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Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 7

CHARITÉ UNIVERSELLE



7.1  Qualités de la charité universelle de l'hébraïsme. - Elles manquent dans la charité chrétienne

Si le christianisme a tout sacrifié à la charité universelle, est-il parvenu du moins à nous en fournir cet incomparable idéal qu'on lui attribue ? A-t-il surpassé ce que l'hébraïsme enseignait en fait de charité universelle tout en conservant leur place, leur droit, à la patrie et à la société ? Nous osons dire que le christianisme, malgré l'énorme sacrifice qu'il s'est imposé, malgré la concentration de ses efforts sur un seul point : l'amour des hommes (à condition toutefois que ces hommes soient chrétiens, comme nous le verrons bientôt), n'est pas parvenu à nous offrir de la charité universelle une idée plus noble, plus grande que celle que nous avait léguée l'hébraïsme.

Et encore on ne hasarderait pas trop en disant que l'hébraïsme, par la consécration des droits de la patrie et de la société, a rendu, s'il est possible, la charité plus tendre, plus active, plus humaine ; en un mot, si nous osons le dire, plus charitable. Le christianisme ne voit dans l'homme que l'homme, ou même tout au plus le chrétien. Mais l'hébraïsme, que n'y voit-il pas ! Il y voit l'homme son frère, créé comme lui à l'image de Dieu ; il y voit l'adorateur du même Dieu sans toutefois que le mosaïsme lui soit imposé ; il y voit un père, un frère, un fils, enfin le membre d'une famille, surtout le citoyen d'une patrie, d'une nation ; et comme le Juif lui-même reconnaît une patrie, comme il est, lui aussi, citoyen d'une nation, il connaît les douleurs, les angoisses, les joies, l'orgueil, les vertus, l'héroïsme politiques et civils ; il sait apprécier toutes les vertus, compatir à toutes les douleurs, partager toutes les joies, secourir toutes les infortunes, aimer enfin, dans l'homme, l'homme et le citoyen tout à la fois. En un mot, l'hébraïsme offre un nouveau côté, un nouveau point de contact entre les hommes ; il double, il triple la charité universelle, en doublant, en triplant les rapports, et au lieu de cette plate uniformité, de cette sèche abstraction : l'homme, que le christianisme nous appelle à aimer, l'hébraïsme offre à ses adeptes quelque chose de plus réel, de plus vivant, de plus ressemblant, à nous-mêmes, à nos affections, à nos passions, à nos besoins, - un père, un citoyen, un patriote.

7.2  Unité d'origine. - Sa valeur et ses conséquences dans la doctrine des Pharisiens.

Ne considérons néanmoins dans l'homme que ce caractère exclusif. L'idée que nous en donne l'hébraïsme a-t-elle rien à envier à la doctrine morale du christianisme ? Il y a un fait qu'il suffit de rappeler pour qu'on en sente aussitôt l'importance, un fait que d'éminents écrivains on déjà mis en relief ; c'est l'UNITE D'ORIGINE. S'il est une doctrine qui forme la base et la condition nécessaire de la charité universelle, une doctrine sans laquelle tous les efforts des philosophes ne parviendront jamais à pénétrer le cœur des hommes de cet amour tendre, compatissant, que l'on ne connaît qu'entre frères, avec laquelle, au contraire, il soit impossible d'échapper à la conséquence qui en découle nécessairement, naturellement, c'est-à-dire l'obligation d'aimer ceux qu'on proclame frères, les fils d'un même père ; s'il est une doctrine qui appartienne en propre à l'hébraïsme, qu'il ait enseignée le premier au monde, dont la gloire ne soit partagée par aucune religion, aucun peuple, aucune tradition, c'est, sans contredit, la doctrine dont nous parlons : l'unité d'origine. Les conséquences grandes, nobles, infinies qui en découlent, chacun les aperçoit. Qu'il nous soit permis cependant de rappeler que la tradition israélite, bien des siècles avant qu'on parlât de liberté et d'égalité, a eu soin de relever ce que cette grande doctrine a d'éminemment favorable aux deux principes en question, la liberté et l'égalité entre les hommes. « Pourquoi, disent dans le Talmud ces Pharisiens si méconnus, pourquoi l'homme a-t-il été créé unique ? C'est d'abord afin que personne ne puisse dire à un autre : Mon père est plus grand que le tien. C'est ensuite afin qu'un peuple ou une famille ne puisse imposer sa domination à un autre peuple, à une autre famille ». Hélas ! Combien ne voit-on pas de ces tyranniques dominations dans le monde ! Que serait-ce, si chaque peuple, chaque race était issue d'un homme ou d'un couple différent ? Mais cet homme unique, que sera-t-il ? Que seront ses enfants, tous formés à sa ressemblance ? Grande pensée, qui sera à jamais le titre le plus glorieux de l'humanité, le mobile le plus puissant pour en réaliser toute l'étendue, toute la signification, et que la Genèse seule contient entre tous les livres dont les hommes puissent s'enorgueillir.

7.3  L'homme créé à l'image de Dieu ; conséquences de cette doctrine.

L'homme a été créé à l'image de Dieu, il est le roi de la création, tout doit lui obéir, afin qu'il puisse tout ennoblir, tout spiritualiser, et frappant tout à son coin, imprimer partout la trace de cette image divine qu'il porte en lui-même. Est-ce là une amplification de notre part, ou bien n'est-ce que le sens le plus rigoureux du texte mosaïque ? - Il faut bien dire que ces inimitables doctrines sont comme le soleil, comme le ciel, comme toutes les merveilles de la création, qui, à force de nous entourer, de frapper sans cesse nos sens et notre intelligence, finissent par nous devenir tellement familières que nous ne les sentons presque plus ; car ces expressions augustes qui appartiennent à l'hébraïsme seraient certes de nature à exciter éternellement en nous la plus vive et la plus profonde admiration.

