injures, l'amour de nos ennemis ; l'idée qu'on se forme des pécheurs, la sollicitude dont ils sont l'objet, la tolérance ; - enfin, les devoirs qui nous rattachent à Dieu : le but de nos actions, la gloire de Dieu, la foi, la confiance en Dieu, l'amour de Dieu et la persévérance, tels sont les grands sujets qui nous occuperont quelques instants, trop sûr d'avance de ne pouvoir épuiser le moindre d'entre eux... Mais il nous suffira de les avoir mis chacun assez en lumière pour que la tâche devienne facile à qui, mieux inspiré et plus heureux que nous, voudra l'accomplir tout entière.

4.4   Dignité de l'homme, sa chute, sa régénération

En parlant de l'homme, ce serait ici l'occasion de constater une fois de plus la gloire, qui appartient incontestablement au judaïsme, d'avoir pour la première fois annoncé aux hommes qu'ils sont tous les fils d'un même père ; d'avoir, en un mot, proclamé la FRATERNITÉ UNIVERSELLE. Nous croyons que cette gloire ne perdra rien de son éclat en figurant à la tête de la charité, dont elle est le plus précieux joyau et le plus inébranlable soutien. Nous ne parlerons pas non plus de l'âme ni de ses facultés, et à peine toucherons-nous en passant au libre arbitre et au péché originel. Nous ne faisons pas de l'anthropologie, mais seulement de la morale, dans ce qui intéresse directement la pratique.

Or, la dignité de l'homme figure en première ligne entre ses mobiles les plus puissants. Sans doute, les Évangiles ne manquent pas de quelques traits qui relèvent à ses yeux la créature humaine, quoique d'autres, et surtout les spéculations théologiques ultérieures, l'aient fait descendre bien loin de ces sereines hauteurs où le judaïsme l'avait placée. Si nous lisons dans Luc21 que le royaume de Dieu est au-dedans de nous, s'il n'y a rien de plus fréquent que d'entendre le fidèle appelé du nom de « membre de Christ  » ; si l'on veut que Christ habite en nous, si le croyant est placé au rang des anges et même plus haut encore, il n'y a là, à le bien prendre, qu'un écho perdu des anciennes doctrines juives, toujours vivantes au temps de Jésus. L'hébraïsme, on le sait, a fait l'homme à l'image de Dieu : il est le roi de la création, il en use en maître, il est le vicaire, la providence de Dieu sur la terre ; j'allais dire qu'il en est le Dieu, comme Dieu dit à Jacob selon les rabbins : « Je suis Dieu entre ceux d'en haut, tu l'es entre ceux d'en bas22. » Il est, disent les docteurs dans le Midrasch, le lien d'amour qui unit le ciel à la terre, car il participe de la nature spirituelle du premier et de la nature terrestre de l'autre ; par cette précieuse combinaison, il met la paix entre l'esprit et le corps, entre le ciel et la terre toujours en lutte (océ schalom befamalia schel maala veschel matta) ; et si nous interrogeons ici les kabbalistes, ils nous disent que l'influence de l'homme, ses pensées, ses sentiments, ses actions, ont un retentissement jusqu'aux extrêmes limites de la création, comme celui qui tiendrait le bout d'une chaîne dont les anneaux même les plus éloignés s'ébranleraient à la plus légère secousse [Il est très curieux de voir cette idée des Kabbalistes, qui a sa place naturelle dans leur système d'émanation, de la voir, disons-nous, exprimée par Voltaire lui-mêne.]