page d'accueil, sommaire, chapitre précédent 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 suivant

Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)




Chapitre 5

HUMILITÉ



5.1  Humilité. - Abraham et Moïse. - La Bible.

Si la morale chrétienne se vante d'avoir enseigné aux hommes la charité, elle ne s'arroge pas moins l'honneur de leur avoir appris la vertu de l'humilité. Elle devrait pourtant se souvenir que les deux plus grands génies de l'hébraïsme, le père religieux et le père politique de l'ancien Israël, ne se distinguent que par leur humilité proverbiale : Abraham se ravale jusqu'à la terre qu'on foule aux pieds, jusqu'à la cendre qu'on dédaigne (Genèse, XVIII, 27) ; Moïse, comme l'Ecriture le constate avec un soin très remarquable, est le plus humble de tous les hommes qui soient sur la terre : phrase bien accentuée, révélant dans l'homme de Dieu un côté qu'on n'a pas encore assez apprécié, et qui l'entoure, lui le premier, de cette auréole de bonté et de douceur que nous étions habitués à n'attribuer qu'au fils de Marie. Loin de là, celui-ci est plutôt une âme ardente, une trempe de fer ; il possède par excellence la volonté, la force, l'énergie qu'on donne en partage au législateur des Hébreux. Il nous serait trop facile d'avoir gain de cause, si l'on comparait l'hébraïsme et le christianisme sur le terrain de l'humilité. Nous pourrions avoir recours à la Bible, et qui ne sait combien elle fourmille de passages où les humbles, les débonnaires, les pauvres d'esprit, sont placés à une hauteur qui laisse bien loin derrière elle tout ce que les Évangiles ont de plus sublime en ce genre ? Mais, nous l'avons déjà dit : d'un côté la Bible a été déjà tant mise à contribution par de savants écrivains israélites, on s'y est si bien campé et retranché ; d'un autre côté le christianisme, quand il ne prétendait pas absolument au rôle de novateur, a si hautement proclamé sa mission de réformateur, de restaurateur de la morale biblique défigurée par les Pharisiens, qu'il est temps enfin que leur procès soit vidé une bonne fois à un tribunal autre que celui de l'Église, au tribunal de la libre critique.

5.2  Les pauvres d'esprit

Quand Jésus fit entendre du haut de la montagne ces paroles célèbres : Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. Bienheureux les débonnaires, car ils hériteront la terre51 ; quand il dit ailleurs52 : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, etc. ; quand ces paroles et autres semblables furent prononcées, était-ce quelque chose de nouveau pour la Palestine, quelque chose dont l'écho ne retentît chaque jour dans ses temples, dans ses académies, dans ses réunions ! - Un mot d'abord sur la véritable exégèse des fragments qui précèdent. Nul doute que par pauvres d'esprit, on n'entende ici les humbles, car c'est par une qualification toute semblable qu'on les distingue dans le style des rabbins, celle de nemokhé rouah (humbles d'esprit), dont la traduction littérale a enfanté notre « pauvres d'esprit » : trace, entre mille autres, de l'original rabbinico-araméen des Évangiles. Mais c'est sur la promesse qui termine les deux versets que nous tenons à appeler l'attention du lecteur.

5.3  Le Royaume et la Terre qui seront leur héritage. - Sens kabbalistique, nécessaire pour comprendre les mystères de la Loi.

Dans l'un, le royaume des cieux est à eux ; dans l'autre, ils hériteront la terre. Remarquons d'abord que le second n'est qu'un verset détaché des Psaumes : Vaanavim yireschou aretz53. Mais y a-t-il au fond synonymie ? Ce « royaume des cieux » du verset 3 et cette « terre » du verset 5, seraient-ils une seule et même chose ? Je le crois très probable, surtout si l'on se rappelle le sens que nous n'avons cessé de donner au « royaume des cieux » de l'Évangile : celui du malkhout, de la dernière émanation des kabbalistes, leur royaume des cieux. Or, par deux côtés différents elle semble se confondre et s'identifier avec l'objet de la promesse de Jésus : d'abord parce qu'elle affecte, de préférence à tout autre nom, celui de terre, synonyme du royaume, comme il l'est chez Jésus ; ensuite parce que cette terre, précisément comme dans les Évangiles, est promise par les kabbalistes aux humbles, aux débonnaires. Et l'on n'a qu'à jeter les yeux sur le Zohar54, - où un verset presque identique des Psaumes : Tzadikim yireschou aretz, est interprété de cette même manière, où aretz, terre, est dit expressément synonyme de royaume, - pour se convaincre à la fois, et du sens que nous donnons ici au royaume évangélique, et de la synonymie que nous proposons entre le Royaume du verset 3 et la Terre du verset 5. D'ailleurs, n'est-ce pas la doctrine la plus commune, la plus accréditée chez les kabbalistes ? N'est-ce pas la Schekhina qui est appelée anava (humilité)55, et qui explique l'humilité caractéristique de Jésus, cette autre incarnation, cet autre malkhout ? N'est-ce pas d'elle que vient l'inspiration ?56. N'est-ce pas à cause de leur humilité naturelle que les pauvres sont appelés le temple ou le char de la Schekhina, du Royaume ?57 N'est-ce pas en propres termes que la Zohar d'abord58, et ensuite les Ticounim59, appellent le Royaume humilité ? Voilà, sans doute, des passages d'une haute importance dans la présente question et qui semblent confirmer toutes nos précédentes conjectures.