Il y a pourtant deux considérations importantes qui ne peuvent qu'accroître la valeur de ces doctrines. C'est d'abord l'époque, le milieu où elles furent énoncées ; c'est ensuite le peuple à qui elles s'adressaient, et le but qu'on se proposait en les enseignant. Il faut bien que la vérité elle-même ait inspiré le législateur des Hébreux, si, au milieu de peuples pour qui tout homme vivant à deux pas de leurs frontières était un ennemi, un barbare, il n'hésita pas à proclamer une doctrine qui était la plus complète, la plus absolue négation de ce particularisme dans lequel chaque nation se tenait renfermée. Mais ce peuple lui-même qu'était-il ? C'est ici que le côté humanitaire de l'existence d'Israël va paraître dans tout son jour. Nous comprendrions assez bien que Moïse eût transmis ses grandes idées sur l'unité, de notre origine, sur la grandeur de l'homme, sur la sublimité de ses destinées, à quelque disciple éprouvé, à une école, à une académie, ou mieux encore à des hommes qui n'auraient eu pour mission que de faire prévaloir cette doctrine dans un monde qui la méconnaissait. Or, ce peuple juif qu'il allait former était-il quelque chose de tout cela ? N'allait-il pas devenir un peuple à son tour, compter, lui aussi, entre les nations de l'Orient, avoir une existence, des intérêts, des droits, à défendre contre les empiétements incessants de ses voisins ? N'avait-il pas à traverser bien des siècles encore, avant qu'il lui fût possible de pratiquer les grands principes que lui enseignait Moïse, de soupçonner même, les belles conséquences qui y sont renfermées ? Inutile de le nier : cette fraternité universelle, cette unité d'origine placée en tête de la Genèse, n'a point de rapport visible avec l'avenir prochain qui attend l'hébraïsme, elle semble un vague souvenir du Paradis, persistant au milieu du sanglant conflit de tant d'égoïsmes nationaux ; ou, pour parler avec plus de précision, elle paraît évidemment comme une pierre d'attente à laquelle tout le côté non politique, le côté religieux et moral du mosaïsme, tient comme à un de ses plus grands principes.

7.4  Unité d'avenir. - Moïse et Sophonie

Mais il y a une autre unité que l'hébraïsme apprit plus tard aux hommes, c'est l'unité d'avenir. Elle forme l'accomplissement, le terme corrélatif et nécessaire, le but suprême où cette unité d'origine devra un jour aboutir. Au début de l'histoire, l'unité de Moïse, l'unité du passé ; à son terme, l'unité de Sophonie, l'unité de l'avenir. La première, c'est l'unité naturelle, principe et fondement de l'autre ; la seconde, c'est l'unité morale, libre, volontaire, l'unité d'amour, l'unité de foi, l'unité de vues, conséquence à la fois et couronnement suprême de la première unité. Moïse est le révélateur de la première, il est le prophète de l'homme un ; Sophonie l'est de l'humanité une, de l'Adam collectif, et c'est lui qui le révèle au monde, ou pour mieux dire qui en donne la plus juste formule d'après l'esprit de Moïse, en disant : A cette époque, je changerai les lèvres des peuples en des lèvres pures, afin qu'ils invoquent tous le nom de l'Éternel, qu'ils le servent d'un même esprit (Soph. II, 9).

7.5  Histoire des premiers âges

Cette idée que les Juifs devaient se former de l'homme, de son origine, de la fraternité entre tous les fils d'Adam, est-elle confirmée par l'histoire des premiers âges que Moïse leur raconte ?

D'abord il serait injuste de nier qu'entre toutes les anciennes religions, la seule qui se soit occupée de donner aux hommes, non seulement l'histoire de leur origine, mais celle aussi des premiers âges, des communs patriarches, des centres communs, des premières divisions et ramifications, qui ait donné à chaque peuple une place dans ce grand arbre généalogique de l'humanité, c'est sans contredit l'hébraïsme. Et non seulement il a posé ainsi la première pierre du vaste édifice ethnologique que notre siècle a tant développé, mais il a dévoilé surtout, par ce soin particulier, son grand côté moral et humanitaire, et les destinées futures de ce livre devenu universel.