. Mais ce royaume de Dieu qui habite en nous, qu'est-ce, sinon du plus pur pharisaïsme ? Moïse avait dit : Qu'ils me construisent un tabernacle afin que j'habite au milieu d'eux. Les Rabbins vont bien au-delà : par une heureuse infidélité, je me trompe, par une légère modification de sens, dont la parole mosaïque est à la vérité susceptible, ils changent ce tabernacle de bois, où Dieu va habiter selon Moïse, en l'âme de l'homme, en son cœur, en son esprit, demeure mille fois plus digne de la Divinité ; et ils prononcent ce grand mot, que Dieu habite au-dedans d'Israël, dans son intérieur23. Mais ce n'est encore là qu'un simple germe. Il faut voir quelle puissante végétation, quel riche épanouissement il va recevoir entre les mains des kabbalistes. Ce corps de l'homme, que vous voyez si misérable, n'est rien moins qu'un temple, qu'un sanctuaire auguste, ses membres n'en sont que les parties ; et prenant d'une main le plan du temple de Jérusalem, de l'autre l'anatomie descriptive du corps humain, ils suivent pas à pas le développement parallèle de l'un et de l'autre ; ils assignent à chaque membre un rôle correspondant à quelque partie du temple, et ils aboutissent enfin à ce mot sublime24 : que le cœur est le saint des saints, c'est-à-dire le siège particulier, habituel de la SCHEKHINA, qui n'est autre chose que le royaume de Dieu, comme nous l'avons mille fois affirmé et comme le passage de Luc le met en pleine évidence. Bien plus, l'homme juste est le char, le véritable char que Dieu conduit (Haabot hen hen hammercaba)25 et l'âme du juste est à la fois le char et le trône de sa sainteté. (Néfesch hatzadik kissé oumercaba likdouschato yitbarakh.) Nous tous, nous sommes les membres de la Schekhina, du Royaume (comme les fidèles sont les membres de Jésus, la chair, l'humanité du Verbe), et c'est pourquoi toute souffrance, toute douleur a un contre-coup dans le cœur de cette tendre mère qui, à chaque goutte de sang, à chaque larme répandue, le fût-elle par les impies, ne cesse de gémir et de montrer sa tête et son bras blessés du même trait qui a percé un de ses membres. (Beschaha schéadam mitztaher Schekhina ma laschon oméret, kalani meroschi, kalani mizerohi ; im ken ladaman schel reschahim, etc.26. Après cela serons-nous surpris d'entendre les docteurs, les kabbalistes, dire que les âmes humaines sont supérieures aux anges, comme le gardé est supérieur au gardien (mi gadol, haschomer o hanischmar ?27) ; qu'elles furent les conseillers de Dieu lors de la création (benafschotehem schel tzadikim nimlakh oubara haolam28 ; que les justes sont les coopérateurs des associés) de Dieu dans l'œuvre des cieux et de la terre (tzadikim naassim schoutafim lehakadosch barouch hou bemahassé schamaïm vaaretz29) ; qu'ils ont eux aussi le titre de créateurs (hemma hayotzerim choschebé netahim), qu'ils sont le soutien et le fondement de l'univers (al amoud éhad omed vetzadik schemo)30), que les anges demanderont un jour aux justes l'explication des mystères de l'Éternel (athidin tzadikim lihiot mechitzatam lifnim mimalakhé hascharet veschoalim lahem)31) - [Ce que Paul exprime à sa guise en disant : Ne savez-vous pas que nous jugerons les anges (I Corinth., chap. VI, vers. 3), et ce que Pierre enseigne à son tour, lorsqu'il dit que les anges désirent de regarder jusqu'au fond de la prédication évangélique (1ère Epître catholique de Saint Pierre, chap. I, vers. 12], - qu'ils s'élèvent à un tel degré de sainteté que les anges viendront les proclamer trois fois saints, comme ils proclament le Créateur (atidim tzadikim schéyomerou lifnéhem kadosch)32, et qu'enfin Dieu daignera leur permettre de porter son nom incommunicable (atidim schéyikareou al schemoto schel hakadosch baroukh hou). Voilà sans doute un idéal tel qu'il serait difficile d'en concevoir un plus beau, plus attrayant, plus sublime. Ajoutez que ce but, il n'est personne qui ne puisse y atteindre, que chacun de nous peut aspirer à devenir l'égal de Moïse et d'Aaron, QU'IL LE DOIT (Hayab adam lomar émataï yaghiou maassaï lemaassé Mosché veAharon), et l'on verra quelles grandes, quelles magnifiques perspectives l'hébraïsme ouvre au plus obscur des croyants, on verra s'il y a une âme, quelque froide, quelque apathique qu'on la suppose, qui ne se sente animée d'une ardeur, d'une force incomparable en présence d'un avenir si glorieux, d'espérances si merveilleuses.

