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Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 2

DOCTRINES QUI FORMENT LES BASES DE LA MORALE CHRÉTIENNE



2.1  Abolition de la Loi - Comment elle est comprise par Jésus

Mais avant de procéder à cette étude comparative, qu'il nous soit permis d'examiner si les bases de la morale chrétienne, si certaines doctrines sur lesquelles elle s'appuie sont si solides, si inébranlables, qu'il n'y ait aucune crainte à concevoir sur son compte. Tout le monde convient qu'un édifice, quelque grand et magnifique qu'il soit, n'offre pas un abri sûr et tranquille, si sa solidité n'est en rapport avec sa grandeur et sa magnificence. Les bases de la morale chrétienne sont-elles si solides, que cette morale elle-même subjugue invinciblement tous les cœurs ?

Un principe proclamé presque au berceau du christianisme était de nature à exercer une grande influence sur les destinées de sa morale : c'est l'abolition de la Loi. Nous n'avons pas ici à examiner la grande question des rapports de Jésus avec la Loi, ou dans quelle mesure il en voulait la conservation ou l'abrogation. S'il nous était permis d'anticiper sur ce que nous aurons à dire à propos de la Loi, nous dirions qu'identifiant, dans son esprit, l'ère messianique avec l'ère résurrectionnelle ou palingénésique, il se croyait à la veille d'abroger légitimement la Loi, quand les morts, avant peu ressuscités de leurs tombeaux, auraient revêtu une chair immortelle.

2.2   Ses effets sur la morale

Nous aurons bientôt occasion de voir quelles profondes racines avait jetées cette croyance dans le plus pur judaïsme, et comment, faute de la réalité, faute de la résurrection vraie et propre, on y substitua peu après une résurrection au figuré, une simple fiction. Quoi qu'il en soit, l'abolition de la Loi fut proclamée de bonne heure dans le christianisme. Or, il n'est pas difficile de concevoir quel trouble, quelle confusion ce coup hardi devait jeter dans les consciences, et quels graves dangers allait courir la morale formulée, sanctionnée, enseignée par cette même Loi dont on annonçait la chute. Nous aurions des faits, des exemples à citer de ces conséquences que nous signalons, et nous ne tarderons pas à les voir se produire en foule quand nous aurons achevé l'énumération des causes qui, dès l'origine, ont rendu la morale chrétienne flottante au gré des opinions et sans cesse exposée à périr. Ce que nous voulons constater ici, se sont les funestes prémisses que le christianisme établissait contre la morale par l'abolition de la Loi. Car, qu'on le sache bien : quand un code révélé existe chez un peuple, quand l'empire des âmes lui appartient, quand dans cette révélation toute la vie du peuple est réglée et tracée d'avance, quand ni les actions, ni les sentiments, ni les rapports moraux d'homme à homme n'échappent à ses prescriptions, quand enfin la morale, au même titre que la législation, que la politique, que le culte, que le dogme, relève de sa juridiction ; quand ce peuple est habitué depuis des siècles à la reconnaître pour règle de conduite dans la morale comme dans le culte, quand les préceptes les plus naturels de l'éthique sont considérés comme des lois positives, - et quand chez ce peuple on vient un beau jour annoncer que cette loi a fait son temps, qu'elle n'était que la figure, que l'ombre de ce qui devait arriver, qu'elle était bonne tout au plus pour des enfants, qu'elle est la source de la mort, du péché, qu'elle n'est qu'un vil esclavage, qu'une loi de liberté va prendre sa place ; quand ce grand mot de liberté est prodigué de mille manières, est répété sur tous les tons, en toute occasion ; bien plus, quand les Gentils, qui ne connaissent rien de la loi de Moïse, entendront parler d'une révélation qui avait prévu la morale aussi bien que le culte et qui va céder la place à une loi de grâce, de liberté, - est-il possible que la morale ne soit pas blessée du même coup que le dogme, le culte, la législation ? Où se réfugiera la raison au moment de la grande catastrophe ? Car, qu'on y réfléchisse bien, ce n'est pas ici la raison philosophique, qui à force d'indépendance est arrivée à se former une morale purement rationnelle ; ce n'est pas non plus la raison à l'état vierge, qui distingue en elle-même ce qui provient de son propre fonds de ce qui lui vient du dehors : c'est la raison ancienne, c'est la raison de tout temps, de tout ordre, qui admet et reconnaît une révélation. Que mettra-t-elle à la place de cette morale qui tombe en ruine ? Elle n'a ni la morale philosophique, ni la morale naturelle à lui substituer ; elle n'a que le sentiment, et c'est celui-ci qu'on exploite. Voilà, à mon avis, l'explication la plus probable de cette prédominance du sentiment dans la morale du christianisme ; voilà pourquoi ses anciens fondateurs font un appel incessant au sentiment, non à la raison ; voilà la source où la morale chrétienne a puisé cette onction, ce pathétique, cette délicatesse qui en forment le caractère le plus saillant ; de là, enfin, l'horreur des disputes et des controverses, la FOI mise à la place du raisonnement et de la science.