7.6  Caractère humanitaire des prophéties.

Mais le Dieu que Moïse nous annonce, n'est-il pas le Dieu de tous les hommes ? Sa justice et sa providence ne s'exercent-elles pas sur tous indistinctement ? N'intervient-il pas à tout moment dans l'histoire mosaïque, vengeant le fratricide, submergeant dans le déluge une génération corrompue, donnant à Noé des lois, des prescriptions qui, loin de s'adresser à ce peuple que Moïse va former, sont l'apanage de l'humanité tout entière ? N'est-ce pas « avec toute sa postérité » que Dieu déclare à Noé établir son alliance ? (Genèse, IX, 9). Le Dieu d'Abraham est-il un fétiche, un dieu local, national, à l'instar des autres dieux ? N'est-il pas, au contraire, le Dieu du ciel et de la terre ? (Ibid., XIV, 22). Ne se fait-il pas, lui le grand patriarche, son prédicateur et son apÔtre ? N'offre-t-il pas, lui le père de ce peuple à qui Moïse le raconte, des hommages, des tributs, la dîme, la dette sacerdotale, à un païen, à un Gentil, à un Melchizédek roi de Salem et pontife du Très-Haut, et ne reçoit-il pas en retour sa bénédiction ? Ne le voit-on pas prier jusqu'à l'importunité ce Dieu qu'on annonce aux Juifs, pour qu'il daigne pardonner à ces peuplades impies qui ont mérité sa colère, et qui n'ont avec la famille d'Abraham aucune espèce d'affinité ? Dieu lui-même ne le prévient-il pas de ses intentions sur ces pervers (Ibid, XVIII, 17), parce qu'il n'est pas digne de Dieu, selon le grand mot des docteurs, de punir les enfants sans avertir leur père, c'est-à-dire Abraham, appelé, au dire des mêmes Pharisiens, le père de toutes les nations ? Est-ce qu'on ne met pas dans la bouche de Joseph des paroles qui révèlent une Providence toujours attentive à veiller sur le sort des nations ? « C'est Dieu, dit-il, qui a fait tourner vos actions au profit d'un grand peuple, afin de lui conserver le vie »[lb. L. 20. - Tout les peuples, pour Moïse, sont les enfants de Dieu, seulement Israël est son premier-né (Beni bechori)  ; phrase précieuse, qui nous donne l'idée d'une grande famille dont le père est au ciel, et dont les membres, répandus sur la terre, sont les peuples, différenciés pourtant par leur dignité. C'est ce que Jérémie, bien des siècles après, imitera en disant. « Comment, Ô Israël ! te constituerai-je entre mes autres enfants ? » c'est-à-dire les peuples païens, selon la remarque de Raschi (Jérémie, III, 19). L'Egypte n'est-elle pas appelée le peuple de Dieu, les Assyriens l'ouvrage de ses mains, et. ce qui complète le tableau, n'est-ce pas Israël qui est appelé avec eux l'héritage de l'Éternel (Isaïe, XIX, 0-5) ? Et, en général, ne sont-ce pas les prophètes d'Israël qui s'occupent du sort de tous les peuples, qui pré- disent soit leur bonne, soit leur mauvaise fortune, qui dans des pas- sages innombrables, tonnent contre les injustices, les invasions. les conquêtes, l'asservissement des peuples, et dont le cœur s'émeut jusqu'à la joie, jusqu'aux pleurs, jusqu'aux gémissements les plus tendres et les plus accentués, selon la remarque des Pharisiens ? Les prophètes d'Israël, disent-ils, ne sont pas comme ceux des Gentils. Balaam aurait voulu anéantir les Israélites, sans aucun tort de leur part ; mais les prophètes d'Israël gémissent sur les malheurs qui menacent les autres peuples. (Voy. Isaïe, chap. XV, vers. 5, et Raschi, ibid.) Le Dieu d'Israël se reconnaît lui-même sous ces noms, sous ces images, sous ces formes infinies, dont la superstition païenne a couvert comme d'un voile épais la vérité éternelle. De l'orient jusqu'au couchant, mon nom est grand parmi les nations : en tout lieu des parfums et des sacrifices, de pures offrandes, sont brûlés en mon honneur, car mon nom est grand parmi les Gentils, dit l'Éternel Tzebaoth. (Malach. I, vers. 11). 0 roi de tous les peuples s'écrie, Jérémie (chap. X, 7), qui ne te craindra pas ? Car à toi appartient l'empire, car tous les sages des nations, toutes leurs principautés confessent que nul n'est ton égal. Et les Pharisiens ne sont-ils pas admirables lorsque, entre deux persécutions, ils s'occupent d'établir quels sont les pays où le vrai Dieu est le mieux reconnu, c'est-à-dire, selon eux, de Tyr jusqu'à Carthage (Mitzor vead Karthagine ; Talm. Menachoth.) ; ou encore lorsqu'ils admettent dans le Zohar que les philosophes, les sages d'entre les nalions reconnaissent et adorent le vrai Dieu (Deamré bekhol chakmé haggoïm méèn kamokha) ? Nous renonçons à recueillir dans les Psaumes cette abondante moisson de justice universelle, de fraternité humaine, de promesses, d'espérances, qui embrassent tous les peuples et qui les convient à un avenir de paix, de religion et d'amour. Il suffit d'en parcourir quelques pages pour en être frappé.].

Et pourquoi ces peuples cananéens qui vont disparaître devant Israël soint-ils chassés de leur territoire ? C'est ici que se révèle le Dieu de Moïse, c'est-à-dire le Dieu juste, le Dieu de tous les hommes, ayant pour le Juif la même justice que pour le Cananéen ; doctrine alors inouïe, incompréhensible pour ces temps reculés, et que seul le judaïsme a fait comprendre au monde. Craignez, s'écrie Moïse, craignez de vous souiller des mêmes péchés, de la même corruption dont ces peuples que vous allez chasser se sont rendus coupables. Car ne vous y trompez point, ce n'est pas votre vertu, ce n'est pas votre droiture qui vous en donnent l'héritage, c'est leur iniquité, d'une part, et de l'autre le serment que Dieu a fait à vos pères. - Si vous les imitez, dit-il ailleurs, la terre vous vomira comme elle a vomi le peuple qui vous y a précédés (Deutér. IX, 5 ; Lévit. XVIII, 24 et s.).