5.4  Grandeur des humbles.

Mais cette idée elle-même, abstraction faite de toute interprétation kabbalistique, est-elle inouïe dans l'hébraïsme pharisaïque ? Cette prédilection pour les humbles, surtout en ce qui touche à la science, à la foi, à la sainteté, cette particulière aptitude des humbles à devenir des vases d'élection, est-elle inconnue aux Pharisiens ? Bien loin de là, il n'y a rien qui revienne plus fréquemment sur leurs lèvres. « C'est près des humbles que Dieu fait reposer sa Schekhina60 » : Ani marbitz schechinati etzlo. Quel est le vrai sage ? dit un ancien docteur ; celui qui accepte des leçons de tout le monde61. « Elle n'est pas dans le ciel, la science de Dieu », dit Moïse ; c'est-à-dire, ajoutent les docteurs, tu ne la trouveras pas dans ceux qui élèvent leur orgueil jusqu'au ciel62. Où la trouvera-t-on au contraire ? Chez les humbles d'esprit, semblable à l'eau qui roule des lieux hauts pour s'arrêter aux plus bas63. Ou ne rougit pas, disent-ils ailleurs, de demander même à des inférieurs un peu d'eau pour se désaltérer ; de même le grand ne doit point rougir de demander au plus petit l'intelligence de la Loi64. Juda le Saint n'en a-t-il pas donné le plus éclatant exemple ? N'a-t-il pas, en humble disciple, appris ses propres doctrines, par lui oubliées, de la bouche d'un vil artisan ?65 Aussi, quelle doctrine a prévalu en définitive, en Israël, des deux doctrines rivales de Hillel et de Schammaï ? C'est bien celle du premier, et à cause de son humilité, comme le proclama ouvertement la « fille de la voix »66. C'est bien lui qu'on a proposé pour modèle en disant : Que l'homme soit toujours humble comme Hillel et non intolérant comme Schammaï (Shabbat, II). Mais ce qui importe surtout pour notre sujet, c'est que, toujours et partout, on a fait de l'humilité la condition suprême, indispensable, pour l'étude des formidables mystères de la Mercaba, c'est-à-dire, selon nous, des doctrines qui furent la source de celles de Jésus. Depuis l'époque la plus reculée du Talmud jusqu'aux kabbalistes du moyen âge, tous, d'une voix unanime, ont exigé des adeptes, par-dessus toute chose, une parfaite humilité.