2.3  La foi sans les œuvres

Vainement, en effet, se serait-on adressé à la raison. La raison aurait toujours opposé à ses nouveaux maîtres cette loi de Moïse, cet hébraïsme moral aussi bien que dogmatique et législatif, dicté par le même Dieu, qu'on lui annonçait, et pourtant abrogé. En vain on aurait ajouté que la volonté de Dieu, changée sur tous les autres points, est demeurée ferme, inébranlable, pour ce qui intéresse la morale ; en vain on aurait glané, trié à grand effort, entre la législation et le culte, le dogme et les rites, ces préceptes moraux mêlés, disséminés, incorporés dans le système général, pour en former quelque chose d'indépendant, de sacré, d'inviolable dans le naufrage de l'hébraïsme. La raison se serait refusée à ces distinctions arbitraires. Elle aurait montré le même Dieu, la même révélation dictant le plus sublime des préceptes moraux, celui d'aimer son prochain comme soi-même, à côté de la plus humble, de la plus incompréhensible de ses interdictions rituelles, le mélange des semences5. Elle aurait dit que la volonté de Dieu, changée sur un point, pourrait aussi bien changer sur l'autre ; qu'aucune différence de langage, aucun signe particulier ne faisait distinguer, dans cet hébraïsme si homogène, ce qui était pour un temps de ce qui était pour toujours ; que ni dans la forme, ni dans les exhortations, il n'y avait rien qui donnât à la morale une place particulière, indépendante, privilégiée ; que bien au contraire les peines les plus terribles, les récompenses les plus généreuses étaient réservées aux lois cérémonielles, peut-être précisément à cause des faibles racines qu'elles ont dans le cœur et dans la raison de l'homme. Les rabbins font mention d'une secte de Minim qui, tout porte à le croire, n'étaient autres que les anciens chrétiens, et qui de toute la Loi ne respectaient que le Décalogue. La place qu'il occupe dans l'Évangile, et le prétexte qu'il a fourni aux théologiens de la nouvelle foi d'établir une distinction bien arbitraire entre les lois morales du mosaïsme et ses lois cérémonielles, le prouvent suffisamment. Cette distinction elle-même et le fondement sur lequel on l'appuie sont on ne peut plus fragiles. Il n'est pas vrai, comme on l'affirme avec un aplomb incroyable, que le Décalogue ne renferme que des lois morales (Voy. Bergier, art. Décalogue). La proscription des images à quelque culte qu'on les consacre, l'interdiction de prononcer le nom de Dieu en vain, surtout l'institution du Sabbat, n'appartiennent pas, que je sache, aux lois morales et naturelles. Il n'est pas vrai que les lois civiles, politiques, cérémonielles aient été données à Moïse à mesure que l'occasion s'en présenta. A part quelques rares exceptions, aucune occasion n'a donné naissance à ces lois ; la plus grande partie n'était même pas applicable de longtemps encore, d'autres ne furent jamais appliquées faute d'occasion. Il n'est pas vrai que dans l'arche d'alliance Moïse n'ait placé que les deux tables de la Loi ; le LIVRE DE LA LOI que Moïse écrivit dans ses derniers jours fut placé côte à côte des tables de la Loi, et nous avons déjà dit que ces tables elles-mêmes contiennent des préceptes qu'on n'appellera jamais des lois morales. Il n'est pas vrai que le seul Décalogue ait été gravé sur un autel de Pierre à l'entrée de la Terre promise ; toute la loi, tous les préceptes y furent gravés également. Si les dix commandements eurent une promulgation plus solennelle, si un appareil plus imposant en entoura la transmission, c'est, comme nos docteurs l'ont très sagement remarqué, parce que toute la Loi y est contenue, parce qu'il se compose des principes généraux d'où découlent tous les autres préceptes, parce que (s'il est permis d'en résumer le caractère par une qualification moderne) c'est le Discours de la Couronne du Dieu d'Israël. Et si d'un autre côté les prophètes ont pris le plus souvent, pour textes de leurs discours, la justice, la charité, la morale proprement dite, c'est que leurs contemporains, très enclins à observer la partie cérémonielle du mosaïsme, étaient bien loin cependant de réaliser ce modèle de vertu que l'hébraïsme nous propose. Voilà le langage de la raison. Et ce langage, j'ose le dire, non seulement on devait l'entendre et on l'entendit réellement dans la bouche des fidèles ; mais la logique, le bon sens, l'arracha aux apôtres mêmes du christianisme, à ceux-là surtout qui prirent la part la plus active à l'abolition de la Loi. Parmi ces derniers, la première place appartient incontestablement à Paul. Or, quel est le principe nouveau proclamé par Paul ? C'est la foi ; la foi, comme suprême vertu imposée aux hommes, la foi, non seulement en tant qu'opposée à la science, aux vaines disputes, au vain babil, comme nous l'avons observé ailleurs, mais aussi la foi, osons le dire, en tant qu'opposée aux œuvres, c'est-à-dire qu'un homme croyant à Jésus, Dieu-Messie, à la divinité de sa personne et de sa mission, à l'efficacité de sa mort, à la vérité de sa résurrection, n'a plus besoin d'œuvres pour obtenir le salut.

2.4  Dissidence entre le catholicisme et le protestantisme

Notre situation, ici, va devenir délicate, et nous serions désolé si l'on pouvait soupçonner un instant que nous eussions l'intention de calomnier la morale chrétienne. Ce que nous allons dire n'est contesté par personne. Chrétiens de toute secte, de tout parti, de toute couleur, sont d'accord sur ce point que pour Paul, le grand législateur, le grand moraliste du christianisme, la foi justifie sans les œuvres. Mais le principe ainsi posé paraissait si choquant, si opposé aux plus nobles instincts du cœur humain, si contraire à cette morale sentimentale que prêchait le christianisme, que des restrictions ne tardèrent pas à en atténuer singulièrement la portée. Tandis que le protestantisme, n'obéissant qu'à la logique, à la raison, tira hardiment de ce principe toutes ses conséquences, et proclama les œuvres morales inutiles, pernicieuses, la foi seule étant capable de donner le salut ; le catholicisme, au contraire, régi par une autorité extérieure, sociale, politique, qui est elle-même à la fois un gouvernement, une administration, une police, recula épouvanté devant ces conséquences subversives, devant cette morale licencieuse, et il comprit les «œuvres» de Paul dans leur sens le plus restreint, c'est-à-dire comme œuvres de la Loi, comme la pratique du mosaïsme, et il déclara contre les protestants, dans le concile de Trente, la nécessité des bonnes œuvres. C'était revenir à l'ancienne morale hébraïque, c'était contredire de tout point l'Apôtre des Gentils, c'était amoindrir considérablement l'importance, l'efficacité de la rédemption.

2.5  Pour Paul la foi sans les œuvres donne le salut

Aussi voyez les protestants adopter, vis-à-vis des catholiques, le même langage que Paul employa vis-à-vis des Pharisiens, des chrétiens judaïsants, et mettre les catholiques au même niveau que les Juifs. « Les docteurs catholiques, dit Mosheim, confondent la Loi avec l'Évangile et représentent le bonheur éternel comme récompense des bonnes œuvres ». Est-ce là le vrai sens, la véritable intention de Paul ? Voilà le terrain sur lequel la grande discussion s'engagea entre catholiques et protestants, comme nous venons de dire. Pour nous, la morale de Paul est bien celle que la raison, que la critique indépendante lui a donnée par la bouche des protestants. Les passages, les expressions de Paul, sont formels là-dessus. Il nous offre, pour exemple de son principe, Abraham, Abraham justifié non par les œuvres, mais par la foi6. Or, les œuvres d 'Abraham, « qui n'ont point pesé dans la balance de Dieu », selon Paul, n'étaient pas, que je sache, des œuvres de la Loi qui n'était pas encore donnée, mais bien des œuvres morales, dans le sens le plus strict : la charité, la justice, l'hospitalité, l'amour des hommes, l'enseignement, la vertu, le monothéisme propagé parmi les Gentils. Et néanmoins Abraham n'a pas été justifié par ses œuvres, mais bien par sa foi. Parle-t-il ainsi, celui qui ne vise qu'aux œuvres de la Loi ? Bien plus, j'ose dire que si l'exemple choisi par Paul est on ne peut plus concluant, les phrases dont il l'accompagne, les conséquences qu'il en tire, sont à leur tour on ne peut plus formelles : V. 3. Car que dit l'Ecriture ? Qu'Abraham a cru en Dieu, et que cela lui a été imputé à justice ; or, à celui qui fait les œuvres, le salaire ne lui est pas imputé comme grâce, mais comme une chose due. Voilà donc tout titre à la récompense, toute œuvre méritoire, déclarée impuissante. Ce n'est pas tout : V. 5. Quant à celui qui ne fait pas les œuvres, mais qui croit en celui qui justifie le méchant, sa foi lui est imputée à justice. Ainsi, nul doute possible : sans œuvres, et tout MÉCHANT qu'on est, la foi seule en celui qui justifie le méchant suffit pour être sauvé. En veut-on davantage ? Voici Paul qui poursuit : V. 6-8. Comme aussi David exprime la béatitude de l'homme à qui Dieu impute LA JUSTICE SANS LES ŒUVRES, en disant : Bienheureux sont ceux dont les iniquités sont pardonnées et dont les péchés sont couverts... Celui à qui le Seigneur n'aura pas imputé le péché. C'est-à-dire selon le sens donné par Paul à ces paroles de David, que la grâce de la foi porte avec elle le pardon des iniquités, l'imputation de la justice. Et au chap. III, v. 26, le sujet de se glorifier est placé non dans la loi des ŒUVRES, mais dans la loi de la FOI. C'est ainsi que dans l'épître aux Galates, chap. II, v. 16, on enseigne que l'homme n'est pas justifié par les œuvres de la loi (sans aucune distinction), mais SEULEMENT par la foi en Jésus-Christ. Il est vrai qu'au chap. III, v. 30 de l'épître aux Romains l'apôtre déclare ne vouloir pas anéantir la loi par la foi, vouloir au contraire l'affermir ; il est vrai que dans l'épître aux Galates, chap. II, v. 17, il exhorte à ne point pécher, mais c'est d'abord parce qu'il imitait en cela le langage du Maître, son langage à lui aussi, qui ne voyait dans le christianisme que la Loi ancienne elle-même dans ce qu'elle avait de spirituel, d'éternel, dans sa réalité et sa substance ; c'est ensuite qu'il sentait lui-même tout le danger de ses principes, qu'il entrevoyait leurs conséquences possibles, et l'immoralité qui aurait pu s'introduire dans le monde sous le couvert de la foi proclamée la seule vertu qui justifie. Enfin, j'ose le dire, s'il condamne l'immoralité, s'il ne veut pas qu'on se donne toutes les libertés que comporte la foi, c'est par une raison d'expédient, par une considération toute secondaire. Car, qu'on le sache bien, ce n'est pas au nom de la vérité, de la justice, de la vertu absolues que Paul n'admet pas l'immoralité sous l'empire de la foi ; mais c'est parce que, la foi étant parfaitement capable de faire pardonner tout vice et tout crime, il serait néanmoins peu convenable d'en faire le complice, l'istrument du mal, de faire, comme il le dit, Christ instrument de péché. Voilà à quel degré le christianisme dut descendre pour trouver un point d'appui à sa morale, après lui avoir ravi sa base ancienne et naturelle : la Loi.