7.7  Empreinte humanitaire dans les lois.

Parlerons-nous des lois ? Elles ne sauraient être plus charitables ; elles ne sauraient mieux allier l'existence nationale, la vie particulière d'Israël avec l'amour et la charité pour tous les hommes. N'est-ce rien que ces Gentils admis, comme le plus saint des Israélites, à offrir des sacrifices sur l'autel du Seigneur ? C'est bien à quoi Moïse invite Pharaon164, c'est bien ce que prévoient expressément les lois mosaïques165, exigeant la même perfection dans les animaux offerts par les païens que dans ceux des Israélites ; c'est ce que Salomon exprime en termes magnifiques, quand il supplie l'Éternel d'accueillir les prières du Gentil, de l'étranger (Nokhri) qui viendrait, l'adorer dans ce temple par lui érigé166.

Compterons-nous pour peu de chose ce séjour paisible, assuré au païen en Palestine, à la seule condition de ne pas adorer des idoles et conservant une pleine et entière liberté pour tout le reste ; liberté qui s'étend parfois jusqu'à l'idolûtrie, selon les Pharisiens, comme dans le cas de la femme captive, qui peut adorer publiquement ses dieux en Palestine ?167 Et c'est ce qui ressort évidemment du texte de Moïse (Levit. XXV, 35), où non seulement le séjour du païen est prévu, mais, par une sollicitude presque paternelle, prévoyant aussi le cas où sur cette terre étran- gère le pain viendrait à lui manquer, on exige d'Israël qu'il le soutienne (Velhe'zakta bo), qu'il voie en lui un gher, c'est-à-dire un prosélyte, ou même simplement un toschav, c'est-à-dire, de l'aveu même des Pharisiens, le païen, qui habite la Palestine à la seule condition de ne point adorer d'idoles ; et on l'appelle du tendre nom de ahikha, ton frère, quelque chose de mieux que le prochain ! Est-ce tout ? Non, le mosaïsme nous ménage encore des surprises. « Garde-toi d'exiger de lui des intérêts sous une forme quelconque ; mais crains Dieu, et fais en sorte que ton frère puisse vivre avec toi ». A peine avons-nous besoin de dire que si ce païen est esclave, son sort est réglé sur le même pied que celui des Juifs : dans l'année du Jubilé, il recouvre infailliblement sa liberté (ibid.). Mais ce qui paraîtra incroyable, c'est que ce même païen, ce profanateur du sabbat, ce transgresseur public, autorisé, breveté de toute la Loi puisse acheter un Israélite, le posséder comme esclave et avec des droits non moins garantis par la Loi que ceux de l'Israélite, toutefois jusqu'à l'année jubilaire seulement. Et ce qui surpasse toute vraisemblance, quoique parfaitement incontestable, c'est que la loi de Moïse règle des cas tels que ceux-ci, savoir : qu'un Israélite soit vendu à un idolâtre et en Palestine ; bien plus, à l'idole elle-même, à son temple, à son culte ; et que la tradition, c'est-à-dire les Pharisiens, non seulement n'aient rien à dire là-dessus, mais que ce soit surtout par leur autorité que le texte, un des plus obscurs, acquiert ce sens et autorise de tels marchés. C'est bien aux Pharisiens qu'on doit cette interprétation de Lév. XXV, 47 : (Mischpahat gher, zé hagoï), La famille du prosélyte, c'est l'idolâtre ; (o leéker), c'est l'IDOLE elle-même (Avoda zara atzma), pour la servir non par adoration ou latrie, mais en coupant du bois et en puisant de l'eau pour son service. (Voy. Sifra et Raschi, ibid.).

Nous ne disons pas tout ce qu'il y a de remarquable dans le détail de ces lois, les exhortations adressées à l'Israélite, esclave de l'idolâtre, de ne pas imiter son maître dans ses actions, de ne pas dire : Mon maître adore les images, je les adorerai aussi ; mon maître viole le sabbat, j'en ferai autant (voy. Raschi sur le texte ibid. XXVI, 1 : Lo taassou lakhem élilim). L'analyse et l'appréciation de toutes ces circonstances nous mèneraient beaucoup trop loin.

7.8  Justice et charité égales pour tous

Avons-nous besoin de mentionner encore ces lois tutélaires, si pleines d'amour et de charité pour l'étranger ? Elles sont dans toutes les bouches : Aimez l'étranger comme vous-mêmes (kamokha), car vous avez été étrangers dans le pays d'Egypte, car vous connaissez l'âme de l'étranger, ses douleurs et ses amertumes : phrase aussi sublime que significative, car elle nous empêche de voir dans cet étranger autre chose qu'un homme, différent de l'Israélite par sa religion, ses mœurs, son origine, précisément comme étaient les Israélites eux-mêmes vis-à-vis des Egyptiens. Ne point le tromper ni l'opprimer, ni retenir injustement le prix de son travail, comme notre frère à qui il est absolument assimilé, et assimilé, chose admirable ! par l'interprétation pharisaïque et par elle seulement (Lo taaschok sakhir ani veévion méahékha o miggèrekha, ascher beartsekha bischarékha, zé gher toschav haokhel nevéloth ; Raschi). Ne pas le livrer à son maître, fût-ce même un Israélite, s'il s'est échappé de chez lui en terre étrangère et cherche un asile au sein d'Israël : qu'il habite parmi nous, que sa liberté soit assurée, que nul Israélite n'ose l'affliger ni le tromper (Lo tônennou), - tout cela encore de l'aveu et par l'autorité des Pharisiens. L'étranger nécessiteux n'est-il pas mis au rangs des pauvres, des veuves, des orphelins d'Israël ? N'invoque-t-on pas, pour lui aussi, mieux que la charité, - le bénéfice d'un droit que la Loi a eu soin de leur conférer à tous : la dîme, l'angle des champs et les épis oubliés ?