Cependant, l'homme est déchu ; il l'est pour l'hébraïsme aussi bien que pour le christianisme, avec cette différence toutefois que, pour le premier, l'histoire de la chute, telle qu'elle est racontée par la Genèse, laisse entrevoir une signification bien autrement philosophique que ce récit un peu enfantin de la pomme, du serpent, etc. ; tandis que pour le christianisme, au contraire, le péché, le vrai péché, c'est toujours le fruit malencontreux offert par Ève à Adam à l'instigation du serpent ; et l'Église a fermé la bouche à Origène, qui essayait de s'élever un peu au-dessus de la lettre. Dans l'hébraïsme, il n'y a pas d'école un peu sérieuse, les kabbalistes en tête, qui ne voie dans le récit de la Genèse quelque chose au-dessus et au-delà du drame du Paradis. Mais enfin, ici et là, l'homme est déchu. Comment se relèvera-t-il de sa chute ? Par le Verbe incarné, répond le christianisme ; par le Verbe incarné, répond également l'hébraïsme, surtout l'hébraïsme kabbalistique. Mais qu'est-ce que le Verbe incarné ? C'est ici que la différence se manifeste, c'est ici que le génie divers des deux religions se montre à tous les yeux.

Le Verbe, dit le christianisme, le Logos éternel, devient chair ; il naît, il vit, il parle, il enseigne, il s'offre lui-même en expiation du péché, et toute l'humanité souffre en lui, meurt, ressuscite avec lui, et recouvre par lui sa primitive pureté. Incarnation, sacrifice, vertu, mérite, réparation, - toutes choses extérieures dont l'humanité ne profite que par un mot qui résume tous les caractères de cette justice, et ce mot c'est IMPUTATION. En est-il de même dans l'hébraïsme kabbalistique ? Là, le Verbe, le Logos, le Tiphéret, outre son éternelle incarnation comme substance dans la nature, s'incarne aussi comme pensée dans la Loi ; loi qui, sous ses mille aspects, dans ses mille applications, régit toute la création, depuis l'ange qui siège en présence de Dieu, depuis l'étoile qui roule dans les espaces infinis, jusqu'au vermisseau qui rampe sur la terre, jusqu'à l'homme qui entre, lui aussi, dans l'harmonie universelle, et pour qui cette Loi. aux mille faces, aux mille côtés, se détermine, se circonscrit, s'adapte à la place qu'il occupe dans la création, et devient la loi de Moïse (ce puissant génie qui se nomme de Maistre, en parlant des mystères, a approché de fort près de ces idées). Voilà le Verbe, le Tiphéret, la Loi incarnée, voilà la perpétuelle Eucharistie dont les saints se rassasient, voilà la rédemption qui a pour théâtre le cœur et l'esprit de l'homme ; la Loi, le Sinaï, au pied duquel les Israélites furent lavés de l'antique souillure contractée par nos premiers parents (keschéba nahasch al Chava hittil ba zohama ; Israël schéamedou al har Sinaï passeka zohamatan)33. Nous n'avons pas besoin d'insister sur les effets délétères de la rédemption tout extérieure que nous propose le christianisme ; nous ne l'avons vu que trop dans toutes ces écoles ou hérésies, précédemment signalées, qui justifièrent leur apathie ou leur libertinage par l'engourdissement de nos facultés morales, que la théorie de la rédemption chrétienne produit infailliblement.

4.5  Le libre arbitre et la grâce

Que sera-ce si nous entrons, ne fût-ce que pour un instant, dans le sanctuaire de la conscience, et si nous demandons au christianisme ce qu'il a fait du libre arbitre, le plus précieux, sans contredit, de tous les dons de Dieu ? Loin de nous de vouloir nous engager dans ce dédale obscur où les grâces de toute espèce sont tellement prodiguées, que la liberté humaine finit par étouffer sous le poids de tant de bienfaits ! Si quelque chose ressort clairement de ce grand débat ouvert à l'origine du christianisme, et qui s'étend presque jusqu'à nos jours, c'est que pour les catholiques, qui font pourtant la part la plus large à la liberté humaine, l'homme ne se détermine au bien, à la vertu, que par une impression d'en haut qui l'y dispose. C'est la décision du concile d'Orange, en 529, contre les Semi-Pélagiens. Qu'est-ce que l'hébraïsme enseigne en fait de grâce et de libre arbitre ? Sans doute, lui aussi reconnaît l'action de Dieu sur la liberté de l'homme, il croit à une coopération par laquelle Dieu nous aide à nous élever jusqu'à lui. Sans doute, il met, lui aussi, dans la bouche des fidèles la sollicitation incessante de cette grâce, de cette aide inestimable. Mais, hâtons-nous de le dire, la seule doctrine qui au sein du christianisme retrace l'ancienne orthodoxie israélite, c'est celle qu'on a qualifiée de semi-pélagianisme. Si rien d'accompli, de parfait ne peut être opéré par l'homme sans l'appui de l'Éternel ; si le courage, les lumières, la persévérance sont communiqués par lui seul au cœur de l'homme, le premier pas cependant, l'initiative de toute vertu, le commencement de toute bonne œuvre, le premier soupir, la première aspiration vers la bonté, la vérité et la beauté ineffables, c'est du cœur de l'homme qu'ils doivent jaillir ; c'est à lui, comme disent les docteurs, à leur ouvrir la porte, cette porte, fût-elle petite comme la pointe d'une aiguille, afin que Dieu lui en ouvre une autre aussi grande que celle du temple (Pithou li pétah kehoudo schel mahat vaani eftah lakhem petah kepitcho chel oulam)34 ; et pour tout résumer par une sentence kabbalistique : « D'abord le réveil d'en bas, ensuite le réveil d'en haut. » (Beïtharouta diletatta itharouta dilhella.)

N'est-ce pas augmenter tout à la fois la responsabilité et la grandeur de l'homme ! N'est-ce pas faire, d'un instrument passif entre les mains de Dieu, une force à qui Dieu a ménagé un espace et une sphère d'activité propre ? N'est-ce pas condamner du même coup la paresse, la dissipation, la négligence de nos devoirs ? N'est-ce pas imprimer un surcroît d'énergie à l'homme, à qui il suffit d'une simple et noble initiative pour se voir à l'instant pénétré d'une lumière, d'un courage et d'une force à toute épreuve, dons précieux que le ciel lui envoie ?