Voulons-nous presque toucher au doigt les liens nécessaires, naturels, qui unissaient les bonnes œuvres et la Loi dans l'esprit des chrétiens, qui en faisaient deux choses solidaires et inséparables ? C'est que Paul, qui veut la foi sans les œuvres, est le plus grand ennemi de la loi cérémonielle, et qu'au contraire l'apôtre peut-être le plus conservateur, Jacques, qui prêche la nécessité des œuvres, est aussi le plus favorable à la Loi7

2.6  Mépris du corps, mysticisme. Il aboutit à l'immoralité et au matérialisme. Preuves logiques et historiques

Ce n'est pas le seul danger que la doctrine du christianisme ait fait courir à sa morale. Ce mépris du corps, cet anathème lancé à la matière, cette chair du péché qui nous obsède et qu'il faut détester, est-ce sans danger que le christianisme en fit le sujet de ses véhémentes apostrophes ? Est-ce seulement l'abnégation, la charité, le martyre, l'héroïsme, qui s'ensuivirent ? Nous avouons volontiers que le mépris du corps érigé en loi enfanta souvent des prodiges de vertu que le monde admire, qu'il fut une force, une grande force contre les rudes épreuves que le christianisme eut d'abord à traverser. Mais il y a aussi de par le monde une force qui s'appelle la logique et qui, tôt ou tard, tire de chaque principe toutes les conséquences qu'il renferme. Or, on peut avancer sans crainte que du mépris du corps et de la chair tel qu'il a été compris, tel qu'il a été pratiqué dans le christianisme, devait nécessairement sortir un peu plus tôt, un peu plus tard, le plus vil matérialisme, la licence la plus effrénée, l'immoralité la plus monstrueuse. Sans doute il n'y a rien de plus contraire en apparence, il n'y a pas de rapprochement plus contradictoire, moins croyable que celui de mépris du corps et de sensualité. Mais la logique et l'histoire sont là pour prouver que cette alliance est non seulement possible, mais presque toujours inévitable. Que nous apprend la logique ? Qu'on peut être matérialiste, qu'on peut s'abandonner à tous les excès de la chair, de deux façons très différentes. On peut lui vouer un culte exagéré, on peut la croire seule digne de nos soins, de nos amours, de nos hommages, on peut estimer qu'elle est l'homme tout entier, qu'elle a sur lui un droit absolu, et qu'aucun frein, aucune restriction ne doit être opposée à ses exigences. Mais il y a une autre espèce de matérialisme, c'est celui dont nous parlons ; c'est lorsque, par un raffinement de spiritualisme, on est arrivé à scinder les deux parties qui constituent notre être, quand on applique ses soins, ses efforts, à détacher notre esprit de sa terrestre enveloppe, quand on parvient à force de zèle, d'abnégation, de persévérance infatigable à isoler la partie la plus noble de nous-mêmes, à briser tous le liens qui l'unissent au corps, à lui créer une existence absolument indépendante des nécessités, des contre-coups de la chair ; quand, creusant entre eux un abîme, on parvient à conquérir cette liberté tant vantée dont se glorifiait l'apôtre, où l'esprit, rompant la chaîne qui le retient attaché à la terre, prend son essor dans une région où n'arrive pas l'écho des plaisirs, des douleurs, des nécessités de la vie. Grande preuve, sans doute, de la noblesse de notre être ; mais aussi vol périlleux, crise violente, séparation fatale, qui en procurant à l'esprit cette liberté si séduisante, aboutit d'autre part à donner libre cours aux plus vils instincts de la bête. Alors plus d'action, il est vrai, plus d'influence du corps sur l'esprit, mais aussi plus d'ascendant, plus de contrôle de l'âme sur le corps. S'abaissera-t-elle à s'occuper de ce misérable animal ? S'engagera-t-elle dans cette demeure pleine de souci, pleine de désordre, pleine de tumulte, pour en prendre en main la direction et le gouvernement ?

C'est ainsi qu'on aboutit au matérialisme par un excessif mépris de la chair, comme nous avons vu tout à l'heure le plus vil matérialisme naître de trop d'estime, de trop de considération pour la chair.

Voilà ce que la logique nous enseigne. L'expérience parle-t-elle moins haut ? L'histoire ne nous montre-t-elle pas le mysticisme, lorsqu'il se donne libre carrière, entraîné inévitablement aux excès les plus monstrueux, aux voluptés les plus ignobles, à la licence la plus effrénée, tantôt par un élan impétueux de ce corps abandonné à lui-même, tantôt, ce qui n'est pas le moins singulier à observer, par une sensualité réglée, établie, sanctifiée d'avance par ce spiritualisme même qui dédaignait naguère de commander au corps l'ordre, la tempérance, la vertu, le devoir ?