Nous venons de voir non seulement dans quel esprit la loi de Moïse fut dictée, mais dans quel esprit l'ont interprétée les Pharisiens ; ces Pharisiens sans cesse en butte aux plus cruelles persécutions, à tous les raffinements d'une haine implacable, et qui cependant, d'un cœur impassible, d'un esprit serein et inébranlable, maintiennent tout ce que la loi de Moïse a de visiblement humanitaire, y découvrent des côtés nouveaux, mettent en relief de nouveaux apercus où la charité hébraïque - la fraternité humaine - se prononce d'une manière de plus en plus évidente.

7.9  Charité universelle des pharisiens. - Circonstances qui en rehaussent la valeur

Voyons à présent les Pharisiens seuls à l'œuvre, libres de tout lien d'interprétation, livrant dans l'intimité de l'enseignement leurs doctrines les plus indépendantes, dont la publication dans des livres, au milieu des Gentils, dans notre Europe moderne, ne pouvait nullement entrer dans leurs prévisions.

Eh bien ! ces Pharisiens au maintien hypocrite, aux vues étroites, aux ignobles aspirations, à l'esprit aride et formaliste, ces Pharisiens sans cœur, sans élan, sans génie, ne sont pas, nous allons le voir, les Pharisiens de l'histoire ; ce sont les Pharisiens de l'Évangile, ou plutôt, car c'est ce qu'il y a de mieux démontré, ce sont les Pseudo-Pharisiens, taxés d'hypocrisie par les Pharisiens véritables dans les plus anciens de leurs livres. Que Jésus, que le christianisme aient prêché une morale juste, libérale, généreuse ; que peu a peu le monde soit entré dans le plan de l'Évangile, qu'on ait enseigné la charité et l'amour universels, est-ce qu'il y a là rien de surprenant ? N'était-il pas porté naturellement, par son insuccès même au sein d'Israël, à abaisser toute barrière qui le séparait jusque-là du monde des Gentils, à substituer à cet Israël réfractaire, rebelle à la nouvelle foi, un Israël nouveau qu'on prévoyait, à bon droit, devoir trouver plus flexible ? Et surtout, est-ce que le christianisme subissait, comme les Pharisiens, les continuelles révoltes du sentiment national, qui dans le cœur des Pharisiens, si dévoués à la patrie, livrait une rude et continuelle bataille au sentiment de l'amour, de la charité pour tous les hommes ? Non ! Le chrétien, pour aimer le Grec, le Romain, le barbare, n'avait pas besoin de refouler au fond de son cœur les plus amers souvenirs des anciennes et des nouvelles injures ; il n'avait pas besoin de fermer les yeux sur la honte ou la servitude infligée à sa patrie, lui qui en trouvait une partout où il allait, à Jérusalem aussi bien qu'à Athènes ou à Rome. Une bonne pensée, une doctrine généreuse aura-t-elle donc le même prix, la même valeur dans la bouche du chrétien que dans celle du Juif ? Non, assurément. Si la critique historique a une justice, il faut absolument convenir que la charité hébraïque, toutes les fois qu'elle se dégage des mille obstacles, des mille sentiments qui en entravent l'expression, s'élève comme d'elle-même à ces hauteurs où les hommes apparaissent tous égaux. C'est que la doctrine elle-même est trop ancienne, trop enracinée dans les cœurs pour qu'on la désavoue, et que les hommes sont assez loyaux, assez généreux pour ne point l'essayer.

7.10  Le salut promis à tous les hommes

N'est-ce rien que les Pharisiens aient discuté sérieusement, aux temps de Caligula, de Tibère, de Néron, si le païen, tout en restant dans sa religion, peut se sauver pourvu qu'il confesse le Créateur et qu'il observe la morale ? N'est-ce rien, surtout, que la doctrine affirmative ait prévalu dans la Synagogue, si bien que tout Israélite est tenu aujourd'hui de croire que Socrate, que Platon, que Marc-Aurèle siégeront dans le paradis au même titre qu'Abraham, qu'Isaac ou que Moïse ? N'est-ce rien qu'ils aient placé (dans le Tanna debé Eliahou, chap. 15) le païen, l'idolâtre, au rang du prochain contre qui la fraude est sévèrement défendue ; qu'ils aient prohibé de par la Loi le vol fait au païen, au même titre que le vol fait au Juif (Maïmonide, Hilkhot Ghenéva, I, 1 ; Hilkhot Ghezéla, I, 2) ; qu'ils aient poussé le scrupule jusqu'à s'interdire envers l'idolâtre ces moyens inoffensifs de capter la bienveillance et l'estime des hommes, comme nous l'avons déjà relevé à propos de la véracité (Assour lighnov daat habiriot, afilou daat nokhri) ; qu'ils aient étendu la défense mosaïque de haïr l'Egyptien, à tous les peuples qui ont donné un asile à Israël tout en le persécutant, et cela en vertu de cette belle maxime : Ne jette point de pierre dans la citerne où tu as puisé ; qu'ils nous aient exhortés à secourir les pauvres, à visiter les malades, à ensevelir les morts des païens, - exemple suivi par les premiers chrétiens, qui, au dire de l'empereur Julien (écrivant à un pontife du paganisme), secouraient les pauvres païens en même temps que les leurs ? Qui nous aurait appris, si ce n'étaient les Pharisiens, que les soixante-dix taureaux qu'on sacrifiait durant les huit jours des Tabernacles n'étaient que des sacrifices de propitiation en faveur des soixante-dix nations qu'ils croyaient exister sur la terre ? Car, qu'on le sache bien, le texte mosaïque se tait là-dessus. Ce sont les Pharisiens, eux seuls, qui y ont découvert ce motif, eux qui ont appliqué à Israël ce mot des Psaumes : « En échange de mon amour, ils me persécutent, et moi je prie pour eux », en ajoutant : Ce sont les soixante-dix taureaux qu'on sacrifiait ces jours-là, afin que le monde ne fût pas privé d'un seul d'entre eux (Yalkout, éd. Venise, I, p.251 ; Voy. aussi Bamidbar rabba, sect. 21) ; qui ont dit, d'un accent incomparable : Oh ! si les peuples savaient combien la maison de Dieu leur est utile ! Ils l'auraient entourée de forteresses, afin qu'on n'y touchât point (Midrasch Rabba, Sections Emor et Pinchas) ; qui ailleurs, en comparant Israël à la colombe, nous frappent par cette idée que rien ne surpasse dans les Évangiles : « Tes yeux ressemblent aux yeux de la colombe » : de même que la colombe offre son cou à qui la tue, de même Israël ; de même que la colombe est offerte en expiation, de même Israël expie les péchés des autres peuples, car les soixante-dix taureaux qu'on offrait pendant les Tabernacles étaient tous sacrifiés en propitiation des Gentils (Midrasch Schir haschirim). Et quel magnifique langage, quel sentiment élevé de la dignité de l'homme, dans cette pensée : Qu'il est aimé de Dieu, l'homme qui a été créé à son image ! Quel grand amour ne lui a-t-il pas témoigné en le créant à son image !168