4.6  La vie

L'homme, que l'on comprend d'une manière si diverse, est jeté sur cette terre, théâtre de ses actions, dans ces conditions mystérieuses qu'on appelle la vie. Quelle idée le christianisme nous offre-t-il de la vie ? Il nous serait facile de faire ici appel à ces grands génies anciens ou modernes, qui ont vu dans le christianisme la haine contre le monde, la condamnation de la vie, le mépris de tout ce qui en constitue le charme et les dons les plus précieux. Notre tâche en serait trop simplifiée, et nous aurions l'air de vouloir nous abriter sous des noms imposants. Sans doute, cette voix presque unanime n'est pas une petite présomption en faveur de ce que nous avons déjà énoncé et de ce que nous allons ajouter ici ; mais c'est aux Évangiles que nous voulons demander la théorie de la vie, l'idée qu'on doit se former du monde, de ses biens, de ses conditions, de ses rapports avec la vie éternelle. Or, s'il y a quelque chose de démontré dans les Évangiles, c'est que le nom de monde y figure invariablement comme synonyme de vice, de mal, de péché. Pouvait-il en être autrement pour une religion qui se disait dépaysée ici-bas, qui s'écriait elle-même : Mon royaume n'est pas de ce monde !

Nous n'en finirions pas, si nous voulions passer en revue tous les passages où le monde figure dans l'Évangile comme l'antithèse de tout bien, de toute vertu, de toute sainteté ; et ce n'est pas une des moindres altérations que le christianisme ait fait subir à la pensée judaïque que celle par laquelle le mot monde, qui dans le langage d'Israël était synonyme d'éternité (olam), est devenu en style d'Évangile le symbole et la qualification du mal. Nous dirons seulement qu'il est advenu du monde ce qui était advenu de la Loi. Nous l'avons vu, la Loi fut identifiée au péché, et le monde aussi va être identifié avec lui, avec le mal. Il suffira de quelques citations décisives pour confirmer ce qui est dans l'esprit des critiques les plus impartiaux. Jésus dit de ses disciples qu'ils ne sont point du monde, et que lui non plus n'est point du monde35 ; et ce qui prouve que toute interprétation autre que la plus forte, la plus absolue, ne serait pas acceptable, c'est que le PRINCE DU MONDE est toujours présenté comme l'adversaire de Jésus et de son Église. Il est impossible, en effet, d'admettre qu'on n'ait entendu par monde que la génération actuelle, ses vices, sa corruption, ou bien encore ce qu'il y a de mauvais, de vicieux ici-bas. Car on n'aurait jamais personnifié dans « le prince du monde » le génie du mal, si le monde lui-même n'eût été, aux yeux de Jésus et des siens, mauvais par nature et digne qu'un démon y régnât en souverain. Qu'on jette les yeux sur l'évangile de Jean, chapitre XII, vers. 31, où le prince de ce monde va être « jeté dehors » ; sur le chapitre XIV, vers. 30, où le prince du monde est présenté s'avançant contre Jésus pour causer sa perte, - et l'on comprendra du même coup la vérité de nos assertions, et la justesse, l'admirable justesse, même au sens évangélique, de l'opinion de Marcion, qualifiée pourtant d'hérétique, à savoir que le Dieu de l'ancienne Loi, quoiqu'il soit bien le Dieu même de la nature, est toutefois très différent de celui des Évangiles.

Quant à l'hébraïsme, c'est tout autre chose. Nous ne disons pas l'hébraïsme de la Bible ; car, bien loin de tomber dans l'excès des Évangiles, il semble plutôt pencher du côté opposé, tant le monde présent, la vie, ses biens, ses conditions, y sont présentés sous un jour favorable ; et l'abus même qu'on en a fait pour y nier toute spiritualité, tout souci de la vie éternelle, en est la preuve. Aussi n'imiterons-nous pas M. Salvador, qui, se fondant uniquement sur la Bible, n'y voit que de la matière et des biens matériels, c'est-à-dire un parfait antagonisme avec la conception chrétienne. - Non ! le véritable hébraïsme n'est pas là, il est dans la tradition et ses organes, qui, tout en acceptant l'héritage de la Bible, le dominent de toute la hauteur, de toute la supériorité de la vie éternelle sur cette existence d'un jour. Or, qu'est-ce que le monde pour la tradition ? Ce n'est pas une prison, un enfer, un purgatoire, un exil, comme l'enseignèrent tour à tour des religions ou des philosophies. C'est tout simplement un vestibule. Ce n'est plus le chemin public, mais ce n'est pas encore la maison ; c'est un lieu d'initiation, d'apprentissage de la vie future, où les hôtes se préparent à entrer dans le triclinium, c'est-à-dire dans la salle à manger36. C'est l'aujourd'hui, comme l'éternité est le lendemain ; le temps du travail, de l'action, des bonnes œuvres, du culte, de la piété, comme l'éternité est celui de la rétribution37 ; c'est la veille du sabbat où l'on apprête son repas pour le sabbat, jour du Seigneur38 ; c'est le tour du devoir et de la soumission, comme demain viendra le tour de la liberté et de l'affranchissement de tout précepte39. Temps précieux où « une seule heure de vertu et de repentir vaut mieux que toute l'Eternité » car l'Eternité ne donne qu'à proportion de ce qu'on lui apporte40 ; et ce n'est pas en vain que Salomon proclamait plus heureux le chien vivant que le lion mort41.