2.7   Le gnosticisme et ses excès. Le germe en est dans les Évangiles

Loin de nous la pensée de vouloir renouveler contre le christianisme les anciennes accusations des païens ! Loin de nous la pensée de mettre sur le compte des chrétiens évangéliques ces banquets, ces festins, ces orgies qui scandalisaient les honnêtes gens du paganisme ! Nous voulons bien dire, avec l'apologétique chrétienne, que ce furent uniquement des Gnostiques ceux qui étonnèrent et révoltèrent le monde par ces hideux spectacles. Mais enfin les Gnostiques étaient des chrétiens, des chrétiens méchants si l'on veut, déréglés, sensuels, mais acceptant les dogmes, les principes, la prédication du christianisme, mais se rattachant à Pierre et à Paul comme nous l'avons démontré ailleurs ; et surtout les prémisses, les causes, les germes de ces étranges abus étaient bien dans les évangiles. N'est-ce pas là que le mépris, que la condamnation de la chair est proclamée à chaque page ? N'est-ce pas là que les œuvres de la chair sont déclarées nulles, incapables d'influer sur le salut, pourvu qu'on ait la foi en Jésus-Christ ? N'est-ce pas là que le culte en esprit est proposé comme le suprême degré de perfection auquel l'homme puisse atteindre ? N'est-ce pas là que la plus noble tâche proposée à l'homme ici-bas est la séparation, le détachement de son esprit de la chair du péché, afin de pouvoir acquérir cette liberté des fils de Dieu procurée par la foi et non par les œuvres, signes au contraire de déchéance et de servitude ? N'est-ce pas là - pour rattacher cette morale à sa partie spéculative - que le royaume, le malkhout, le monde présent (olam hazé), la matière, l'objet sensible, la mère inférieure est immolée, est fondue au sein de l'intelligence (bina), du monde à venir (olam habba), de l'objet idéal, de la mère supérieure ? N'est-ce pas là que les véritables chrétiens sont appelés les spirituels ? Or, veut-on savoir au juste ce que c'est que le spirituel de l'apôtre ? On n'a qu'à consulter le système néoplatonicien de Plotin, de Porphyre, de Proclus, les systèmes chrétiens des Gnostiques, et au-dessus de l'un et de l'autre, les distinctions analogues de la Kabbale. Qu'est-ce que les deux premiers établissent à ce propos ? Ils distinguent, on le sait, les hommes en trois ordres : les Hyliques, l'ordre le plus inférieur, c'est-à-dire les « charnels » de Paul, et c'étaient, selon les Gnostiques, les païens ; les Psychiques ou Animiques, et c'étaient, selon les mêmes, les Juifs et les chrétiens non gnostiques ; enfin les Pneumatiques, les spirituels, et c'étaient exclusivement les Gnostiques. Or, on sait ce qu'était le « Pneumatique » des Gnostiques : c'était l'homme supérieur à la loi, aux mœurs, à la vertu, pour lequel tout était bon, tout était permis, car son esprit, quelque licence que le corps pût se donner, ne pouvait désormais contracter aucune souillure, vivant d'une vie tout à fait détachée de cette chair qui l'enveloppe. Nous n'irons pas jusqu'à dire que le spirituel de Paul soit de cette espèce, nous ne dirons pas que le mépris du corps et des œuvres du corps soient allés jusqu'à ce point chez lui ; mais, s'il n'en est point le type, le modèle, il en est sans nul doute la cause et l'occasion, et le Pneumatique du gnosticisme en est tout au moins l'exagération.

2.8  Qu'est-ce que le spirituel de Paul

Nous avons tâché de déterminer le sens de ce « spirituel » de Paul par son reflet dans le « pneumatique » des Gnostiques. Il ne sera pas inutile d'en tenter la contre-épreuve par une comparaison avec leur type à tous deux : la spiritualité kabbalistique. On peut dire hardiment que cette triple distinction des Gnostiques, que le spirituel de Paul, ne deviennent tout à fait intelligibles qu'en les rapprochant de la doctrine équivalente qui avait cours chez les Kabbalistes. Pour eux, l'homme a une triple faculté : le NEFESCH, le souffle, qui a sa racine dans l'émanation Malkhout (appelée par la même raison, elle aussi, Néfesch) ; le ROUAH ou âme, qui se rattache au logos, au tiphéreth lequel en porte le nom) ; enfin la NESCHAMA, qui a sa source dans la Bina, dans le S. Esprit supérieur, Neschama elle aussi, comme celle qui est dans l'homme. Ce n'est pas tout : la même gradation, la même classification des hommes par leur faculté prédominante, se rencontre chez les Kabbalistes aussi bien que chez les Gnostiques. Ici comme là, la foule, le plus grand nombre des fidèles n'atteint qu'au néfesch, au malkhout, à la hylé des Néoplatoniciens et des Gnostiques, à la chair de Paul ; ils ont pour partage la lettre, l'esclavage de la lettre comme dit Paul, le sens littéral (peschat) de la Loi, et ils portent comme les charnels de Paul le nom d'esclaves (avadim) car le malkhout lui-même est appelé l'esclave (eved) ou bien on les désigne par le titre d'œufs non encore pondus (betsim). Ici comme là, nous voyons les hommes à qui le Rouah est tombé en partage, qui ont leur racine dans le Tiphéreth, le Logos ; c'est-à-dire les Psychiques, les savants, les scribes, les docteurs de Paul et des évangiles, qui atteignent jusqu'au sens légal, philosophique, théorique de la Loi (rémez, drasch), et ce sont des poussins à peine éclos (efrohim). Enfin ici comme là, on arrive jusqu'aux âmes d'élite pourvues de la Neschama, c'est-à-dire les Pneumatiques des Gnostiques et de Plotin, les spirituels de Paul, qui ont leur source, leur siège dans la Bina, l'esprit supérieur, à qui la science kabbalistique (sod) dévoile ses mystères, qui sont les libres, car la Bina est appelée Liberté (deror, hérout) ; et bien loin d'être esclaves ou œufs ou poussins, ils sont bien des fils légitimes, des enfants (banim) ayant droit à l'héritage paternel. Voilà comment les rayons épars en mille endroits de ce travail viennent converger à ce point lumineux. La spiritualité à laquelle on convie les chrétiens, se rattache par des liens naturels au modèle kabbalistique de l'esprit saint, la Bina ; l'une et l'autre ne font qu'une même chose avec l'étude et la propagation des mystères kabbalistiques, qui confèrent justement le titre et les droits de spirituels (maré denischmeta). Par là même, pour avoir su s'élever jusqu'à la Bina, on acquiert le titre d'enfants, que la Kabbale a opposé, bien longtemps avant le christianisme, à celui d'esclaves. On acquiert en même temps la « liberté » propre à ce degré, une de ses désignations les plus caractéristiques, que la Kabbale n'a jamais comprise dans le sens pratique, si ce n'est pour l'âme affranchie des liens du corps, mais dont le christianisme d'abord et ensuite les Gnostiques ont si étrangement abusé.