Nous touchons maintenant à la « grandeur des humbles », de ceux qui sont à présent les derniers et qui deviendront les premiers67, qui s'humilient à présent et qui seront élevés68. N'est-ce pas l'écho des plus anciennes maximes des Rabbins ?... « Qu'est-ce que l'homme doit faire pour être aimé des hommes ? demande Alexandre le Grand aux docteurs du Midi (selon nous les Esséniens). Qu'il haïsse l'empire et l'autorité, répondent les docteurs. - Non, dit Alexandre, ma maxime est meilleure que la vôtre : qu'il aime l'empire et la domination, afin de pouvoir faire du bien aux hommes » (Talmud, Tamid, à la fin). Hillel l'Ancien, qui précéda de longtemps le christianisme, n'avait-il pas un mot favori que la tradition a conservé ? « Ma bassesse sera mon élévation, et mon élévation sera ma bassesse69 » (hashpalati hagbahati, hagbahati hashpalati). N'est-ce pas lui qui a dit : « Celui qui s'enorgueillit périra ?70 » N'est-ce pas à son maître Abtalion qu'appartient cette parole : « Fuyez les grandeurs ?71 » N'est-ce pas un des plus anciens docteurs qui a dit : « Sois humble d'esprit jusqu'à l'excès, car le dernier espoir de l'homme, ce sont les vers de son tombeau ?72 » Ne sont-ce pas leurs disciples qui ont dit73 : « Sois obscur... Quiconque s'humilie sera élevé, et quiconque s'élève sera humilié74. Quiconque s'avilit ici-bas à cause de la Loi, sera glorifié dans la vie future75. Quiconque se fait petit en ce monde pour la Loi, sera grand dans le monde à venir76 ». A celui qui racontait avoir vu en songe le monde renversé, c'est-à-dire les hauts en bas et les bas en haut, ne répondent-ils pas : « Non ! tu as vu le monde véritable77 ». Et enfin, n'ont-ils pas résumé le principe sous cette forme concise : « Qui est grand est petit, et qui est petit est grand78 ». Aussi, quelles promesses magnifiques leur sont faites  ! Quels précieux privilèges les attendent  ! Ils jouiront de l'Esprit saint, comme l'enseigne l'antique Baraïta de R. Pinchas ben Jaïr, où l'humilité tient le premier rang entre toutes les vertus religieuses. « Le monde à venir, répondent les docteurs de Palestine à ceux de Babylone, est à ceux qui plient les genoux, aux humbles, aux courbés, qui méditent incessamment sans en tirer vanité79 ». Leurs péchés seront pardonnés à ceux qui se considèrent comme des fétus, comme un vil rebut80. Si la crainte de Dieu est la couronne des sages, elle n'est que la chaussure des humbles81 ; leur prière sera exaucée, parce qu'ils ne s'estiment que comme une chair misérable82 ». Et enfin : « Dieu lui-même sera leur couronne83 ». A-t-on jamais rien entendu de plus fort dans la bouche de Jésus ou des apôtres ?

5.5  L'autorité.

Ici s'offre à nous une considération bien intéressante et touchant, par plus d'un point, au sujet qui nous occupe. Quelle idée les Évangiles nous donnent-ils de l'autorité souveraine ? Sans doute, au milieu du paganisme, qui ne reconnaissait, au moins en pratique, que le droit de la force, qui adorait sur le trône la force divinisée, pour qui la souveraineté n'était qu'un privilège conféré par la naissance, par l'habileté ou par la fortune, l'Évangile proclama le premier cette grande, cette féconde idée, que l'autorité souveraine n'est qu'une charge, qu'un ministère, qu'une servitude. On sent, dans l'Évangile, le nouveau droit s'attaquer corps à corps à l'ancien, et le repousser jusqu'en ses derniers retranchements. « Vous savez, dit Jésus à ses disciples, que les chefs des nations les maîtrisent, et que leurs grands usent d'autorité sur elles. Il n'en sera pas ainsi parmi vous ; mais quiconque voudra être le plus grand parmi vous sera votre serviteur, et quiconque d'entre vous voudra être le premier sera le serviteur de tous84 ». Droit qui, tout en restant longtemps à l'état de théorie, ne laissa pas de tempérer parfois, du haut de la chaire chrétienne, la rigueur du despotisme, à qui l'indifférence, l'apathie du christianisme pour la vie sociale, avait permis de sévir sur les trônes de l'Europe. Est-ce que le roi fut jamais autre chose que le premier sujet de la loi, l'imperator dans le sens de l'ancienne république romaine ? Est-ce que la royauté fut autre chose, selon la grande définition des docteurs, qu'une servitude ?85 Est-ce que David lui-même, cet élu de Dieu, ne fut pas ravalé, en toute matière légale, au rang d'un simple citoyen, dès que l'adhésion populaire lui fit défaut, dès que toutes les sympathies se prononcèrent en faveur d'Absalon ?86 N'est-il pas vrai que toutes les grandeurs humaines ne sont conférées, selon les docteurs, qu'au bénéfice d'Israël ? (Talmud, Berakhot, p. 32, etc.) kloum hichpaeti lakhem guedoula ela bichvil Israël.

5.6  Exemple de Jésus.

Mais Jésus, dira-t-on, y ajoute la force de l'exemple : « Car, s'écrie-t-il, même le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi, mais pour servir87 ». Et étant à table avec ses, disciples : « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert88 ». - Or, c'est encore là du pur pharisaïsme ; car, là aussi, Dieu (dont Jésus prend ici le caractère) est présenté sous les formes les plus humbles, rendant de sa personne à Israël, dans le désert, tous les services que leur père Abraham avait rendus aux anges dans la vallée de Mamré ; et ce n'est pas le seul exemple d'une reproduction, dans les rapports de Jésus avec ses disciples, des traits les plus remarquables de l'ancienne histoire des Juifs, comme nous pourrions le démontrer en détail si c'en était ici la place.