Il y a un fait qui résume toute la différence des deux doctrines ; c'est que tandis que le prince du monde, pour le christianisme, est le génie du mal, ce rôle est donné par les kabbalistes à leur royaume, à leur malkhout, appelé aussi le prince du monde. Fait éloquent à double titre ; car si d'un côté il confirme notre jugement dans la présente question, il met presque sous nos yeux les conséquences morales de cette suppression que nous avons signalée dans la région du dogme, je veux dire l'effacement, l'absorption du malkhout (monde présent) au sein de la bina (monde à venir). Dans la place vide, le christianisme a intronisé un démon - le prince de ce monde.

Nous ne ferons que signaler ce qui rend le christianisme incapable de régir la vie présente, par la condamnation, le dédain, l'avilissement dont il enveloppe tout ce qui en constitue les dons les plus précieux. La vie même est « une charge, un poids qu'on doit désirer pouvoir bientôt déposer » (Paul) ; la chair est « une chair de péché », qui ne peut se réhabiliter que par la mort et la résurrection. Y aurait-il une place pour les plus chères et les plus saintes affections ? Les riches et les richesses, les grands et toutes les grandeurs humaines, la science, la joie, n'obtiennent pas un mot qui reconnaisse le bon usage que l'homme peut en faire ici-bas. Je sais bien que l'Église s'efforce de ne voir dans l'anathème qui frappe cet usage, que la condamnation des abus. En vain ! Car non seulement Jean42 nous exhorte à ne pas aimer le monde ni les choses qu'il renferme. Celui qui l'aime n'est pas aimé de Dieu. Dans le monde, tout est concupiscence de la chair, convoitise des yeux et orgueil de la vie ; mais Jésus lui-même nous crie43 : Malheur à vous, riches !... Est-ce à cause de leurs vices ? Non, parce que vous avez déjà reçu votre consolation. Malheur à vous qui êtes rassasiés !... Et pourquoi ? Parce qu'un renversement de fortune les attend ? Non, parce que vous aurez faim ; malheur à vous qui riez maintenant, car vous vous lamenterez et pleurerez. Y aurait-il place pour l'amour ? Sans doute la charité y est recommandée. Mais ces liens particuliers et non moins sacrés, qui embellissent et sanctifient la vie, j'ose dire qu'ils vont se perdre, s'effacer, se dissoudre dans la charité générale, dans l'Église.

D'abord, quoi de bon, de légitime, de sacré pourrait exister dans ce monde, dans cette vie, dans cette chair de péché, sans en contracter la nature et en partager la condamnation ?

Serait-ce la famille ? Mais celui qui n'abandonnera pas son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, pour suivre la nouvelle doctrine, n'aura pas rempli jusqu'au bout son devoir ; et même les derniers devoirs à rendre à un père ne sont pas capables de faire reculer d'un pas le disciple de Jésus, car c'est aux morts d'ensevelir leurs morts. Jésus lui-même, averti que sa mère, ses frères et ses sœurs l'attendaient à la porte : Voilà, dit-il en se tournant vers les disciples, quels sont ma mère, mes frères et mes sœurs ; et il croit si bien appartenir désormais à l'ère résurrectionnelle, qui était à ses yeux l'époque même du Messie, qu'il ose dire à sa mère : Femme, qu'y a-t-il de commun entre toi et moi ? - Est-ce là le spectaele qu'offre le judaïsme ? Pour lui la famille n'est pas seulement la base, le premier centre qui en s'élargissant deviendra l'Etat ; mais le foyer domestique est pour lui le premier temple, le premier autel, le premier sacerdoce ; et le modèle qu'il propose à notre imitation, c'est le patriarche entouré de sa famille, adorant le Très-Haut et lui sacrifiant.

Serait-ce le mariage ? Nous ne dirons pas, comme on l'a dit, que l'Évangile le condamne ; mais il est incontestable que l'exemple de Jésus, non plus que celui des apôtres, ne l'encouragent ni ne le sanctifient, et des paroles de Paul on ne peut conclure tout au plus que la simple tolérance d'un mal qu'il ne peut pas entièrement abolir.