2.9  Liberté des morts

Cette dernière considération nous fournit une transition naturelle pour parler d'une autre cause encore qui rend les bases de la morale chrétienne faibles et chancelantes, qui ouvre la porte à tous les abus, qui enfin, si elle peut enfanter des actes de vertu en assurant l'empire de l'âme sur le corps, peut aussi donner à ce dernier tous les vices de l'esclavage ignorant et sans frein. Ce que nous allons dire est tellement invraisemblable à première vue que, si nous n'avions des preuves en main, nous n'oserions nous hasarder à le proposer au lecteur. L'hébraïsme rabbinique avait dans sa doctrine une pensée bien naturelle, bien commune, presque superflue à enseigner, mais dont on avait besoin pour régler certaines pratiques touchant l'homme après sa mort. Déjà la Bible, les prophètes hébreux, élevant bien haut le prix de la vie, avaient dit en mille rencontres que la Loi, les vertus, les préceptes de Dieu cessent aux portes du tombeau, que les morts ne louent plus le Seigneur, que les cantiques de grâce ne s'élèvent point du sépulcre ; passages qu'on a voulu comprendre dans un sens matérialiste, mais qui pour l'hébraïsme orthodoxe signifiaient, comme on le voit, tout autre chose. Le pharisaïsme les formula dans une maxime générale, dont les termes ont une importance particulière pour pénétrer le vrai sens de bien des passages évangéliques, surtout de Paul. Les Pharisiens disent « Chez les morts est la liberté (verset des Psaumes) : quand l'homme est mort, il devient libre des préceptes (Kévan schémeth adam naaça hofschi min hamitzvoth)8 ». Le croirait-on ? Voilà le cercle unique où les paroles et les pensées de Paul tournent sans cesse, en mille endroits où il est question de la liberté des morts ; voilà l'origine, voilà l'occasion d'une des plus extraordinaires et plus hardies fictions qui soient sorties de l'esprit humain, fiction dont les conséquences furent incalculables. Paul veut que les fidèles s'identifient à Christ, qu'ils croient le contenir en eux-mêmes, qu'ils se croient jugés, crucifiés, morts dans leur chair avec Jésus. Par cette mort qu'ils partagent avec lui, ils acquièrent la plus précieuse des libertés, la liberté de la Loi. La Loi aurait-elle plus d'empire sur un mort ? Étendrait-elle son sceptre au-delà du tombeau ? Pourrait-elle exiger de la part d'un mort l'accomplissement de ses pratiques, de ses rites, de ses cérémonies ? D'ailleurs, et pour toucher à un autre point qui va ressortir des paroles de Paul lui-même, quelle est la doctrine kabbalistique touchant l'expiation du péché originel, la régénération spirituelle ? N'est-ce pas la Loi ou la Mort qu'elle propose comme seuls moyens d'opérer le tiqoun, la réparation du premier péché ? Eh bien ! dit Paul, de ces deux moyens nous avons choisi le dernier. Nous sommes morts, bien morts avec Jésus ; nous sommes en lui et il est en nous ; il est mort pour tout le monde, il a, crucifié en lui notre chair de péché, il a rempli pour nous toute la Loi en expirant sur la croix. Nous voilà donc rentrés tout vivants dans la précieuse liberté des esprits purs, et personne ne pourra plus taxer un mort d'inobservance de la Loi. Avons-nous renchéri sur les idées et sur les expressions de Paul lui-même ? Qu'on l'entende plutôt : Notre chair, dit-il, est considérée comme morte, si Christ est en nous9. Celui qui est mort est affranchi du péché10. Mais ce qui est bien plus important : Ne savez-vous pas, mes frères, - car je parle à ceux qui entendent ce que c'est la Loi (c'est-à-dire à ceux qui n'ignorent pas les idées pharisaïques sur la durée de son observance), - que la Loi exerce son pouvoir sur l'homme durant tout le temps qu'il est en vie ?11 Et après avoir cité l'exemple de la femme qui est libre de se marier après la mort de son mari, V. 4 : Ainsi, mes frères, vous êtes aussi morts à la Loi par le corps de Christ pour être à un autre, savoir, à celui qui est ressuscité des morts. V. 5 : Car, quand nous ETIONS dans la chair, les affections du péché provoquées par la Loi agissaient dans nos membres ; V. 6 : Mais maintenant nous sommes délivrés de la Loi, ETANT MORTS (nous suivons ici la traduction plus fondée de Diodati) à celle dans laquelle nous étions retenus. Bien plus, le péché d'Adam, cause de la Loi pour les kabbalistes et pour Paul, est expié par la mort de Jésus ; il meurt, il est enseveli, et avec lui le sont aussi ses disciples12. Notre chair a été condamnée à souffrir pour tous en Jésus. Il n'y a donc plus aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus, lesquels ne marchent point selon la chair, mais selon l'esprit... Car ce qui était impossible à la Loi (de donner une entière liberté tout en expiant l'ancien péché) parce qu'elle était faible dans la chair, Dieu l'a fait en envoyant son propre fils en forme de chair de péché, et pour le péché ; et il a condamné le péché dans la chair, afin que la JUSTICE DE LA LOI fût accomplie en nous13.

Nous ne multiplierons pas les citations. Une simple lecture des écrits de Paul fera bien mieux connaître l'esprit qui les a dictés que des fragments détachés. Ce qui en ressort avec évidence, c'est l'étrange abus qu'on y fait d'une simple fiction, c'est la conséquence qu'on en tire avec un sang-froid incroyable : l'abolition de la Loi. Mais dans ce tombeau où vous ensevelissez la Loi, dans cette inaction que vous demandez à la mort, ne voyez-vous pas périr et s'anéantir, elle aussi, la morale ? Ne craint-on de voir ce mort s'affranchir des vertus, des obligations morales aussi bien que des prescriptions cérémonielles ? Ne craint-on pas que ces membres, qu'on dit bien morts et ensevelis, ne se refusent à l'accomplissement des plus saints devoirs, et que l'esprit, rentré dans sa liberté naturelle, ne croie plus avoir aucun joug à imposer à cette chair qui l'entoure, mais qui est déjà morte et crucifiée en Jésus ?

2.10  Fidèles morts en Jésus-Christ. Origine de cette fiction. - Ils ressuscitent avec lui.

Mais la fiction se poursuit : ce fidèle, mort et enseveli avec Jésus, ressuscite avec lui ; notre chair est considérée comme ressuscitée, elle aussi, avec Jésus (Rom. VIII, vers. 11). Nous sommes morts à la Loi pour être à un autre, savoir à celui qui est ressuscité des morts (Rom. VI, vers. 4), et Jésus notre frère est le premier-né des morts. Nul doute possible. Pour Jésus, et après lui pour ses disciples l'ère résurrectionnelle, le renouvellement du monde, la résurrection des corps, allait commencer : et pour les successeurs de Jésus, elle était déjà commencée dans sa propre personne, dans son corps sorti vivant du tombeau et devenu le premier-né des morts. Mais ce qui donne à cette fiction une importance tout exceptionelle, c'est le sens qu'elle acquiert par son rapprochement avec les doctrines contemporaines. Qu'était la résurrection pour les Pharisiens ? Sans aucun doute, elle embrassait non seulement les corps humains appelés à une nouvelle vie, doués d'une organisation et de facultés plus parfaites, mais elle comprenait aussi toute la nature dans un renouvellement universel, dans une palingénésie qui devait changer la physionomie du globe ; et ce serait certes un curieux et instructif travail que la comparaison de cette doctrine avec ses imitations anciennes ou modernes. D'accord sur ce point, l'école pharisaïque se divisait quant à l'époque de l'ère résurrectionnelle et à son rapport avec l'ère du Messie. Pour les uns, ces deux ères se confondaient absolument dans une même époque, et le Messie devait non seulement introduire Israël dans une ère de prospérité, de salut, de liberté, mais aussi donner le signal du renouvellement, de la renaissance de la nature, dont le phénomène le plus solennel, le plus éclatant, serait justement la résurrection des corps. Pour les autres, les choses devaient se passer tout différemment. Refoulant jusqu'aux extrêmes limites des temps actuels l'ère de la résurrection, ils ne voyaient, dans l'avènement du Messie, qu'une simple transformation sociale, où la nature garderait toujours ses lois, où les choses iraient leur train ordinaire, où, pour tout résumer par la formule textuelle, rien ne serait changé hors l'esclavage en liberté14. Nous n'avons pas besoin de dire à laquelle de ces deux écoles appartient le christianisme. Pour lui, point de différence, point d'intervalle, point de distinction possible entre l'ère messianique et l'ère résurrectionnelle, et, tandis que la doctrine contraire prévalut définitivement dans le judaïsme, l'identité des deux époques trouva seule adhésion et sympathie au sein du christianisme.