5.7  Résignation aux injures.

Rien ne touche de plus près à la vertu de l'humilité que celle de supporter l'injure, et rien non plus ne semble mieux appartenir à la morale des Évangiles. Est-ce qu'il en est le premier inventeur ? Est-ce qu'il n'avait pas trouvé dans l'hébraïsme des maximes toutes faites, qui ont un caractère évidemment supérieur, et même une date bien plus ancienne que la morale évangélique ? Le fameux précepte d'offrir l'autre joue à qui nous frappe au visage, avait été dès longtemps suggéré à Jérémie par les souffrances de sa patrie, et la critique l'a déjà relevé. Est-il moins précieux le précepte de Salomon ? Que ton cœur, dit-il, soit insensible aux paroles qu'on pourrait prononcer contre toi ; même si tu entendais ton esclave te maudire89. Nous ne multiplierons pas les citations de la Bible : ce sont les Pharisiens qui sont en cause, ce sont eux qu'on accuse d'infériorité vis-à-vis de Jésus, c'est donc à eux que nous devons demander compte de leur morale. Le monde, disent-ils, n'existe que par le mérite de ceux qui ferment leur bouche au moment des disputes90 ; et pour tout résumer dans une magnifique sentence : Ceux qui subissent l'injure sans la rendre, ceux qui s'entendent dénigrer et ne ripostent point, qui n'ont pour mobile que l'amour, qui accueillent avec joie les maux de la vie, c'est pour eux qu'il est écrit dans les prophètes : Les amis de Dieu brilleront comme le soleil dans toute sa force. (Talmud, Shabbat. p. 88 etc.)

5.8  Autres béatitudes

Qu'il nous soit permis d'examiner ici brièvement quelques autres des « Béatitudes » de ce même chapitre, et qui ont avec la vertu dont il s'agit plus d'un trait d'affinité. Bienheureux ceux qui pleurent, dit Jésus, car ils seront consolés. Le pharisaïsme aussi avait dit : Quiconque pleure pour Jérusalent méritera de participer à sa joie future91. Les pleurs d'une âme affligée pénètrent sans obstacle jusqu'au trône de Dieu92. Ils sont l'auxiliaire le plus efficace, la condition la plus nécessaire de toute prière93. Et ce qui est à remarquer, c'est que le chef avoué de l'école kabbalistique, R. Siméon ben Jochaï, est lui-même l'auteur de cette maxime : Qu'il n'est pas permis à l'homme de rire à pleine bouche en ce monde (Berakhot, 31.). Jésus poursuit94 : Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Et les Pharisiens à leur tour : Quiconque fait miséricorde, Dieu usera de miséricorde envers lui95 ; ou encore, d'une manière plus générale : Selon la mesure que vous emploierez il vous sera mesuré96, et sous cette même forme nous recontrerons bientôt la même pensée dans les Évangiles. Nous lisons aussi : « Bienheureux ceux qui procurent la paix, car ils seront appelés enfants de Dieu97, » et cette vertu est mise par les Pharisiens au nombre de celles dont on reçoit la récompense dans cette vie et dans l'autre98 ; elle fut le trait distinctif d'Aaron, qui procurait la paix entre les frères ; elle est la vertu que Hillel l'Ancien recommandait en disant : Sois un disciple d'Aaron, aimant la paix et la recherchant partout, aimant les hommes et les rapprochant de la Loi99.

5.9  Les persécutés.

Ce n'est pas tout encore : Bienheureux, ajoute Jésus, ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. - Veux-tu savoir, disent les Pharisiens, jusqu'à quel point Dieu chérit les persécutés ? Vois les animaux qu'il choisit pour être offerts sur son autel. En est-il de plus persécutés que le brebis, le pigeon, la tourterelle ? Or, ce sont eux justement que Dieu préfère à tous les animaux.

Mais, il serait injuste de le taire, la morale pharisaïque non seulement rivalise avec celle des Évangiles, mais elle la surpasse au besoin. Jésus proclame : Bienheureux ceux qui sont persécutés pour la justice, c'est-à-dire sans doute ceux qu'on persécute à tort, contre toute justice. Que sera-ce, si le persécuté est coupable ? Nul ne le sait. Quant aux Pharisiens, leur miséricorde n'a point de bornes ; leur charité est d'une nuance si délicate, d'une tendresse si exquise, que le malheur leur fait tout oublier - Dieu, disent-ils avec Salomon, se range de côté du persécuté. Est-ce seulement, ajoutent-ils, si les persécuteurs et les persécutés sont également justes ou impies ? Est-ce seulement si le persécuteur est un impie et le persécuté un juste ? Non, le persécuteur fût-il un juste et le persécuté un impie, un pécheur, Dieu se range toujours du côté du dernier100.