7.11  Grandeur des Gentils, égale à celle du pontife suprême

Et ne croyez pas que leur pensée n'aille pas au-delà de l'homme israélite : celui-ci a une dignité à part, celle de fils, que le Talmud relève immédiatement après. Et la perfection qu'on obtient par l'étude et par la pratique de la loi divine, n'est-elle promise qu'aux Juifs ? Erreur ! Voilà les préceptes dont la pratique procure la vie à l'homme, dit Moïse. Le texte, demandent les Pharisiens, dit-il que le prêtre, que le lévite, que l'Israélite vivra par la Loi ? Non ! il dit l'homme,., c'est-à-dire le GENTIL lui-même. Sans conversion au judaïsme, sans même s'occuper de la loi mosaïque, pourvu qu'il se livre à l'étude et à la pratique de la morale naturelle (beschéva mitzvoth did'hou), il pourra égaler en dignité le grand-pontife du judaïsme. On peut dire hardiment qu'ils n'oublient pas une seule occasion de mettre en relief ce que leur morale a d'universel et d'humanitaire per excellence, au risque même de compromettre l'élection d'Israël, ses droits ou ses préjugés nationaux. Pourrait- on exiger davantage de l'esprit le plus supérieur ? Ce n'est pas en vain que David laisse échapper cette parole : « Voilà la loi de l'homme, ô Éternel ! » (II Samuel, VII, 9). Les Pharisiens s'en emparent ; ils la forcent de déposer toutes les conséquences qu'elle renferme, et que peut-être son auteur lui-même n'y avait pas mises. Loi de l'homme ! s'écrient-ils, et non du prêtre, du lévite ou de l'Israélite. (Yalkout, I, 170, 3). - Isaïe dit (XXVI, 2) : Ouvrez les portes et que les hommes de bien (Goï tzaddik) y entrent, ceux qui maintiennent leur foi. Et les Pharisiens d'argumenter sur le mot goï et de l'interpréter à leur manière, en remarquant qu'il ne s'agit ici ni de prêtre, ni de lévite, ni d'Israël, mais seulement de l'homme, à quelque peuple, à quelque culte qu'il appartienne. - 0 justes, louez le Seigneur, s'écrie David (Ps. XXXIII, 1). Croyez-vous que les Pharisiens laisseront échapper cette belle occasion ? Tant s'en faut. Ils vous feront encore une fois remarquer que les tzaddikim qu'on appelle à chanter les louanges de l'Éternel ne sont ni sacrificateurs, ni lévites, ni Israélites, mais seulement des justes, rien que des justes, sans distinction d'origine ni de croyance. David dira ailleurs (Ibid. CXXV, 4) : Ô Éternel, comble de tes bienfaits les bons, les hommes au cœur droit ! Nouvelle occasion pour les Pharisiens de s'écrier triomphants : Les bons ! rien que les bons. Est-ce qu'on lit les fils d'Aaron ou les fils de Moïse ? Nullement ! Les hommes au cœur droit, d'une bonté inaltérable, voilà l'objet des amours de l'Éternel (Yalkout, ib.). Mais ce n'est pas tout. Le Tanna debé Eliahou franchit encore un pas : J'en atteste le ciel et la terre ! Homme ou femme, libre ou esclave, juif ou PAIEN, c'est seulement d'après les œuvres de l'homme que l'esprit saint descendra sur lui. Ils nous offrent pour modèle Aaron, nous invitant à aimer comme lui les hommes et à les rapprocher de la Loi. Les haïr, ce serait sortir de la vie (Aboth, chap. I et II, selon l'interprétation de Raschi et de Reschba). L'amour des hommes ne connaît point de restrictions, on doit aimer même les idolâtres. Et qui dit cela ? Les Kabbalistes (Veïéehav et col habiriot, afilou goyim ; voy. Schaaré Kedouscha, V).