De cette première différence en résulta une autre. Bien qu'ils étendissent aussi loin que possible l'empire de la Loi, les Pharisiens l'arrêtèrent cependant au seuil de la résurrection. De même que l'ordre physique allait changer complètement, de même que de nouvelles lois, créées par de nouveaux rapports physiques, allaient régir les étoiles, les soleils, les terres dans leurs orbites, de même une nouvelle loi, créée par de nouveaux rapports sociaux, allait prendre la place de l'ancienne loi religieuse. Dans ce monde nouveau, sur cette terre nouvelle, au milieu de nouveaux êtres, et de nouveaux rapports, la pensée de Dieu, la loi de Dieu, restant toujours égale à elle-même, et justement pour ne pas cesser de l'être, aurait changé dans ses applications, comme elle change ici-bas même, et dans l'ordre actuel, selon les cas, selon les êtres, selon les rapports, selon le monde, le soleil, l'étoile où elle est appliquée [Dans le système des docteurs, surtout des Kabbalistes, la Loi régit tous les mondes, depuis les étoiles les plus éloignées jusqu'au plus petit atome. Il n'y a pas d'astre, de monde, d'ange qui ne l'observe, chacun à sa manière. Dieu lui-même est le premier observateur de la Loi : Haqadoch baroukh hou schomer hamitzvoth. Haqadosh baroukh hou méniah tephilin. Ani hou schékiamti mitzvat haken te'hilah.]. Voilà l'origine et le vrai sens de cette foule de sentences, de propositions, de paraboles, où l'idée d'une nouvelle loi, d'une nouvelle alliance, d'interdictions abolies se fait jour à travers des images, des allégories dont on a si souvent abusé contre l'orthodoxie juive, et que la polémique chrétienne a sans cesse opposées aux rabbins. Ce furent ces mêmes idées qui présidèrent chez les judéo-chrétiens à l'abolition de la Loi, comme, en général, tout ce qui est devenu dans la suite une arme entre les mains du christianisme établi a été une force, une cause de formation dans le christianisme primitif. Rien de plus facile, rien de plus inévitable après tout ce qui précède, que l'abolition de la Loi. Dans l'esprit des premiers chrétiens, l'ère du Messie s'identifiant complètement avec l'ère de la résurrection, celle-ci ayant déjà commencé avec la résurrection de Jésus, le premier-né des morts, et l'Église tout entière étant dans l'attente très prochaine, imminente, de la destruction et du renouvellement du monde, la première conséquence à en tirer, c'était que la loi de Moïse allait faire place à une autre loi plus en rapport avec l'état semi-spirituel de la nouvelle société. En vain cette attente était de jour en jour démentie, en vain la résurrection réelle allait toujours reculant, en vain l'impatience s'emparait déjà des âmes, comme nous le voyons par les Epîtres. N'importe, on substituera toujours à la véritable résurrection, son ombre, son image, une résurrection toute fictive ; on enseignera que le fidèle, mort avec Jésus, est ressuscité avec lui, que l'empire de la résurrection, que l'âge palingénésique est commencé depuis la résurrection de Jésus, et l'abolition de la Loi fera toujours son chemin.

Nous n'avons pas besoin d'insister longuement pour qu'on remarque tout ce que ce système a de dangereux pour la morale, pour le culte, pour la pratique du bien dans le monde. Cette position équivoque, que le christianisme a créée à l'ordre actuel ; cette société, qui n'est plus la société humaine telle que les lois actuelles voudraient qu'elle fût, qui n'est pas encore la société résurrectionnelle telle qu'elle sera un jour ; cette contradiction, érigée en système, entre l'existence de droit et l'existence de fait, entre la résurrection en hypothèse et la vie en thèse ; cette fiction de tous les jours, de tous les instants, est-elle de nature à raffermir les esprits sceptiques, les cœurs chancelants, les passions égoïstes, dans le culte et l'amour du bien ? Ces rapports qui vont cesser, ces liens qui vont se rompre, cette société qui va disparaître, cette existence éphémère qui n'aura peut-être point de lendemain ; ces amours, ces affections, ces besoins, ces larmes, ces droits, ces devoirs, cette réalité vivante et palpitante, immolée à une abstraction, à une chimère, à une subtilité rabbinique de Paul, est-elle capable d'attacher sérieusement les hommes à la pratique des devoirs, au respect de tous les droits, au culte de tous les amours ? Mais ils ne sont plus rien ces amours, ces droits, ces devoirs, rien dans le droit résurrectionnel, rien qu'un vain nom, qu'une apparence qui se résoudra bientôt en fumée. De sorte que, ici comme ailleurs, la morale partage le sort de la loi ; et si de nouveaux rapports légaux vont régir les membres de la nouvelle société, - car, comme répond Jésus lui-même à la demande des Pharisiens, après la résurrection il n'y aura point de mariages, - on ne voit pas comment de nouveaux rapports moraux ne devraient pas désormais diriger nos actions.