Une morale qui atteint à de telles hauteurs n'a pas de rivales à craindre. Semblable à Moïse, qui luttait, selon les docteurs, avec les anges, elle touche de la main le trône de Dieu même101.

5.10  L'orgueil

S'il y a un vice opposé à l'humanité, c'est l'orgueil et la colère. L'Évangile, bien que condamnant implicitement l'un et l'autre par ses exhortations à l'humilité et à la mansuétude, est bien loin d'atteindre à la force et à la véhémence des imprécations, des menaces, des anathèmes dont les Pharisiens les foudroient sans relâche. Et l'on dira encore que ceux dont Jésus se plaisait à dénoncer l'orgueil, la vanité démesurée, étaient les saints docteurs d'Israël ! Voyez-vous l'orgueilleux ? disent-ils ; il mérite d'être déraciné comme les bosquets des idoles102. Sa poussière ne se réveillera pas au jour de la résurrection ; quand même il aurait réconcilié le ciel et la terre avec Dieu, comme fit Abraham, il ne pourra échapper aux peines de l'enfer103. Qu'il soit à vos yeux comme un idolâtre104, comme un athée105, comme un incestueux106. La shekhina gémit sur lui107, elle dit : Il est impossible que moi et lui nous cœxistions dans le monde108.

Quant à l'horreur qu'inspirait, en fait, l'orgueil aux Pharisiens, nous pourrions en rapporter des exemples à l'infini. Un seul suffira, je l'espère, pour montrer quelle espèce d'orgueil était celui que les Évangiles reprochent aux Pharisiens. Rabban Siméon, fils de Gamliel, et Rabbi Ismaël, le grand pontife, étaient conduits au martyre. Rabban Siméon se mit à pleurer. « Siméon, mon frère, pourquoi pleures-tu ? lui demanda son collègue ; encore deux pas et tu seras au ciel, à côté de tes pères. Comment ne pleurerais-je pas, répondit l'autre, lorsque je partage le sort des idolâtres, des incestueux, des homicides et des profanateurs du sabbat ? N'est-il jamais arrivé, reprit Rabbi Ismaël, qu'une personne soit venue te consulter pour quelque cas de conscience et que tes domestiques, te voyant à table ou au lit, l'aient renvoyée ? - Non, répartit l'autre, ils avaient ordre de ne repousser personne, quelle que fût l'heure ou la circonstance. Mais Dieu est juste : une fois j'étais assis à mon tribunal et les parties étaient debout, attendant mon jugement. J'ai prouvé alors ce que c'est que l'orgueil, et Dieu m'en punit aujourd'hui. »

5.11  La colère

Et l'homme irascible, est-il mieux partagé ? Déjà, avant Jésus, la Bible l'avait condamné ; les plus anciens docteurs avaient dit : « Ne sois pas enclin à la colère »109. Bientôt on renchérit sur les anciennes maximes : « Quiconque, nous dit-on, se livre à la colère, ne respecte point la Shekhina elle-même110. L'homme colère, s'il est prophète, son inspiration l'abandonne ; s'il est docteur, il oublie sa doctrine111. » Qui le croirait ? Les Pharisiens, tout soumis qu'ils étaient à l'autorité des prophètes, n'ont pas hésité à écrire ces mots : « Pourquoi Elie a-t-il été sitôt ravi à la terre ? Parce qu'il s'emporta et parce qu'il fit tuer les prophètes de Baal. C'est alors que Dieu le ravit du monde, en lui disant : ce n'est pas d'hommes tels que toi que la terre a besoin112. » Jésus ne condamne que la colère sans cause (Matthieu,V, vers. 22) ; les Pharisiens la condamnent même légitime.

5.12  Serpent et colombe

Il y a un mot dans les Évangiles qui a sa place naturelle à côté de la vertu dont il s'agit en ce chapitre. C'est Jésus qui, envoyant les douze disciples prêcher l'Évangile parmi les Juifs, les avertit en disant. Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes. Cette idée, qui ne manque pas de grandeur, cette forme, qui ne manque pas de finesse, ne fût-ce que comme antithèse, appartient-elle exclusivement à Jésus, aux Évangiles ? Les Pharisiens en trouvent les éléments dans la Bible. D'un côté, ils voient Israël assimilé aux plus intrépides, aux plus farouches des carnassiers, au lion, au loup et surtout au serpent ; de l'autre, c'est sous l'image de la colombe que Dieu aime à se représenter son Église. D'où vient cette contradiction ? Ah ! disent les docteurs,... Israël est fort comme le lion, prudent comme le serpent, mais il a aussi la simplicité de la colombe : fort et prudent avec les loups au milieu desquels il est envoyé, pour tenir tête à la force, pour démasquer, éventer toutes les ruses ; mais simple comme la colombe, qui offre son cou à la mort, Israël va joyeux au martyre pour son Dieu et pour sa foi.113