Cet amour ne doit pas être stérile. Schammaï lui-même, le sévère Schammaï s'incline devant la grande vérité judaïque et enseigne : Fais de la Loi ton occupation, et accueille tous les hommes avec déférence (Aboth, chap. I.). Et selon R. Ismaël (chap. III), il faut les accueillir avec joie. Et quelle sollicitude pour l'honneur d'autrui ! « Que l'honneur de ton prochain te soit aussi cher que le tien ». (Ib. chap. II). « Ne méprise personne ». (Ibid. chap. IV). Deux des plus anciens docteurs, R. Mathia ben Harasch et R. Johanan, se faisaient gloire de n'avoir jamais attendu qu'un autre les saluât, fût-ce même un idolâtre (afillou lenokhri baschouk). Et ailleurs : Qui est vraiment honorable ? - Celui qui honore les créatures (Ibid. chap. IV). Quant à ses biens : Que le bien de ton semblable te soit aussi cher que le tien. Si tu trouves le bœuf ou l'âne de ton ennemi égarées, tu les lui ramèneras, dit Moïse. Qui est cet ennemi ? dit la Mekhilta. Fût-ce même, répond R. Yoschia, un idolâtre, un païen, tu es obligé de les lui ramener. Si la loi politique permet l'usure envers les Gentils, la loi morale, par l'organe des Pharisiens, l'interdit même à leur égard ; et l'un d'eux, témoin sans doute, sinon victime des cruautés païennes, après avoir assisté dans le cirque au massacre de ses frères, entrait au Bet hamidrasch et enseignait : Kaspo lo natan benéschekh, afilou beribbit nokhri (Talmud, Makkot, p. 24).

7.12  Ennemi politique

Est-ce à dire, cependant, que l'hébraïsme ne connaisse pas d'ennemi et qu'il n'ait jamais éprouvé ce que c'est que la haine ? Non ! la vérité nous oblige à le dire, et nous n'en rougissons pas pour lui. La vérité, on ne doit pas la sacrifier, disent les Pharisiens, même sur l'autel du Seigneur, témoin la liberté, la hardiesse de langage dont le prophétisme nous offre des exemples si mémorables, et qui ne prouvent, ajoutent-ils, qu'une seule chose : c'est que Dieu hait avant tout l'hypocrisie. Oui, le Juif a un ennemi, ou pour mieux dire il en avait un ; c'est l'ennemi politique. Le Juif qui avait une patrie, dont l'amour surpassait infiniment chez lui tout autre amour, était l'ennemi naturel de tous ceux qui conspiraient à sa perte, à sa honte, à sa servitude. Pour ceux-là point de trêve, point de paix, point de pardon, tant que le danger subsistait. Pour eux ces cris d'un cœur déchiré, ces mesures d'exception, ces lois martiales, ces arrêts terribles qui, soit dans la loi de Moïse, soit dans les écrits des Rabbins, n'attestent qu'une seule chose : le danger ; ne visent qu'à un seul but : le salut public ; ne s'autorisent que d'un seul droit : le droit de la défense. Droit non seulement légitime, mais sacré, obligatoire, et qui devient le plus impérieux des devoirs lorsqu'il s'agit de la patrie. Libre au christianisme, qui ne connaît point de nationalité ni de patrie, qui trouve des citoyens partout où il y a des fidèles, une patrie partout où il y a une Église, libre à lui de disputer à la nation sainte, au royaume sacerdotal, le droit d'exister, les conséquences de ce droit ; de crier au scandale toutes les fois que la conservation d'Israël exige une restriction, une limitation à cette charité qui ne connaît point de bornes, qui est, le but final de cette conservation elle-même : Israël, la tête haute, le cœur serein, ne rougira jamais de son caractère politique, national, de cette marque que Dieu lui-même imprima sur son front, de cette investiture qu'il tient des mains du Dieu des chrétiens, des droits qui en découlent, de l'exercice même de ces droits. Il ne rougira jamais, d'avouer que s'il a eu des ennemis tant qu'il avait une patrie, c'étaient seulement des ennemis politiques. Est-ce que le christianisme, lui, ne connaît pas d'ennemis ? C'est ici que se déroule une des plus déplorables conséquences de l'absence dans le christianisme du côté politique, du mépris de cette distinction, que l'hébraïsme a toujours eu soin d'établir, entre la religion et la politique. Nous disions naguère que, sur ce trône laissé vide, le christianisme s'était assis lui-même, qu'il y avait porté son caractère, sa nature, ses aspirations toutes religieuses ; que, pour n'avoir point fait une place à la politique dans son système, il se trouva condamné à la remplir lui-même, au risque d'opérer ce mélange si funeste de spirituel et de temporel, de foi et de loi, de charité et de justice, de conscience et de police, de for intérieur et de for extérieur, de remords et de gendarmes, d'enfer et d'échafauds, dont l'histoire de l'Église offre, hélas ! le douloureux spectacle. Eh bien ! Nous touchons à une des suites les plus graves de cette confusion de deux choses de nature si différente. Le christianisme, qui n'a point voulu d'ennemi politique, a dû pourtant en avoir un, dès qu'il s'est trouvé engagé dans le monde ; et ce fut l'ennemi religieux.