Ainsi, vie, santé, richesse, science, honneur, gloire, amour, famille, patrie, tout ce qui fait l'existence grande, sainte et heureuse, ce reflet du ciel ici-bas, ce souvenir du Paradis, cet avant-goût de l'Eternité, tout avili, rabaissé, conspué, tout immolé à cette existence qui va venir, à ce royaume qui n'est pas de ce monde, tout entraîné par le même torrent qui a emporté dans la région du dogme ce qui donne aux choses finies toute leur valeur, et toute leur place dans l'économie divine : le Royaume, le Malkhout qui est bien de ce monde, que dis-je ! qui est ce monde lui même (Olam hazé), et auquel Jésus, par une allusion trop claire, opposait un autre royaume, qui n'est pas de ce monde.

4.7  Maximes générales. - La méthode pharisaïque. - Exemples

Quel que soit le prix de la vie, quelle que soit la valeur de ce monde et de la société présente, l'homme y vit ; il doit par conséquent avoir une règle pour s'y conduire ; cette règle, c'est la Morale. Hâtons-nous de le reconnaître : autant le christianisme enlève aux affections particulières, autant il est avare à la base, autant est-il riche et prodigue pour ces affections générales que l'agglomération humaine produit en s'élargissant ; et il donne à l'Église, à l'humanité tout ce qu'il a pris à l'homme, à la famille, à la patrie. N'est-ce pas ce qui devait arriver ? N'est-ce pas le rôle, la destinée naturelle d'une religion qui se proclame elle même étrangère à ce monde, de faire sentir son influence, de répandre ses bienfaits, dans ce que ce monde lui-même a de plus abstrait, de plus général, sur ces hauteurs, sur ces sommités qui avoisinent le ciel, qui sont pour ainsi dire aux frontières des deux vies, des deux royaumes ? Dans ces limites, cependant, le christianisme a une morale, une grande morale. Est-elle inconnue, est-elle supérieure à celle du judaïsme ? Est-ce que celui-ci, après lui avoir tout donné, aurait à apprendre de son élève ce qui constitue véritablement soit domaine, sa spécialité : le monde, la vie, l'humanité ?

Nous examinerons bientôt en détail les plus grandes vertus qui ont illustré l'enseignement du christianisme. Pour le moment, c'est aux règles générales que nous voulons nous attacher. Le christianisme, comme toute religion, comme toute philosophie, a des maximes générales, des principes supérieurs, sortes de récapitulations qui offrent en abrégé la physionomie spéciale, les germes, les éléments générateurs de toute sa morale. Le judaïsme est riche, fort riche, en cette sorte de doctrines, on va en juger. Il n'y a pas jusqu'au passage où est énoncée la règle fondamentale du christianisme, qui n'en contienne la preuve. A quel propos Jésus résume-t-il la Loi entière dans l'amour de Dieu et des hommes ? A propos de l'interpellation d'un SCRIBE qui, l'ayant entendu disputer, lui demande quel est le premier des commandements ? C'est alors, c'est après cette question, qui révèle dans le scribe l'habitude de résumer toute la Loi en certains axiomes généraux, que Jésus lui répond : Le premier de tous les commandements est celui-ci : Ecoute, Israël, etc. Et tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc... Et voici le second, qui lui est semblable : Aime ton prochain comme toi-même44. Un passage analogue est dans Matthieu45 : Toutes les choses que vous voudriez qu'on vous fît, faites-les aux autres, car c'est là la Loi et les Prophètes. Or, demanderons-nous maintenant, cette méthode est-elle inconnue au judaïsme ? Les exemples que la tradition en fournit peuvent-ils rivaliser en beauté, en grandeur, en sainteté, avec l'écho du christianisme, ou pour mieux dire avec l'écho de la Bible, qui retentit dans les Évangiles ? Avons-nous enfin à opposer à cette morale chrétienne des exemples, des maximes, qui servent à la fois à expliquer l'origine de ces idées elles-mêmes dans les Évangiles et à assurer de plus en plus la prééminence à la morale d'Israël ? A ces questions, osons le dire, on ne peut répondre que par une affirmation absolue. Oui, il n'y a rien de plus commun, de plus fréquent dans les monuments de la tradition que de voir ces récapitulations de la Loi, ces maximes générales qui en expriment toutes les parties, qui en retracent toutes les beautés. Nous ferons grâce au lecteur de ces préceptes, mis ainsi au sommet de la Loi comme son expression générale et sa synthèse suprême ; le sabbat, par exemple, les tzitzit, et d'autres encore.