5.13  L'enfant

Un autre symbole que Jésus offre en exemple à ses disciples, symbole favori et pour lequel il montre une tendresse particulière, c'est l'enfant. David avait dit, il y avait bien des siècles - « Ô Éternel, je n'ai pas marché dans la voie des grandeurs, ni aspiré aux choses trop élevées ; mais j'ai considéré mon âme comme un enfant entre les bras de sa mère114.» Les docteurs firent plus encore ; ils placèrent la figure de l'enfant dans la sainte Mercaba, à côté des rois de la création. Ils enseignèrent que le monde n'a pas de meilleur soutien que la pure haleine des enfants115 ; ils disent de cette haleine, en comparaison de celle des plus saints Pharisiens : « Il y a bien loin de l'haleine qui sent le péché, (celle des Pharisiens), à celle (des enfants) qui ne sent pas le péché116 ; » ils nous montrent Dieu comme un tendre père se réjouissant de leurs études enfantines, de leurs premiers bégaiements dans sa sainte loi (Pérek guiddoul banim) ; ils en firent les esprits les plus perçants dans les choses célestes, ils leur assignèrent la priorité dans les révélations de la mer Rouge et du Sinaï, où, disent-ils, l'enfant assis sur les genoux de sa mère leva le premier la tête, reconnut l'Éternel et prononça ces mots du Cantique : « Voici mon Dieu (Zé Eli). » « Veux-tu voir combien les enfants sont aimés de Dieu ? Quand Jérusalem périt par les armes des Babyloniens, les représentants de tout Israël, qui y séjournaient à cause des sacrifices, se débandèrent, mais la Shekhina y demeura encore. Le Sanhédrin dissous, la Shekhina resta encore dans ses murs. Mais, quand les enfants furent emmenés prisonniers, alors la Shekhina les accompagna, car il est écrit : « Ses enfants ont marché captifs devant l'ennemi ; alors est sortie de Sion toute sa gloire(Ib. Lament. 1, 5-6). » Et pour tout dire en un mot, les docteurs ont rédigé pour la Synagogue des prières où, à côté des mérites d'Abraham, d'Isaac, de Jacob, on invoque ceux de l'innocente enfance. Mais ce qui est à la fois un type et une explication de la prédilection de Jésus pour les enfants, c'est cette remarquable assertion du Zohar. « Que les petits enfants morts en bas âge sont instruits dans le Paradis par le Messie lui-même. »

5.14  Véracité

Une autre vertu approchante, c'est la véracité, que Jésus semble recommander en condamnant la duplicité et l'hypocrisie. Serait-ce une vertu inconnue aux Pharisiens ? La vérité ! Voilà, avec la justice et la paix, un des trois soutiens de la société, s'écrie un très ancien docteur117. Le sceau de Dieu c'est VÉRITÉ118 ; mot sublime qui nous élève jusqu'à Platon. Qui est-ce qui ne verra pas la face de Dieu ? Ce sont les hypocrites d'abord, puis les menteurs119. Voyez plutôt Rab Safra. On lui marchandait un objet qui lui appartenait ; on lui en offrait sans cesse un plus haut prix, car le docteur, étant en prière, ne s'interrompait pas pour répondre. Quand il eut fini, il dit à l'acheteur : « Mon ami, prenez-le pour telle somme (inférieure), car c'est à ce prix que j'avais résolu de le vendre. » Voilà, disent les docteurs, celui pour qui David a dit : « 0 Eterne], qui sera digne d'habiter dans tes tentes, sur ta sainte montagne ?... celui qui dit la vérité en son cœur !120. » Serait-ce une vertu moins nécessaire aux Pharisiens ! Ecoutez plutôt : « Que l'homme (répète chaque jour l'Israélite, d'après un très ancien texte) soit toujours soumis à Dieu, en secret comme en public. » Le docteur chez qui le dedans n'est pas semblable au dehors, ne mérite point le nom de docteur121. Il est digne d'être jeté aux chiens122. Qu'il se garde de tout mensonge, même de dire à un enfant : « Je te donnerai telle chose, » s'il n'a pas l'intention de la lui donner, car il mentirait et il enseignerait à l'enfant à mentir123. En veut-on davantage ? Il n'y a pas jusqu'à l'image par laquelle Jésus exprime l'hypocrisie des pseudo-Pharisiens, l'image des sépulcres blanchis, qui ne se trouve dans le plus ancien pharisaïsme, et, qui plus est, appliqué comme Jésus l'applique, aux faux Pharisiens. Gamliel (peut-être le précepteur même de Paul), ayant interdit l'entrée de l'académie à tout Pharisien qui ne fût bien connu pour sa sincérité, qui n'eût, comme dit le texte rabbinique, le dedans semblable au dehors, se reprochait sa rigueur en disant : « Hélas ! peut-être ai-je privé de la parole de Dieu quelque noble esprit dans la foule ». Pour calmer ses scrupules, on lui fit voir en songe des tonneaux blanchis pleins de cendre, et une voix lui dit : « Voilà les Pharisiens que tu as repoussés. » (Berakhot, p. 28.)