2.11  Autre fiction. Son origine et ses effets sur la morale. - La rédemption

Mais l'abolition de la Loi, la mort et la résurrection de Jésus, causes, comme nous venons de le voir, d'incertitude, de défaillance dans la morale du christianisme, ont elles-mêmes une source qui compromet d'une manière non moins grave le sort de la morale. Cette source, c'est la Rédemption. Or, c'est par plusieurs côtés à la fois que l'idée de la rédemption diminue la valeur, la beauté, la grandeur de la morale. Qu'est-ce que la rédemption et que suppose-telle ? Elle suppose un état d'innocence antérieur au péché, et où la rédemption a la vertu de replacer l'homme lavé par le sang de l'agneau ; elle suppose le péché lui-même, et le sacrifice expiatoire du Dieu-Messie. Voyons la part, bonne ou mauvaise, que ces trois éléments prennent à la formation de la morale chrétienne. Cette restauration de l'état d'innocence, de l'état d'Adam avant le péché, est-elle sans danger ? L'hébraïsme aussi proposait à ses adhérents un moyen de reconquérir les privilèges perdus par le péché du premier homme. Il avait, lui aussi, un Verbe incarné qui opérait ce prodige ; mais ce Verbe, c'était la pensée de Dieu incarnée dans la Loi, se perpétuant à travers les siècles, réhabilitant l'homme, ses actions, sa vie, et, par lui, le monde, la création tout entière. Mais le dernier acte de ce grand drame, le retour à la condition d'Adam, au Paradis, c'était à l'ère résurrectionnelle qu'il le renvoyait, quand les hommes, améliorés par le travail régénérateur de la Loi, par les épreuves de la vie, par l'initiation lente et progressive de l'existence actuelle, auraient revêtu un corps semblable à celui d'Adam avant le péché. Jusque-là, la régénération n'est pas complète, le péché n'abandonne pas sa proie ; la chaîne par laquelle il nous retient tombe, il est vrai, anneau par anneau, mais le dernier anneau ne sera arraché qu'au-delà du sépulcre. Le christianisme a-t-il besoin d'attendre si longtemps ? Non, sans doute, car pour lui l'ère résurrectionnelle est déjà ouverte : nous y sommes, nous y vivons, s'il est vrai que la résurrection de Jésus et celle des justes qui sortirent de leur tombeau lors de sa mort sont les prémices de la résurrection, et lui, le premier-né d'entre les morts. Innocents comme Adam, comme lui ignorants, parce que le fruit fatal est réputé n'avoir jamais été mangé ; soumis, non aux lois réelles qui régissent l'ordre physique actuel, mais à celles qui régissaient le monde avant le péché, qui le régiront après la résurrection, à des lois fictives, à un monde imaginaire, à cette résurrection de droit inaugurée par Jésus, comment serions-nous moins libres, moins impeccables, moins incapables de mal qu'Adam lui-même ne l'était s'il n'eût jamais goûté le fruit défendu ?

Nous comprenons assez toute la difficulté qu'aura un esprit moderne à admettre ces déductions ; nous avouons que l'instinct religieux, les mœurs irréprochables, les saines traditions que le christianisme puisa dans la synagogue, luttèrent avantageusement contre la puissance de la logique, contre l'attrait de la licence qu'autorisaient ces doctrines. Mais le vice radical n'est pas moins visible dans les principes, et ses fruits, des fruits bien amers, ne tardèrent pas à se montrer dans ces Adamites ou Adamiens du premier et du douzième siècle, dans ces Turlupins du quatorzième, dans ces Picards du quinzième, qui tous prirent leur point de départ dans les principes que nous dénonçons.

2.12  "La Loi est la cause du péché."

Passons, si on nous le permet, aux effets du péché originel tel qu'on le conçoit dans le christianisme, dans ses rapports surtout avec la Loi. On en croit à peine ses yeux quand on voit les grandes difficultés de la situation, la lutte avec l'hébraïsme orthodoxe, la haine vouée à la loi de Moïse, la destruction jurée de cette loi, pousser Paul dans des voies où va se perdre la morale, cette planche qu'il a voulu sauver du naufrage. Il y a chez Paul une théorie que Gorgias, Hobbes ou feu M. Proudhon, l'inventeur de l'anarchie, n'auraient pas désavouée, et qui, une fois admise, serait le dernier coup porté à toute justice, à toute loi, à toute morale, à toute société ; à savoir, que non seulement la Loi est un effet du premier péché, mais qu'elle constitue les nôtres, qu'elle en est la cause, que sans Loi point de péché, et que par conséquent il n'y a qu'à supprimer la Loi pour que le péché s'évanouisse avec elle. On ne saurait être plus formel : C'est par la Loi que nous connaissons le péché (Epît. aux Rom., ch. III, vers. 20). La Loi produit la colère, car où il n'y a point de loi il n'y a point de transgressions (chap. IV, vers. 15) Par un seul homme le péché est entré dans le monde. (Avis à qui voudrait restreindre le sens de ce mot péché aux transgressions contre la loi mosaïque.) Car jusqu'à la Loi le péché était dans le monde. OR LE PÉCHÉ N'EST POINT IMPUTÉ QUAND IL N'Y A POINT DE LOI (Ibid., V, vers. 12-13). Et plus loin : Comme par la désobéissance d'un seul homme plusieurs ont été rendus pécheurs (c'est-à-dire probablement dans toute sorte de péchés), ainsi par l'obéissance d'un seul, plusieurs seront rendus justes (probablement aussi de toute sorte de justice, soit morale, soit mosaïque). Or la Loi est intervenue afin que l'offense abondât (Ibid., v. 19-20). C'est déjà assez, mais ce n'est pas tout : Quand nous étions dans la chair, (nous sommes à présent dans la vie spirituelle, soumis à la loi de l'esprit et non à celle de la lettre), les affections du péché excitées par la Loi (on parle ici d'affections, par conséquent des péchés où nous convie la chair, la passion, l'égoïsme, c'est-à-dire des péchés contre la morale) agissaient dans nos membres et fructifiaient pour la mort. Mais maintenant nous sommes délivrés de la Loi, étant morts à celle sous laquelle nous étions retenus, afin que nous servions Dieu dans l'esprit et non dans la lettre vieillie. (Ibid., VII, 5-6). Douterait-on encore que les lois morales, aussi bien que les lois cérémonielles, fussent comprises dans ces étranges théories ? Qu'on le dise si on l'ose. La Loi n'est point donnée pour les justes, mais pour les iniques et pour ceux qui ne peuvent se ranger, pour les gens sans religion (1er et 2ème commandement du Décalogue), pour les profanes (3ème commandement), pour les meurtriers de père et de mère (5ème commandement), pour les homicides (6ème commandement), pour les fornicateurs (7ème commandement), pour les ravisseurs d'hommes (8ème commandement, compris à la manière des Pharisiens, preuve des études et des influences qui avaient inspiré l'apôtre), pour les menteurs (9ème commandement) et pour les parjures (10ème commandement). Mais c'est bien peu de chose à côté de ce qui va suivre. Que dirons-nous donc ? Que la Loi est péché ? A Dieu ne plaise. Au contraire, JE N'AI CONNU LE PÉCHÉ QUE PAR LA LOI. Car je n'eusse point connu la convoitise si la Loi ne m'eût dit : Tu ne convoiteras pas. Mais le péché, ayant pris occasion du commandement, a produit en moi toute sorte de convoitise ; parce que, sans la Loi, le péché est mort. Car autrefois que j'étais sans la Loi, je vivais, mais quand le commandement est venu, le péché a commencé à revivre (Rom., VII, 79). Veut-on des paroles plus précises et plus graves encore ? L'aiguillon de la mort c'est le péché, et la puissance du péché c'est la Loi (I Corinth, XV, vers. 56). Bien plus, le ministère de la Loi est un ministère de la condamnation (II Corinth, III, vers. 9)[Ces doctrines inouïes de Paul, comparées avec certaines sentences rabbiniques, s'en éclairent et les éclairent à leur tour. Ainsi, cette idée que par la Loi abonde le péché , est l'absolue antinomie de la pensée rabbinique, que par la Loi abonde le mérite. (Ratzah hakadoch baroukh hou lezacot eth Israël, lefikhakh hirba lahem torah ou-mitzvot.) Et peut-être Paul l'avait présente à l'esprit au moment même où il la renversait au profit de la nouvelle loi. Ainsi encore cette nouvelle théorie du christianisme nous donne la seule explication possible d'un passage du Midrasch , qui combat une hypothèse tout à fait inconnue dans le judaïsme, laquelle n'est autre chose que la théorie du christianisme dont nous venons de parler. Qu'on en juge : Peut-être vous direz que c'est pour votre mal que je vous ai donné la Loi. Non, mais pour votre bien, car tous les peuples de la terre l'ont désirée et ils en furent privés. Cette dernière pensée renferme une pointe d'ironie à l'adresse de ces Gentils qui se félicitaient d'échapper au péché en rejetant la Loi.], et, comme corollaire de tous ces axiomes : Il n'y a donc maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ, lesquels ne marchent point selon la chair, mais selon l'esprit. Voilà qui est dit. Le seul signe auquel nous reconnaissions le péché c'est la prohibition, le seul trait distinctif du mal c'est sa condamnation. C'est la loi qui crée à son gré le bien on le mal, et il n'y a qu'à changer, qu'à abolir la loi pour que tout péché disparaisse avec elle.