7.13  Le christianisme a inventé l'ennemi religieux

Oui, l'ennemi religieux est une création toute chrétienne, inconnue à l'hébraïsme, impossible même dès qu'on admet que le salut éternel n'est pas l'apanage exclusif de la loi de Moïse. Comment haïrais-je l'homme qui, bien que par une voie différente, arrivera, de l'aveu de ma croyance elle-même, au même but auquel je tends ? Aussi cette charité qui ne s'arrête pour le Juif qu'en présence de l'ennemi politique, doit se taire, s'effacer pour le chrétien dès qu'il a affaire à l'ennemi religieux. Et qu'on ne dise pas que ce soient là des abus, des altérations postérieures. L'Évangile est là pour attester que le génie du christianisme ne se dément pas dès les temps les plus reculés. Jésus, qui a bien su prier pour ses ennemis personnels, qui veut que le Juif aime le Samaritain, c'est-à-dire que le Polonais aime le Cosaque, que l'Italien adore le soldat de l'Autriche169, Jésus n'a point d'amour ni de prière pour qui n'est pas de son Église. Je ne prie pas, dit-il, pour le monde, mais pour ceux que tu m'as donnés (Jean, XVII, 9). Qui n'est pas avec moi est contre moi, dit-il ailleurs. L'arbre qui ne porte pas de fruit, ajoute-t-il encore, sera coupé et jeté dans le feu de la Géhenne. Mais où trouver des couleurs plus sombres, des accents plus terribles que ceux qu'il emploie pour prédire la fin des ennemis du christianisme ? L'Église n'avait pas encore des soldats et des bourreaux à sa disposition ; c'est pourquoi elle s'en remet à Dieu, mais de quel style ! C'est une chose juste que Dieu rende l'affliction à ceux qui vous affligent, et qu'il vous donne du relâche lorsque le Seigneur Jésus sera révélé du ciel... avec des flammes de feu exerçant la vengeance contre ceux qui ne connaissent point Dieu, et qui n'obéissent point à l'Évangile. C'est en ce sens exclusif, c'est parce qu'il ne fait point de quartier à l'ennemi religieux, c'est parce qu'il n'y a point de milieu entre obéir à Jésus et être son ennemi, qu'il dit lui-même : Croyez-vous que je sois venu mettre la paix dans le monde ? Non, je suis venu y mettre la guerre. Quiconque n'abandonne pas son père, sa mère, ses frères, pour me suivre, n'est pas digne de moi. Est-ce que Jésus ne se proposait que ce but exécrable, comme l'ont pensé les détracteurs du christianisme ? Veut-il simplement dire que, par suite de la division des esprits à l'endroit de sa doctrine, ces effets s'ensuivraient inévitablement ? Ni l'un ni l'autre, quoiqu'il y ait du vrai dans cette dernière opinion. Il veut dire seulement que sa doctrine étant exclusive, sa foi intolérante, n'y ayant pas de milieu entre chrétiens ou damnés, entre partisans ou ennemis, dès que les uns se déclaraient pour lui, ils devaient regarder tous les autres comme des ennemis religieux, dans lesquels il n'y a qu'une seule chose à aimer : L'AME et sa future conversion ; et pour atteindre ce but, ne pas regarder de trop près aux moyens propres à y conduire.

Veut-on voir un exemple de cette différence entre le judaïsme et le christianisme dans la manière d'envisager leurs rapports avec les autres religions ? Le paganisme reprochait à la fois à l'un et à l'autre d'être les ennemis du genre humain. Comment vont-ils accueillir ces accusations ? D'un côté Tertullien, de l'autre les docteurs du Midrasch, vont tenir chacun un langage qui nous frappera autant par sa singularité que par sa dissemblance. Tertullien, quoique sous le coup des proscriptions, des carnages sans cesse renouvelés, n'hésite pas à s'emparer de ce mot et à le rétorquer contre ses adversaires. Il dit : Oui, nous sommes vos ennemis religieux. Les docteurs, eux, ne voient que l'inimitié, que la haine que le paganisme leur voue ; quant à la leur, ils ne la voient point, parce qu' ils ne l'éprouvent pas. Seulement, comme ces accusations partaient du centre romain, comme c'était Rome, sa cour, ses savants, ses historiens qui s'en étaient faits les organes ; les docteurs, à qui n'échappait pas ce joug tyrannique, cette domination intolérable que Rome faisait peser sur le monde, cette terrible moisson de haines comprimées et de révoltes latentes qu'elle recueillait partout, les docteurs ont soin, dans un remarquable sarcasme, de mettre Rome aussi de partie : Oui, disent-ils, tout le monde hait Esaü, tout le monde hait Jacob170. Et cette haine, sentent-ils la mériter ? Ils ne peuvent même s'en rendre compte. Ils cherchent en vain ce qu'a fait Israël pour mériter l'opprobre et la haine des Gentils ; ils ne soupçonnent même pas que la différence de foi en soit le motif, tant ils sont loin de la conception de l'ennemi religieux. Quel tendre, quel pathétique langage dans ce morceau du Midrasch : Ils m'ont haï, dit David, d'une injuste haine. Si Esaü (Rome) hait Jacob, c'est qu'il lui a pris le droit d'aînesse ; mais aux barbares qu'a-t-il fait ? (Labarbarim mé assa). Aux Philistins qu'a-t-il fait ? Aux Arabes qu'a-t-il fait ? N'est-ce pas bien ce que David a dit : Ils m'ont haï d'une injuste haine ?171 Voilà tout le génie de l'hébraïsme. Il ne hait pas ; aussi est-il étonné, déconcerté, qu'on puisse le haïr, et il se demande tout surpris, non : Qu'est-ce que je crois ? - Cette demande ne lui vient pas même à l'esprit, - mais seulement : Qu'est-ce que j'ai FAIT ? C'est-à-dire vous ne pouvez me haïr qu'à cause de mes œuvres, et voyez, je suis innocent. Voilà le cri qui résume toutes les larmes du judaïsme durant des siècles. Dès la naissance du christianisme les Pharisiens le lui ont mis dans la bouche ; et à ceux qui le persécutent pour ses croyances, il demande encore, avec une constance et une ingénuité qui ne se démentent pas : « Dites-moi ce que j'ai fait ! »




Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)

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