Nous nous bornerons à ceux, et ce sont les plus nombreux, qui ont un caractère exclusivement moral et qui forment, selon les docteurs, la clef de voûte de la Loi ; non qu'ils aient eu jamais l'arrière-pensée, comme l'eut probablement Jésus, de subordonner, peut-être d'immoler la loi cérémonielle à cette morale toute rationnelle, mais parce qu'ils envisageaient celle-ci comme la base, comme la condition indispensable pour atteindre encore plus haut : absolument comme la vie physique, la vie animale, l'instinct, le bon sens, la raison, le génie, ne sont que des degrés conduisant l'un à l'autre, et qu'il faut tous parcourir successivement si l'on veut arriver sain et sauf au sommet. C'est, à la lettre, la théorie kabbalistique enseignée par le plus grand disciple de R. Isaac Louria, dans son Schaaré kedouscha, et, plusieurs siècles avant lui, sous des influences un peu plus philosophiques, par l'auteur du Kouzari. Quoi qu'il en soit, cette méthode et ces maximes abondent chez les docteurs. Et, chose remarquable ! non seulement ils en créent et des plus admirables pour leur propre compte, mais ils font remonter la chaîne de cette méthode de généralisation, jusqu'aux prophètes, qui presque tous auraient réduit à quelques maximes éclatantes toute la vaste série des préceptes de Dieu. C'est ainsi que David aurait résumé toute la Loi en onze commandements : « Marcher vers la perfection, pratiquer la justice, dire la vérité selon son cœur, ne pas médire, ne faire de mal à personne, n'avoir pas honte de ses parents, être petit à ses propres yeux, honorer ceux qui craignent Dieu, jurer à son préjudice et accomplir son serment, ne pas prêter son argent à usure, ne pas accepter de présent corrupteur pour condamner l'innocent.» C'est ainsi qu'Isaïe en réduit le nombre à six : « Marcher selon la justice, parler avec droiture, haïr les gains illicites, fermer ses mains à tout présent injuste, ses oreilles aux propos de sang, ses yeux au spectacle du vice. » Est-ce tout ? Non, Michée vient qui simplifie encore la règle du salut : « 0 homme, qu'est-ce que Dieu exige de toi ! Pratiquer la justice, aimer la charité, et cheminer humblement devant Dieu. » Avons-nous fini ? Pas encore. Amos franchit un pas, et résume toute la Loi en un seul précepte, qui a avec le système de Paul une grande analogie, il est vrai, mais à nos yeux simplement matérielle ; c'est-à-dire la Foi46. Et Moïse, le grand Moïse aurait-il été moins synthétique que ses disciples ? Y pensez-vous ? disent les Pharisiens. Quand Moïse dit à Israël : « Vous suivrez l'Éternel votre Dieu, » Israël lui répond : « Qui peut marcher sur le chemin de l'Éternel ? N'est-il pas écrit : L'ouragan et la tempête le précèdent ?  » Et Moïse réplique : « Non ; je vous apprendrai, moi, quels sont les chemins de l'Éternel. Toutes les voies de l'Éternel sont charité et vérité(Midrash. Il est très probable que, dans ce remarquable dialogue, les docteurs ont voulu exprimer les tendances, les idées toutes païennes des Juifs, et la réforme que Moïse allait introduire dans leurs anciennes doctrines.) ». - Passons aux docteurs eux-mêmes. Seraient-ils inférieurs aux prophètes, aux modèles qu'ils se proposent eux-mêmes ? On va en juger. Déjà Siméon le Juste, antérieur de plusieurs siècles au maître de Nazareth, et par qui s'ouvre à peine la période rabbinique, proclamait, comme la triple colonne qui soutient la société entière, la science religieuse, le culte et la charité47. Aurait-on ici l'ancien type des trois vertus théologales du christianisme : la Foi, l'Espérance et la Charité ! Je pencherais à le croire. Toujours est-il que le génie hébraïque se révèle entièrement dans cette antique formule. D'accord avec le christianisme en ce qu'il donne à la charité un des rangs les plus élevés, il lui associe toutefois la science et le culte : - la science, qui mène directement à l'action, comme Hillel le dira encore : « Ain bour yerè hèt, » et ses disciples après lui : Elle est bien grande la science, qui mène à la pratique ; la science, qui laisse à la raison tous ses droits ; la science féconde, active, éclairée, au lieu de la foi stérile, passive, instinctive, pour ne pas dire aveugle, qui domine dans le christianisme ; - le culte, les œuvres de piété, mais toujours des œuvres, au lieu de l'espérance, vertu purement contemplative et oiseuse. Avons-nous besoin de faire mention de la célèbre réponse de Hillel au prosélyte ? La critique s'en est déjà emparée et chacun la connaît. Qu'il nous soit permis seulement de mettre en relief deux circonstances qui ressortent de la comparaison du mot de Hillel avec le mot de Jésus (Matthieu, chap. VII, vers. 12). On le sait, la pensée, ici et là, est identique. Mais la forme l'est aussi ; surtout l'épiphonème qui ferme l'une et l'autre sentence offre des deux parts une très grande analogie. Hillel, après avoir dit : Ce que tu haïs ne le fais pas à ton prochain, ajoute : C'est là toute la Loi. - Jésus : C'est la Loi et les Prophètes. Cependant, à côté de cette ressemblance, notons une différence qui caractérise leurs génies respectifs. Tandis que Jésus ou peut-être Matthieu, en vue surtout des Gentils, à qui le mosaïsme ne devait pas être prêché, s'arrête court aux paroles déjà citées, Hillel, au contraire, a soin d'ajouter : Le reste en est le commentaire, va et apprends. Ce n'est pas tout. Le christianisme, qui a pris ce mot célèbre à la tradition judaïque, imite le pharisien Hillel non seulement dans le fond de la doctrine, mais aussi dans l'application qu'il en fait et dans le but qu'il se propose, c'est-à-dire d'instruire et d'évangéliser les Gentils ; car c'est bien à un Gentil, désireux d'apprendre la religion d'Israël, que Hillel la résume dans le précepte de l'amour du prochain.