5.15  Abnégation

L'amour de la vérité nous conduira-t-il jusqu'à l' abnégation ? C'est une des vertus qui sont les plus recommandées dans les Évangiles. Celui, nous dit-on, qui aime son âme, la perdra, mais celui qui la hait la conservera dans la vie éternelle124 ; et Paul aux Romains125 : Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si vous mortifiez par l'esprit les désirs de la chair, vous vivrez. Est-il possible que l'un et l'autre aient ignoré une tradition qui avait cours en Judée depuis Alexandre ? Le fils de Philippe ne dédaigna pas de poser quelques question aux docteurs du Midi (très probablement les Esséniens) ; entre autres celles-ci : Que doit faire l'homme pour vivre ? Qu'il meure ! Que doit-il faire pour mourir ? Qu'il vive ! répondirent-ils126. Où trouverez-vous la Loi ? Dans celui qui ne craint pas de s'exposer pour l'amour d'elle au plus complet dénûment127, qui n'hésite pas à passer pour ignorant128, qui lui sacrifie sa vie elle-même129. « Il faut, dit Jésus, braver toute espèce de souffrance pour être digne de me suivre. Quiconque ne prend pas sa croix et ne me suit pas, n'est pas digne de moi130. » C'est du pharisaïsme, évidemment, qu'il apprit ce langage, tout en remplaçant la Loi, la vérité, la justice, Dieu, - seuls dignes selon les Docteurs qu'on leur immole toute chose, - par sa personnalité, par le moi de Jésus. Il n'est pas jusqu'à l'idée de la croix, de porter sa croix, que ses maîtres les Pharisiens n'aient exprimée avant lui. Qu'est-ce pour eux qu'Isaac, portant lui-même le bois de son bûcher ? C'est l'homme qui porte sa croix : Keadam schétœn tzeloubo al ketéfo (Yalkout, section Vaïéra). Y a-t-il au monde rien de plus beau, de plus cher, de plus sacré que la patrie (Erez Israël), que la Loi (Thora), que le ciel (0lam Habba) ? Eh bien ! On ne peut mériter ni patrie, ni Loi ni félicité du ciel, sans douleur, sans souffrance, sans abnégation131. Et quel est le docteur qui a attaché son nom à cette grande vérité ! Rabbi Siméon ben Johaï, c'est-à-dire l'homme dont les doctrines ont inspiré tout le christianisme, sa dogmatique aussi bien que sa morale. Et quel vivant commentaire de cette loi d'abnégation que l'histoire du judaïsme ! Dieu fait du bien jusqu'à mille générations, à ceux qui l'aiment, dit Moïse. Qui l'aime, ajoute la Mekhilta, mieux qu'Israël, qui lui donna mille fois sa vie ? - Pourquoi te mène-t-on à l'échafaud ? Parce que j'ai circoncis mon enfant. Pourquoi t'attache-t- on à la croix ? Parce que j'ai exécuté les préceptes divins. Pourquoi es-tu flagellé ? Parce que j'ai pris en main le loulab132.

5.16  Pauvreté volontaire

La morale chrétienne a beau augmenter ses exigences, comme pour mettre au défi la morale ancienne d'Israël, elle la trouve toujours au-delà. Au riche qui demande à le suivre : « Va, dit Jésus, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. Il est plus difficile à un riche d'entrer dans le royaume des cieux, qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille. » Nous n'examinons pas les effets de cette condamnation des richesses sur la vie sociale. On sait que, quand le Christianisme ne vit pas luire aussitôt qu'il l'attendait l'ère résurrectionnelle, quand bon gré mal gré il se trouva engagé dans la vie présente avec ses besoins, ses exigences, son avenir, il eut soin de distinguer le conseil du précepte et fit de la pauvreté volontaire un simple conseil. Si nous examinions à présent ce côté de la question, ce serait ici le lieu de remarquer que l'arrêt si absolu de Jésus contre les riches et les richesses, que la pratique constante, générale, de la primitive Église de vendre chacun son bien et de le déposer au pied des apôtres133, que l'exemple terrible d'Ananie et de Saphire134, sont de nature à écarter toute espèce de distinction. S'il est un fait dont nous soyons profondément convaincus, c'est que, comme Jésus prétendait faire des doctrines les plus hautes, les plus exceptionnelles, les plus réservées des Pharisiens le patrimoine universel, de même il prétendait imposer aux hommes ces vertus d'exception, ces actes héroïques, cette morale d'ascètes, cet absolu détachement de soi-même dont les plus grands des Pharisiens donnèrent souvent l'exemple ; en un mot, octroyer à la foule païenne la théologie et la morale des Mystiques, et emprisonner le monde dans un cloître essénien au risque de l'y étouffer.