Toutefois, autant il est certain pour nous que tel est le sens des paroles de Paul, plus encore, que ces principes mènent directement à la subversion des plus simples notions de bien et de mal, autant nous nous hâtons d'ajouter que l'esprit et le cœur de Paul se révoltaient contre les conséquences qu'on en pourrait déduire ; et ce n'est pas là un des moindres signes que nous sommes dans le vrai que de voir Paul se mettre lui-même en garde contre les applications possibles de ses doctrines, si propres à déchaîner sur le monde les vices et les abus les plus horribles. Quoi donc ! s'écrie-t-il, pécherons-nous parce que nous ne sommes point sous la Loi, mais sous la grâce ? (Rom. VI. vers. 15). D'abord c'était le moment ou jamais d'échapper à cette fatale conséquence, en proclamant bien haut cette distinction (que des théologiens mal inspirés ont établie dans la Loi elle-même) entre les lois cérémonielles, que Paul aurait voulu abroger, et les lois morales qu'il aurait voulu conserver. Pourquoi donc n'y a-t-il pas recours lui aussi ? Pourquoi, s'il l'admettait, ne pas s'emparer d'une distinction si simple, si naturelle, si commode pour le tirer d'affaire ! Paul, cependant, n'a pas même l'air d'y songer. Il préfère s'engager dans un dédale, nous ne dirons pas de sophismes, mais de subtilités dialectiques, de syllogismes, qui rappellent tout à fait la méthode talmudique, dans lesquels la pensée a peine à le suivre, et dont la conclusion la plus probable, quoiqu'il n'y arrive que d'un pas lent, incertain, embarrassé, est celle-ci : Que le nouvel état étant un asservissement à la justice (v. 18-20) ou à Dieu (v. 22), au lieu que l'ancien n'était que l'asservissement au péché (vers. 16 à 22), la délivrance de celui-ci ne dispense point de l'hommage dû au premier, c'est-à-dire d'une conformité à la volonté divine, par laquelle seule on est affranchi du joug de la Loi. Voilà une logomachie un peu obscure, mais ce n'est pas notre faute, ce n'est pas même la faute de Paul ; c'est au contraire son mérite, car par elle et par elle seulement il a pu échapper aux affreuses conséquences que ses principes, compris à la rigueur, n'auraient pas manqué d'enfanter [ailleurs, Paul s'exonère des mêmes périls par une considération de convenance, qui empêche le fidèle d'être moins pur après qu'avant la rédemption.].

Enfin, si l'innocence et le péché que la rédemption suppose ne sont nullement favorables à la morale chrétienne, la rédemption en elle-même le serait-elle davantage ? La rédemption, c'est-à-dire le sacrifice du Dieu-homme, ce remède apporté à la vieille plaie de l'humanité ?

2.13  Rédemption juive et rédemption chrétienne

Le judaïsme, avons-nous dit, reconnaît, lui aussi, un Verbe ( Tiphéret, Logos) ; il l'appelle, par surcroît, la Loi, Torah ; il croit à son incarnation dans le Malkhout, la Torah schébealpé, la tradition ; et ce Verbe ou Torah, descendu parmi nous, le maître, le conseiller, le guide de nos pensées, de nos sentiments, de nos actions, a pour mission d'effacer peu à peu les stigmates de l'ancien esclavage, de réparer le péché du premier homme. Mais comment s'opère dans l'hébraïsme la rédemption ? Elle s'opère en faisant de l'homme lui-même, de sa conscience, de son âme, de sa volonté, le premier, le principal, j'allais dire l'unique instrument de sa réhabilitation, en l'appelant à ouvrir son esprit et son cœur aux enseignements, aux exhortations, à la lumière et à la chaleur qui émanent de la parole divine, afin que tout l'homme intérieur se transforme, que sa force se réveille, que ses facultés s'épanouissent, et qu'il travaille lui-même, lui seul, sous l'œil et sous la main de Dieu, à son propre salut. En un mot, la rédemption dans l'hébraïsme est tout intérieure, parce que son Verbe est tout intérieur aussi. Sans l'homme, sans sa transformation, sans cette assimilation de la parole divine, de ce pain qui pénètre en ses entrailles, sans cette CÈNE perpétuelle où le Verbe incarné alimente sans fin la table du judaïsme, que serait ce Verbe lui-même ? Rien qu'un hôte, hôte divin, sans doute, mais qui ne pourrait, faute d'hospitalité, apporter dans nos foyers intimes ces trésors de bénédiction dont il est le dépositaire. On ne peut donc méconnaître ce que la doctrine juive, ce que son Verbe incarné, sa Rédemption ont d'éminemment favorable à la dignité de l'homme qu'ils rehaussent, à son activité morale qu'ils sollicitent, à sa transformation intérieure, seule sérieuse parce qu'elle est son propre ouvrage, à ses facultés, à ses vertus qu'ils appellent à l'œuvre, à sa véritable justification, fruit d'un travail lent, intérieur, subjectif, moral, qui ne laisse pas un coin dans l'esprit, dans la conscience, où la lumière divine n'ait refoulé les puissances des ténèbres. En est-il ainsi dans le christianisme ? Son Verbe, sa Rédemption, son action sur l'âme humaine, - impossible de le nier, - sont tout extérieurs, tout objectifs ; ils opèrent en dehors de l'homme sans que l'homme y prenne aucune part, sauf un acte de foi à la vertu, à l'efficacité du sacrifice de Jésus selon quelques-uns, ou tout au plus, selon d'autres, un acte de foi générale à Jésus, à sa mission, à ses commandements, à ses promesses. Toujours est-il que les mérites qui justifient, qui procurent la grâce, sont les mérites d'autrui, les mérites de Jésus ; toujours l'homme ne les conquiert-il pas à la sueur de son front, mais ils lui sont imputés ; toujours restera cette grande différence entre le christianisme et le judaïsme que la Rédemption de ce dernier est tout intérieure, que la Passion, la Condamnation, la Mort, le Jardin des Oliviers, le Prétoir et le Golgotha y sont des faits intérieurs, ayant tous pour théâtre l'esprit et le cœur de l'homme, où le Verbe s'immole perpétuellement, au bénéfice de l'humanité, sur l'autel que l'homme lui élève.

On le voit, les bases sur lesquelles s'appuie la morale chrétienne, loin d'offrir cette solidité que la beauté de l'édifice semblait nous promettre, sont au contraire fertiles en dangers, qu'une logique inflexible a dû signaler dans cette morale.




Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)

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