Cependant les années se succèdent, tout change, tout périt : patrie, indépendance, paix, bonheur, liberté ; la morale juive seule demeure invariable. Environ deux siècles après Hillel, nous la retrouvons dans la bouche des docteurs les plus illustres. Mais ce qui donne une valeur toute spéciale aux maximes qu'on va lire, c'est qu'elles ont pour auteurs deux des quatre célèbres docteurs qui entrèrent au Pardès, c'est-à-dire deux maîtres vénérés dans la science kabbalistique, d'où le christianisme a tiré sa dogmatique et très probablement aussi sa morale, - la morale essénico-kabbalistique. Qui sont-ils ces docteurs ! C'est d'abord le grand talmudiste et martyr Akiba, qui enseigne : « AIME TON PROCHAIN COMME TOI-MEME, c'est le grand principe de la Loi. » C'est ensuite son collègue, Ben-Azaï, qui dit à son tour : « L'HOMME FUT CRÉÉ A L'IMAGE DE DIEU, voilà le grand principe de la Loi. Garde-toi donc de dire : Puisqu'on m'a méprisé, que mon frère aussi soit méprisé ; puisqu'on m'a maudit, que mon frère aussi soit maudit. Car si tu fais ainsi, sache qui est celui que tu méprises et tu maudis : l'image de Dieu lui-même48.

4.8  Témoignage des Évangiles

Nous avons fait remarquer précédemment que l'interrogation du scribe qui provoque la célèbre réponse de Jésus, dans Marc, XII, vers. 28, prouve que la méthode de récapituler la Loi tout entière en certaines maximes générales n'était pas inconnue aux Pharisiens, et cela de l'aveu même des Évangiles. Nous allons voir à présent, par les mêmes Évangiles, cette analogie poussée jusqu'à une parfaite identité de vues, touchant les vertus appelées aussi à l'honneur de résumer toute la Loi. C'est ce qui apparaît clairement dans Marc aussi bien que dans Luc. Chez le premier, le scribe qui vient d'interroger Jésus, probablement pour sonder sa doctrine comme d'autres exemples l'attestent dans les Évangiles, après avoir écouté sa réponse jusqu'au bout, lui dit (v. 32-33) : « Maître, tu as bien dit selon la vérité ; qu'il n'y a qu'un seul Dieu... et que d'aimer Dieu de tout son cœur, etc., et son prochain comme soi-même, c'est plus que tous les holocaustes et les sacrifices ». Ce n'est pas là, à coup sûr, le langage d'un homme qui interroge pour s'instruire, mais bien de celui qui veut examiner la doctrine d'autrui, et qui, la trouvant conforme à ses propres idées, la répète sous la forme qu'on vient de voir. Et il n'y a pas jusqu'à cette prééminence sur les holocaustes et les sacrifices qui n'atteste l'originalité de la maxime pharisaïque, car c'est en propres termes la phrase qu'on observe dans le Talmud, comme nous le verrons bientôt en parlant de la Charité49. La même conclusion ressort, d'une manière plus évidente encore, s'il est possible, du récit de Luc50, où le docteur de la Loi, au lieu d'interroger Jésus, est interrogé lui-même. Il est vrai qu'au verset 25 nous lisons : « Alors un docteur de la Loi s'étant levé POUR L'EPROUVER, lui dit : Maître, que dois-je faire ? etc., » ce qui manifeste bien le but que nous avons supposé aux interrogations du scribe chez Marc. Mais enfin, pour ce qui est de la maxime elle-même, le docteur de la Loi, chez Luc, la tire de son propre fonds, au lieu de se borner, comme dans Marc, à lui donner son approbation ; car, à la demande de Jésus (vers.26) : « Qu'est-ce qui est écrit dans la Loi ? » il répond : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, etc., et ton prochain comme toi-même ; » c'est-à-dire deux préceptes qui, vu la grande distance qui les sépare dans la Loi, l'un étant dans le Lévitique, l'autre dans le Deutéronome, n'auraient pu être rapprochés par le docteur, si la tradition n'en eût formé antérieurement les deux parties inséparables d'une même formule, que ce docteur de la Loi ne faisait alors que débiter à Jésus. Ainsi les Évangiles eux-mêmes viennent affirmer la préexistence de la méthode et des maximes dans l'école des Pharisiens.




Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)

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