Mais enfin, ces exemples existent. Inutile de dire que les Rékabites, dès le temps de Jérémie, s'imposèrent, d'après le commandement du prophète, le renoncement à toute propriété individuelle ; que les Esséniens, dont les rapports avec les Rékabites ne sont pas si invraisemblables qu'on le pense, les imitèrent sur ce point comme sur d'autres encore. Mais comment passer sous silence les exemples que nous en fournit l'histoire des Pharisiens ? Monobaze, roi d'Adiabène, élevé dans le pharisaïsme sans descendre du trône, apprit sans doute à cette école à faire l'aumône en roi ; il ouvrit, dans des années de disette, les trésors royaux à tous ses sujets, et les observations des courtisans ne servirent qu'à leur attirer cette réponse si belle, si grande, sur laquelle nous reviendrons bientôt en parlant de la charité. Pourrait-on, sans injustice, supprimer des noms aussi anciens que vénérables ? Est-ce des Évangiles que le très ancien docteur Eléazar de Bartotha avait appris à donner tous ses biens aux pauvres, à tel point que les collecteurs des aumônes le fuyaient soigneusement afin de ne pas le priver du peu qu'il gagnait au jour le jour ? Est-ce que Hillel, qui vécut si longtemps avant Jésus, apprit de lui à distinguer les hommes en quatre classes, selon l'amour qu'ils portent aux richesses, et à mettre celui qui dit : « Mon bien est à toi comme le tien » au rang de Hasid, nom, à notre avis, caractéristique des Esséniens ? Est-ce que R. Isbab, qui donna son sang pour sa patrie et qui renonça à tous ses biens en faveur des pauvres, appartenait au christianisme ? Etait-il chrétien ce Rabbi Johanan qui, se promenant avec ses disciples entre Tibériade et Sipporis, leur montrait du doigt tantôt un champ de blé, tantôt des oliviers, tantôt une vigne, en disant : J'ai tout vendu pour me consacrer à l'étude de la Loi ? Hiya bar Abba, un des disciples, se mit à pleurer. Pourquoi pleures-tu ? lui demanda Rabbi Johanan. - Je pleure parce que tu n'as rien gardé pour ta vieillesse. Le maître, en riant, reprit : Hiya, mon fils, ne trouves-tu donc pas mon marché lucratif ? J'ai donné, des choses qui furent formées en six jours, en échange d'autres qui ont exigé quarante jours et autant de nuits. Le texte ajoute : Quand Rabbi Johanan eut expiré, ses contemporains lui appliquèrent ce verset du Cantique : L'homme donne tout son bien pour l'amour... Rabbi Johanan a donné tout le sien pour la Loi.

Ne seraient-ce là que de rares exemples ? Ce que nous avons dit ailleurs des Esséniens nous empêche de le croire. Mais la contagion morale qui avait envahi la multitude juive, le renoncement à toute richesse, la pauvreté volontaire, ce communisme de l'amour, atteignit, ce semble, un si haut degré dans la Palestine qu'une loi devint nécessaire. Le sens pratique, la sociabilité, la modération de l'esprit judaïque, ne tardèrent pas à mettre la loi, ce Génie vénéré des Juifs, entre la générosité et le dénûment. Et cette loi tutélaire naquit à Ouscha, où les docteurs assemblés pour mettre une barrière à cette dissolution, en parcelles infécondes, de la richesse publique, statuèrent qu'il n'était loisible à personne de donner de son patrimoine aux pauvres plus que le CINQUIEME ; chiffre énorme et qui n'atteste que trop toute la force, toutes les exigences de cet esprit public auquel les docteurs n'osaient pas concéder moins d'un cinquième, tant était irrésistible l'élan de la charité en Israël !




Morale juive et Morale Chrétienne - Elie Benamozegh (1822-1900)

page d'accueil, sommaire, chapitre précédent 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 suivant



File translated from TEX by TTH, version 2.64.
On 5 Apr 2000, 18:14.